Note conclusive

La « crise du style, crise du sujet », se déploie en tant que premier paradigme salutaire, point de bascule où les écritures francophones d'Afrique s'installent, progressivement, dans une scénographie postmoderne. Cette dernière est déclinée en trois phases. D'abord, la poétique de la violence, telle qu'elle est mobilisée dans les œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, et au-delà, dans le roman africain francophone, oppose au réalisme littéraire qui dominait jusque-là dans la représentation, un réinvestissement et un dépassement narratifs. Ceux-ci, par l'intermédiaire d’un hypertexte parodique et d'un jeu de réécriture, s'affranchissent, au niveau de la rhétorique et de la stratégie narrative, des règles, des techniques et autres fonctionnements narratifs basés sur la priorité absolue accordée à l'observation, à la neutralité et à l'objectivité. Ensuite, cette quête d'une scénographie postmoderne de la poétique de violence s'élabore de façon esthétique. Notamment en ce qu'elle annonce une mise en scène à rebours, relative à l'érection de la discontinuité en tant qu'un principe esthétique actif. Principe esthétique, par ailleurs, secondé par, principalement, la textualisation de la typographie sous forme de collage et/ou de greffe, le renouvellement de la syntaxe selon une « procédure de disjonction » et la disqualification progressive de la narration homodiégétique. Enfin, le choix d'une scénographie postmoderne est définitivement scellé dès lors que cette dernière rend compte de l'émergence d'une expérience de la réception de l'écriture de violence. La spécificité et la radicalité de cette dernière s'inscrivent dans une perspective davantage interactive que mimétique, moins intelligible que sensible. Aussi le lecteur, désormais, fait-il partie intégrante de la narration par le truchement, notamment, de la mise en fiction du pronom « nous ». Les caractéristiques évolutives du langage de ce pronom répondent, au besoin, à celles formulées dans une langue théâtralisée et/ou poétisée.

Le deuxième paradigme salutaire trouve exemple, dans le traitement littéraire de la maladie. De ce que la « crise du corps, crise de l'être » propose en tant que modèle narratif nouveau et alternatif. Elle met en place, d'abord, une esthétique qui, fondamentalement, s'articule autour de la réflexivité littéraire de la crise au sens maladif et médical. Cette dynamique réflexive transforme le contexte de la maladie, c'est-à-dire les symptômes, l'évolution et les stigmates, en « cotexte » 1008 et signes narratifs. Ils rendent compte des dysfonctionnements physiques et psychiques, de la fulgurance et de la violence des douleurs. C'est là une approche esthétique qui, en simulant la souffrance et la tourmente, textualise à partir de la crise, la maladie. Elle s’y prend en transposant ces dernières dans la syntaxe. Elle sollicite la fragmentation du récit en tant qu'elle procède d'une déliquescence. Elle fait de la terminologie médicale, volontairement surchargée, le lieu d’une boulimie sémantique. La ponctuation anarchique et la répétition anaphorique, rythmées selon une pratique quasi psychotique, rivalisent, à l'excès, avec l'insuffisance énonciative rendue par une propension à la phrase longue, à propositions multiples et selon des procédés de gradation. Cependant que la tentation de la phrase substantivée et des ruptures syntaxiques, relatives à l'anacoluthe, accélère la cadense infernale de l’écriture de la maladie. De sorte à en rendre toutes les manifestations. Aussi l'écriture de la maladie, paradoxalement, renvoie, ici, moins à une crise de l'écriture romanesque qu'à une démonstration de sa santé poétique et narrative. Ensuite, la fiction francophone africaine de la maladie revendique le moule d'une « forme-sens ». Elle s'y appuie, assumant ainsi une alternative par rapport à d'autres types d'écritures romanesques de la maladie. Celles qui, invariablement, ne se soucient que de témoigner, à défaut de s’inscrire dans une formalisation neutre. Aussi évolue-t-elle sous le régime de « l'idéosème », rempart contre l'absolutisme des schémas et autres structures narratifs empreints de formalisme. Sous ce régime, l’écriture postmoderne de la maladie singularise et réanime le parcours des signifiants. Cependant que reste ouverte l'œuvre d'élargissement et de renouvellement des signifiés. Finalement, l' « indécidabilité » de la « forme-sens », c'est-à-dire la tension narrative incrite entre ces deux termes, est ce par quoi les aspects incertains,relevés dans la structuration du récit de la maladie, traduisent, dans la syntaxe, l'incertitude et les angoisses que charrie son champ sémantique. Ce par quoi Le principe d'incertitude apparaît dans la Condition postmoderne du roman africain francophone. Enfin, c'est aussi bien dans le texte ducorps que dans le corps du texte que se sont logés les moyens et les manières d'exprimer le scandale que constitue la souffrance de la maladie. Cette expressivité, dans les romans respectifs de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, s'élabore dans un « dire oblique ». Celui-ci, outre qu'il les « resémantise » 1009, ouvre à une textualisation des sceaux du secret, des marques du silence et des signes de la rumeur. Aussi ces derniers, dans l'économie d'une fiction francophone et africaine de la maladie, s'inscrivent-ils dans un langage romanesque qui s'apparente au « pharmakon ».

Le troisième et dernier paradigme salutaire convoque le fantastique, étant donné que ce dernier procède toujours d'une littérature de « temps de crise », qu'il réactualise à l'aune d'une acception postmoderne. Celle-ci s'érige, d'abord, en tant que dispositif narratif qui en combinant un « phénomène de bibliothèque » avec un modèle « architextuel », confédère, dans la diégèse, des sources et des influences disparates. L'effervescence et la tension diégétiques qui en procèdent, deviennent le lieu où, par le recourt à la technique littéraire de la mise en abîme, le jeu de réflexivité se transforme en enjeu de réflexion. Ensemble, toutes les deux, proposent, pour penser et pour dépasser la crise, une narration spéculaire. Celle-ci, au-delà d’un échaffaudage esthétique, porte en vérité sur le sens ou la perte du sens de la littérature. Ensuite, ce questionnement évolue et pointe du doigt un sujet qui n'a de cesse de tarauder les littératures francophones d'Afrique : l'identité. Cette dernière s’appréhende selon une stratégie narrative dans laquelle la défiguration et l’hybridation des structures actantielles excèdent les règles de la description et de la mise en scène romanesques. S’y adjoint un espace-temps in fabula, cristallisant un dire allégorique et des modes de simulacre, afin de dépasser un réel tragique. C’est de cette manière que les romans respectifs de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi déclinent une « identité narrative ». Celle qui considère la diégèse, essentiellement, en tant que dépositaire référentiel du roman. Enfin, en procédant suivant le concept d'« historicité littéraire », le fantastique postmoderne africain et francophone aborde, autrement que par la voie/voix des métérécits, la problématique de la représentation de l'Histoire. En d’autres termes, il rejette, entre autres, la fixation sur des dates, des lieux et/ou des chiffres et le manichéisme exacerbé par sinon une certaine radicalité, du moins par une affirmation idéologique certaine. Il tourne le dos, également, à une mythologie des figures héroïques. En conséquence, le modèle du roman historique est abandonné. Émerge, pour le remplacer, une narration davantage soutenue de « l'espace maternel », mode typique de relation du « roman familial ». Sa spécificité réside en ce qu'elle promeut la figure féminine à partir d'une stratégie énonciative, disséminée sous forme de micros récits de l'intime. In fine, le fantastique postmoderne dit, littéralement, la condition historiquement « subalterne » 1010 de la figure féminine. En même temps, il instaure une renarrativation qui redit, littérairement, que l'histoire individuelle de cette dernière procède du rapport que Walter Benjamin établit entre l'œuvre littéraire et l'Histoire :

‘Il ne suffit pas de dire comment [les œuvres] sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l'horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c'est-à-dire leur destin, leur réception par les contemporains, leurs traductions, leur gloire. Ainsi l'œuvre se structure en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque. Car il ne s'agit pas de présenter les œuvres littéraires dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c'est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte une organon de l'histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l'écrit un simple matériau pour l'historiographie, telle est la tâche de l'histoire littéraire.1011

Dans ces trois paradigmes narratifs salutaires, demeure omniprésente la recherche d'une reconfiguration formelle et sémantique. Celle-ci se fonde notamment sur un renouvellement, certes compulsif mais efficace, des vertus, mais aussi, des virtualités, discursives et langagières. De sorte qu'elle démontre qu'il est possible d'envisager une pratique narrative postmoderne pour peu qu'elle cesse de rencontrer une hostilité primaire ou d'être assimilée à une gageure littéraire. Car les intentions de la narration postmoderne ne dissimulent pas une fin de la modernité narrative. Elles postulent, par une exhibition ironiquement exagérée des pratiques esthétiques et une effusion de sens menant jusqu'à la perte de celui-ci, un essoufflement, consécutif, entre autres, à la tentation formaliste. Aussi la postmodernité de l'écriture de la violence, au-delà des cas respectifs de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, élargit-elle les signes de la subjectivité en train de se (re)déployer dans le roman africain francophone.

Notes
1008.

Maingueneau Dominique, Éléments de linguistique pour le texte littéraire[1986], Paris, Dunod, Troisième édition, 1993, p. 10, selon qui, « le cotexte désigne le contexte verbal dans lequel se trouve pris un énoncé (...). »

1009.

Dytrt Petr, Le (post)moderne des romans de Jean Echenoz. De l'anamnèse du moderne vers une écriture du postmoderne, Brno, Masarykova Univerzita, 2007, p. 134.

1010.

Spivak Gayatri Cavort, “Can the Subaltern Speak ? ”, in Ashcroft Bill, Griffiths Gareth and Tiffin Helen, The post-colonial Studies Reader, London and New-York, Routledge, 1995, p. 28 : “If, in the context of colonial production, the subaltern has not history and cannot speak, the subaltern as female is even more in the shadow.” Afonso Maria Fernanda, « Parcours et discours féminins mozambicains : la subversion de la subalternité dans le récit de Paulina Chiziane», in http://www.crimic.paris-sorbonne.fr/actes/vf/afonso.pdf , pp. 3-4, propose la traduction suivante de la phrase de Gayatri Spivak : « Dans le contexte de la production coloniale, si le subalterne n'a pas d'histoire et s'il ne peut parler, le subalterne comme femme n'est qu'une ombre.»

1011.

Œuvres, t. II, op. cit., p. 283.