1.5.2 Les caractéristiques cognitives non langagières

Les déficits de la mémoire de travail

La mémoire de travail est un concept issu du modèle tripartite de Baddeley et Hitch (1974). A l’opposé, de la mémoire à court terme de Atkinson & Shiffrin (1968) impliquant seulement un processus de stockage, la mémoire de travail se réfère à l’habileté de stocker et de traiter une information de manière simultanée (Baddeley, 1986 ; 2003). Une des composantes du modèle, la boucle phonologique est censée jouer un rôle causal dans l’étiologie des troubles du langage (voir aussi hypothèses explicatives ci-dessous) à travers la capacité réduite du sujet à stocker et par conséquent à traiter les sons de la parole. Selon le modèle de Baddeley, lors de l’apprentissage de nouveaux mots par exemple, ceux-ci sont d’abord placés dans la boucle phonologique, système dit ‘esclave’ de la mémoire de travail (MdT). Les représentations phonologiques stockées dans la boucle phonologique vont ensuite passer dans la mémoire à long terme afin de pouvoir être utilisées ultérieurement, sous réserve qu’elles restent réactivées à travers un processus d’autorépétition lors de leur stockage dans la boucle phonologique (Baddeley, Gathercole & Papagno, 1998). La capacité à maintenir les informations phonologiques dans la MdT s’avère ainsi nécessaire pour la construction des représentations dans le lexique.

Gathercole et Baddeley (1990) sont les premiers à défendre l’idée que les déficits des enfants TSL sont en partie attribuables aux déficits de la mémoire de travail phonologique (MdT phonologique). Dans leur étude, ils utilisent une tâche de répétition de pseudomots leur permettant de montrer que les enfants TSL sont face à de grandes difficultés lors de la répétition de pseudomots de plus de 3 syllabes à l’opposé des enfants DNL appariés en âge chronologique ou en âge lexique. A ce jour, de nombreuses études ont examiné la relation entre la MdT phonologique et les difficultés dans le développement langagier des enfants TSL, renforçant les données de Gathercole et Baddeley (Adams & Gathercole, 2000 ; Briscoe & Rankin, 2009 ; Archibald & Gathercole, 2006 ; 2007 ; Conti-Ramsden & Durkin, 2007 ; Montogomery, 2003 ; van Daal, Verhoeven, van Leeuwe, van Balkom, 2008). Par ailleurs, Conti-Ramsden et Durkin (2007) ont montre que le déficit dans la MdT phonologique persiste également chez les adolescents de 17 ans ayant été diagnostiqués avec des TSL. De plus, Botting et Conti-Ramsden (2001) ont mis en évidence l’existence d’une corrélation entre les performances des enfants TSL en répétition de pseudomots et la gravite de leurs troubles en langage oral. Malgré le grand nombre d’études sur ce sujet, il n’y a pas de preuves d’une relation de causalité entres les TSL et les déficits en MdT phonologique (Montgomery, 2003). Toutefois, certains auteurs défendent que les déficits en MdT phonologique préexistent aux troubles du langage oral et persistent même la résolution des troubles langagiers (Bishop et al. 2006).

Les tâches généralement utilisées pour évaluer les capacités de la MdT phonologique sont la répétition de mots (par exemple, Balthazar, 2003; Montgomery, 2000), la répétition de pseudomots (Adams & Gathercole, 1996 ; Archibald & Gathercole, 2006a ; Bishop et al. 1996; Ellis-Weismer et al. 2000 ; Gathercole & Baddeley, 1990) et la répétition de phrases (Alloway & Gathercole, 2005 ; Isaki & Plante, 1997; Mainela-Arnold & Evans, 2005; Martin & Saffran, 1997). La tâche de répétition de pseudomots est la plus souvent employée et permet d’étudier la boucle phonologique. La tâche se base sur l’idée que le matériel utilisé étant inconnu, les enfants ne peuvent pas se baser sur leurs connaissances lexicales pour répondre correctement. Le niveau de performance du sujet dépendra alors uniquement des capacités de la MdT phonologique. De manière générale, les performances des enfants TSL diminuent significativement lorsqu’on leur demande de répéter des pseudomots qui contiennent plus de 3 syllabes.

Depuis près de 10 ans, les chercheurs ont commencé à mener des travaux pour étudier la spécificité de la relation entre le développement langagier et la mémoire phonologique de travail, en incluant également des tâches évaluant les capacités visuospatiales des enfants (Admas & Gathercole, 2000). En parallèle avec les travaux menés auprès des enfants au développement normal du langage qui ne sont pas à ce jour conclusifs, un nombre important d’études a été mené auprès d’enfants TSL afin d’étudier si leurs difficultés mnésiques sont seulement présentes lors du traitement et du stockage des informations verbales ou si elles affectent le traitement et le stockage d’informations visuospatiales (Archibald & Gathercole, 20006 ; 2007 ; Bavin, Wilson, Maruff & Sleeman, 2005 ; Hick, Botting & Conti-Ramsden, 2005 ; Hoffman & Gillam, 200 ; Parisse & Mollier, 2008 ; Tomkins, 2000). Toujours dans le cadre du modèle tripartite de Baddeley & Hitch (1974), ces études visent à étudier l’autre système ‘esclave’, le calepin visuospatial. Au départ cette composante était considérée avoir un rôle dans le stockage temporaire des informations visuelles et spatiales, en se basant sur une composante de maintient des informations similaire à la composante d’autorépétition de la boucle phonologique. Les résultats des études menées auprès des enfants TSL sont pourtant nettement moins consensuels que les résultats des travaux qui portent sur la mémoire de travail phonologique. Ainsi, le débat reste ouvert.

Dans une étude systématique essayant d’étudier précisément les déficits de la MdT (phonologique et visuospatiale) chez des enfants TSL, Archibald et Gathercole (2007) ont proposé à 14 enfants TSL âgés de 10 ;2 mois une série de tâches simples de traitement verbal ou visuospatial et de stockage verbal ou visuospatial, ainsi que de tâches doubles nécessitant un traitement verbal et un stockage visuospatial ou un traitement visuospatial et un stockage verbal. Selon leurs résultats, les enfants TSL ont présenté des scores plus faibles que les enfants DNL appariés en âge chronologique et les enfants DNL appariés en âge lexique seulement lors du traitement de stimuli visuospatiaux ou en cas de double tâche impliquant un stockage verbal et un traitement visuospatial. Le fait que les enfants TSL de cette étude ne présentaient pas de difficultés dans le stockage des stimuli visuospatiaux conduit ces auteurs à défendre que leur difficulté dans le traitement des stimuli visuospatiaux provient d’une capacité de traitement plus lente (Kail, 1994, voir 1.8.4) ou de déficits dans l’apprentissage procédural (Ullman & Pierpont, 2005, voir 1.8.2).

A l’opposée de ces résultats, certains chercheurs rapportent que les enfants TSL présentent des déficits dans le calepin visuospatial qui ne sont pas dus seulement à une capacité limité de traitement mais à un véritable déficit de la mémoire visuospatiale (Hick et al. 2005 ; Hoffman & Gillam, 2004 ; Tomkins, 2000). En effet, Hoffman et Gillam (2004) ont étudié les capacités visuospatiales de 24 enfants TSL âgés de 9 ans en utilisant le paradigme de la double tâche. Ces auteurs ont utilisé une tâche de rappel de chiffres (capacités verbales) et de désignation de X (capacités visuospatiales). Les enfants devaient soit rappeler la suite de chiffres soit montrer les endroits des X dans l’ordre de présentation, soit nommer la suite des couleurs dans lesquelles les chiffres ou les X étaient présentés (bleu, rouge ou vert), soit indiquer la suite des couleurs dans lesquelles les chiffres ou les X étaient présentés. De plus, dans les conditions expérimentales les auteurs manipulent la vitesse de présentation des stimuli (rapide ou lente). Selon leurs résultats, les performances des enfants TSL sont significativement inférieures lors d’une tâche double (rappel des chiffres combiné avec un rappel - verbal ou spatial - des couleurs ou rappel des X combiné avec un rappel des couleurs – verbal ou spatial). Ces auteurs plaident en faveur d’un déficit dans le calepin visuospatial puisque les résultats obtenus chez les enfants TSL lors de la double tâche rappel des chiffres (verbal) et dénomination des couleurs (verbal) ne différaient pas du pattern des résultats obtenus lors de la double tâche rappel des X (visuospatial) et désignation des couleurs (visuospatial). Les résultats suggèrent que si les enfants TSL avaient seulement un déficit dans la boucle phonologique, leurs performances dans la première double tâche seraient significativement inférieures à celles obtenus lors de la deuxième double tâche. Cela d’autant plus que, les enfants DNL ont présenté des scores significativement supérieurs lors de la présentation rapide des stimuli par rapport aux enfants TSL.

Toutefois, les résultats de Hoffman et Gillam concernant la MdT visuspatiale pourraient être expliqués avec l’utilisation d’un processus de médiation verbale lors de la désignation des couleurs. L’absence d’un grand nombre de travaux examinant cette question, laisse ouverte la possibilité que la différence des résultats entre ces études soit due en partie aux différentes méthodologies et tâches employées. En effet, Parisse et Mollier (2008) ont utilisé deux tâches pour étudier les capacités en mémoire visuospatiale auprès de 17 enfants TSL de deux groupes d’âges, 6-7 et 11-12 ans. Leurs résultats en mémoire de travail visuospatiale sont partagés. Les enfants TSL ont montré une faiblesse sur les blocs de Corsi mais de performances normales sur les patterns visuels. Ces auteurs expliquent la différence dans les scores obtenus dans ces deux tâches à travers la différence dans la présentation des informations (simultanée vs séquentielle) entre les deux tâches qui implique de processus d’encodage différents. En effet, pour les patterns visuels l’encodage est simultané ce qui facilite la tâche pour les enfants TSL par rapport aux blocs de Corsi où l’encodage est séquentiel.

En outre, l’administrateur central est également mis en cause (Adams & Gathercole, 2000). Ceci a conduit Archibald et Gathercole en 2006(b) à formuler l’hypothèse de ‘double-jeopardy’, afin d’évoquer le risque double pour les enfants TSL touchant la boucle phonologique et l’administrateur central. Cependant, peu d’études ont à ce jour évalué ce dernier auprès des enfants TSL. Briscoe et Rankin (2009) examinant cette hypothèse ont comparé les enfants TSL à des enfants sans troubles du langage de même âge chronologique et de même âge lexical sur un grand nombre de tâches évaluant la boucle phonologique et l’administrateur central. Selon leurs résultats, la caractéristique principale du profil mnésique des enfants TSL est une difficulté prononcée sur les tâches évaluant la boucle phonologique de manière directe (tâches simples) ou indirecte (tâches complexes impliquant également l’administrateur central). Même si les questions de l’implication de l’administrateur central ou des déficits dans le calepin visuospatial demandent à être réexaminées à travers d’autres études, la présence des déficits dans la MdT phonologique semble être un constat pour la plupart des chercheurs et des cliniciens. La présence des déficits dans la MdT phonologique a également conduit plusieurs chercheurs à suggérer que les performances des enfants à l’épreuve de répétition de pseudomots pourrait être un marqueur diagnostic pour les TSL (Conti-Ramsden & Durkin, 2007; Newburry, Bishop & Monaco, 2005).

Outre le rôle important que la MdT est considérée jouer dans l’apparition des troubles du langage oral chez les enfants, son rôle s’étend aussi aux troubles du langage écrit à travers les difficultés des enfants à apprendre les mises en correspondances entre les phonèmes et les graphèmes (Demont & Botzung, 2003 ; Gathercole, Alloway, Willis & Adams, 2006). Les enfants TSL étant également en risque important de déficits ultérieurs à l’écrit (voir chapitre 2), les difficultés dans la MdT méritent d’être étudiées de manière détaillée et approfondie.