5.2.4 Discussion

L’objectif de cette expérience était l’étude des capacités en mémoire de travail (MdT) visuospatiale chez des enfants avec troubles du langage. Plus particulièrement, nous avons cherché à étudier l’effet du déficit langagier et des faibles capacités non verbales sur les capacités en MdT visuospatiale. Notre hypothèse générale était que enfants TnSL, qui présentent des déficits en langage oral associés à un profil non verbal faible (QIV<-1.25DS, QIP < -1.25 mais > -2DS), présenteront des capacités faibles en MdT visuospatiale dues à la fois à leur déficit langagier (Bavin et al. 2005) mais aussi à leurs déficits cognitifs non verbaux (Comblain, 1996). La comparaison des enfants TnSL à des enfants avec retard mental léger (groupe RM) et des enfants contrôles (groupe DNL) sans troubles verbaux ou non verbaux, nous a permis d’étudier le rôle des capacités verbales et non verbales sur les capacités en MdT visuospatiale.

Globalement cette expérience a confirmé notre hypothèse que les enfants répondent plus correctement lors des séquences avec peu de stimuli visuospatiaux (3 ou même 4), tandis que le taux de réponses correctes lors des items avec 5 jetons baisse de manière significative. Ceci pourrait s’expliquer d’un coté par la taille de l’empan visuospatial des enfants d’âge scolaire mais aussi par le fait que la perception de petits arrangements d’objets implique un processus de ‘subitisation’20 qui permet une perception plus globale, une capture instantanée du nombre exact des stimuli visuospatiaux (Trick & Pylyshyn, 1994). En revanche, au delà de 3 objets environ, les enfants mettent en place un processus de ‘comptage’ des stimuli pour se rendre compte de leur nombre. L’hypothèse concernant la dispersion des jetons a été aussi confirmée. Les enfants répondent plus correctement lors des items où les jetons sont disposés sur l’espace de manière concentrée, par rapport aux items où les jetons sont disposés de manière diffuse. Toutefois, cette différence a disparu lors de la présentation des items avec peu de stimuli. Des lors, nous supposons que les enfants mettent en place un processus de ‘subitisation’, processus indépendant de l’arrangement spatial des objets.

Concernant, les différences entre les groupes, notre expérience n’a pas mis en évidence des différences significatives dans la capacité à retenir des stimuli visuospatiaux entre les enfants du groupe CLIS et les enfants DNL, ni dans la tâche de rappel ni dans la tâche de reconnaissance. Les deux groupes ont présenté le même pattern de résultats. Le fait que les enfants CLIS soient plus âgés que les enfants DNL nous conduit à supposer que leurs difficultés cognitives et psychoaffectives résultent d’un retard développemental. La comparaison entre les groupes TnSL, RM et DNL nous permettra de tirer des conclusions plus spécifiques concernant l’effet des capacités verbales et non verbales dans les capacités en MdT visuospatiale.

Dans la tâche de rappel, les enfants TnSL ont obtenu plus de réponses correctes que les enfants DNL, toutefois ces derniers sont de 3 ans plus jeunes que les enfants TnSL. A l’opposé, les enfants RM ont obtenu significativement moins de réponses correctes que les enfants TnSL et les enfants DNL. Etant donné que les enfants RM présentent des capacités non verbales qui sont significativement plus faibles que celles des enfants TnSL (les deux groupes sont appariés sur leurs capacités verbales), nous pouvons supposer que la différence observée est due au profil non verbal faible des enfants RM. Toutefois, il s’avère important de noter que les trois groupes présentent des profils similaires dans cette tâche, autrement dit des profils qui diffèrent seulement de manière quantitative et non pas de manière qualitative.

En revanche, dans la tâche de reconnaissance nous avons obtenu des différences dans le profil des réponses des trois groupes. Globalement, les enfants DNL, même s’ils sont de 3 ans plus jeunes, répondent plus correctement dans cette tâche que les enfants TnSL. Ce résultat met en évidence un décalage développemental en reconnaissance de stimuli visuospatiaux chez des enfants TnSL en raison de leurs déficits langagiers et de leur faible profil non verbal. De plus, les enfants RM répondent moins correctement que les enfants TnSL. Ce résultat confirme notre hypothèse selon laquelle les faibles capacités langagières et encore plus les faibles capacités non verbales influencent les performances des enfants dans une tâche de reconnaissance de stimuli visuospatiaux, notamment quand le nombre de stimuli augmente (ex. 5 jetons). Dans cette tâche, lors de la présentation des items avec 3 jetons les trois groupes d’enfants ont répondu plus correctement dans les conditions différent emplacement (le nombre est bon mais tous les jetons sont placés dans le deuxième écran) et différent nombre (absence d’un jeton dans le deuxième écran) que dans la condition identique (nombre et emplacement des jetons corrects dans le deuxième écran). Lors de la présentation des 5 jetons, les trois groupes présentent un profil différent entre les trois conditions (différent emplacement, différent nombre et identique) mais globalement leurs performances dans les différentes conditions ne différent pas.

Il est important de noter que dans notre expérience nous n’avons pu utiliser que le nombre de réponses correctes des enfants dans les différentes conditions. Lors de la pré expérimentation, nous avions introduit comme mesure supplémentaire les temps de réaction des enfants. En effet, nous pensions que la mesure du temps de réaction pourrait mettre en évidence une différence importante entre les trois groupes selon leur profil langagier et non verbal, corroborant l’hypothèse d’un traitement plus lent chez les enfants TnSL par rapport aux enfants DNL (Johnston & Ellis-Weismer, 1983, voir chapitre 1). Malheureusement, l’utilisation de cette mesure déjà dès la pré expérimentation n’a pas été possible pour des raisons informatiques.

En résumé, nous avons pu mettre en évidence que les enfants avec déficits langagiers et de faibles capacités non verbales présentent des capacités en MdT visuospatiale comparables à celles des enfants DNL plus jeunes ayant le même niveau en lecture. Les deux tâches proposées dans notre expérience impliquent toutes les deux un encodage simultané des informations spatiales et aussi un stockage des localisations. Ainsi, à l’opposée des études de Mollier et Parisse (2008) et de Bavin et al. (2005), dans notre expérience nous avons montré que les enfants TnSL présentent un profil en délai même en absence d’encodage séquentiel d’informations visuospatiales et aussi un empan visuospatial comparable à celui des enfants

plus jeunes. Les tâches proposées dans cette expérience, tâche de rappel et tâche de reconnaissance, certes impliquent des processus cognitifs différents. Cependant, dans les deux tâches le jugement du nombre des jetons, surtout dans les items avec plus de 3 jetons, implique un processus de comptage subvocal. Ainsi, nous avons supposé que les enfants TnSL (et les enfants RM) qui présentent des déficits verbaux se distingueront des enfants DNL. Les résultats obtenus ont mis en évidence l’absence de différence significative aux items avec plus de 3 jetons entre les enfants TnSL et les enfants DNL plus jeunes, les deux groupes présentant des niveaux des performances similaires.

Toutefois, malgré le fait que les résultats obtenus dans cette expérience mettent en évidence que les enfants TnSL présentent des compétences en MdT visuospatiale comparables à celles des enfants DNL plus jeunes, nous ne pouvons pas conclure que les enfants TnSL présentent un déficit en MdT visuospatiale, mais plutôt un développement en délai. Ainsi, afin de chercher si les enfants TnSL présentent un véritable déficit en MdT visuospatiale, il serait nécessaire de comparer leurs performances à celles des enfants DNL de même âge chronologique. Enfin, il s’avère important d’étudier avec de futures études le rôle des capacités non verbales dans les compétences en MdT visuospatiale. Dans le cadre de cette expérience, nous avons réussi à mettre en évidence que les enfants RM présentent des performances significativement plus faibles que les deux groupes. Ainsi, il serait très intéressant par la suite de comparer les performances d’enfants TnSL à celles d’enfants TSL, présentant des mêmes niveau langagiers, afin d’étudier l’effet spécifique des faibles compétences non verbales des enfants TnSL dans le bon fonctionnement du calepin visuospatial. Selon Baddeley (2003), le bon fonctionnement du calepin visuospatial est important pour la lecture, dans la mesure où il permet aux sujets de maintenir une représentation stable de la page de lecture et donc facilitera le mouvement des yeux entre la fin de la ligne et le début de la suivante par exemple (voir aussi Alloway et al. 2004). Bien que le bon fonctionnement du calepin visuospatial ne peut pas expliquer à lui seul les déficits en lecture souvent observées chez les enfants avec troubles du langage (voir aussi chapitre 2), il serait intéressant d’examiner d’une part si les enfants TSL et les enfants TnSL présentent des différences en MdT visuospatial et d’autre part si cette différence peut expliquer la variabilité inter-individuelle des enfants avec troubles du langage quant à l’apprentissage de la lecture.

Notes
20.

Le processus de ‘subitisation’ se réfère au jugement rapide et précis du nombre quand il s’agit d’un arrangement de maximum trois items.