Introduction

« Qui connaîtra jamais cette petite paroisse de Domremy. Qui saura jamais seulement le nom de cette petite paroisse de Domremy. Qui saura seulement qu'elle a jamais existé. »1. À une telle lamentation de l'héroïne de Péguy répond une Jeanne présente à travers les siècles : un personnage inépuisable dont la vie, les exploits et la mort – assez connus d'après la légende, mais qui restent néanmoins mystérieux – n'ont cessé d'inspirer les écrivains d'une telle manière qu'à chaque instant où une ambiguïté est levée, une nouvelle interrogation surgit pour ajouter au récit des faits un nouvel élément jusqu'à présent méconnu, ou mettre à la lumière du jour une nouvelle facette de son caractère, longtemps enfouie sous le voile du merveilleux.

Dispersée dans la multiplicité d'ouvrages qui se nourrissent directement de sa légende et abritent son image, Jeanne a pourtant réussi à les dépasser tous : peu importent les recherches menées sur les détails de sa vie et qui visent à ébranler l'aspect héroïque de sa mission, sa légende continue à prendre le dessus et répand l'image de la petite fille guerrière et libératrice de la France dans le monde entier. Rarement une figure aura donné lieu à autant d'interprétations différentes, à autant de débats et de récupérations de partis opposés. Symbole de la résistance à toute invasion étrangère et de l'obéissance aux ordres divins, elle n'a cessé de se prêter à d'innombrables rôles et d'exprimer les aspirations les plus contradictoires.

Mais si Jeanne d'Arc s'est imposée parmi les plus grandes figures historiques, c'est en grande partie grâce à l'adaptation littéraire de son récit. La Révolution française, les querelles qui éclatent entre les Républicains et les Royalistes au XIXe siècle, le besoin de découvrir dans le peuple une force libératrice, capable de renouveler la face de la société en coupant court aux aspirations des Royalistes dans une restauration d'ordre monarchique ont ravivé le mythe de Jeanne en ce qu'elle est l'incarnation du peuple écrasé par le despotisme et luttant pour sa liberté. Dans sa représentation de Jeanne, Michelet ne s'est pas écarté de cette voie ; pour lui Jeanne fait partie du peuple opprimé ; il a mis l'accent sur le dévouement populaire et son rôle dans la réussite de Jeanne dans sa mission.

Au XXe siècle, l'œuvre de Charles Péguy consacrée à Jeanne d'Arc, se nourrit directement de cette vision historique du personnage de la Pucelle : elle appartient au peuple dont elle partage et décrit la misère. Soucieux de percer le secret de l'âme de son héroïne, Péguy, tout en restant fidèle aux données historiques, présente la mission de Jeanne comme le résultat d'une révolte contre les désastres engendrés par la guerre. Elle éprouve de la pitié pour les pauvres et les malheureux et rêve d'une « France neuve »2 où il faudra mettre fin à la guerre « infatigable », « la plus forte à faire la souffrance »3. Face au Mal universel, Jeanne cherche un remède universel. Fidèle à sa mission, elle s'arme pour la bataille, mais son acte humain avorte, la souffrance refait surface et le drame se clôt sur le désespoir et la mort.

Avec le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, l'âme de Jeanne, pareille à ce qu'elle est dans le drame, éprouve une certaine inquiétude devant les malheurs de la guerre. À la lumière du christianisme et de l'expérience de l'incarnation, de nouvelles réponses sont apportées au problème du Mal ; avec Madame Gervaise, Jeanne apprend qu'il faut prier ; qu'il faut aussi se battre ; mais surtout qu'il faut espérer gratuitement et avoir confiance en Dieu.

Le mythe de Jeanne d'Arc est doté chez Péguy d'une dimension nouvelle : avec la misère humaine prise pour centre, la mission de Jeanne dépasse de loin le cadre d'un acte héroïque à finalité politique ; le spectacle de la guerre et de ses horreurs n'est rien à ses yeux en comparaison de l'image scandaleuse de la damnation éternelle des âmes. Jeanne a reçu l'ordre divin de partir pour la bataille, certes. Elle a livré combat aux ennemis, remporté des victoires et essuyé des défaites, mais elle est restée fidèle à sa mission jusqu'à la fin. Pourtant Péguy nous la peint, à la fin du drame, malheureuse, désespérée et seule. C'est que sur l'image de la guerre humaine se greffe le problème de la misère spirituelle qui se traduit par l'absence totale d'une présence divine dans la vie des hommes. Or Jeanne interprète cette présence à sa manière : l'apparition des saints, les victoires, l'exaucement des prières sont à ses yeux des marques incontestables du support divin. En revanche, l'absence de signes qui assurent le contact avec Dieu est selon elle une preuve de damnation.

L'œuvre de Péguy, tant dans le drame de 1897 que dans le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc en 1910 suivi du Porche du Mystère de la deuxième vertu en 1911 et du Mystère des Saints Innocents en 1912, est une résurrection du personnage de Jeanne d'Arc où les données historiques sont prises comme prétexte pour doubler l'acte héroïque de Jeanne d'une portée mythique qui engage le salut de l'humanité entière. À travers le mythe de Jeanne d'Arc, Péguy s'interroge sur le sort de l'humanité, sur le sens caché de l'Incarnation et sur le mystère de la Rédemption : les images se superposent, les mots doublent de sens et derrière le spectacle de la guerre se devinent, plus horribles encore, les cris sourds des âmes damnées. Avec Péguy, Jeanne dépasse son rôle d'héroïne et de sainte au service de la France et des Français, elle cherche le salut de l'humanité à travers celui de son pays. Dès lors et à travers la conception d'une vie humaine, celle de Jeanne, Péguy nous fait assister à la constitution d'un mythe à la fois personnel et universel.

À la lumière du christianisme – rejoignant ainsi les mythes des peuples primitifs qui tentent de donner une signification au monde et à l'existence humaine –, la Jeanne d'Arc de Péguy cherche des signes de la présence de Dieu dans le monde pour le sauver de la perdition, de la vieillesse et de l'habitude, marques du temps destructeur. Elle éprouve de la nostalgie pour un univers naissant et pur qui baigne dans le bonheur d'une création encore fraîche, nouvellement sortie des mains du créateur. Mais Jeanne a oublié que le temps humain, grâce à l'Incarnation de Jésus qui en a bouleversé la marche, peut à jamais être remonté jusqu'aux sources de la création. C'est à Madame Gervaise que revient le soin de le lui rappeler tout au long du Mystère de la charité, mais aussi du Porche et des Saints Innocents : par la célébration de l'expérience humaine de Jésus, elle raconte la certitude du commencement éternel d'une ère nouvelle.

Naissance d'un mythe. Oui, car la mémoire de Jeanne d'Arc, comme nous l'avons dit plus haut, n'a jamais connu de repos : de la sorcellerie à la canonisation, elle n'a jamais cessé d'être un sujet de débats et de récupérations dans tous les domaines, ce qui révèle le côté énigmatique de son caractère susceptible d'incarner les figures les plus opposées tout en restant un personnage fuyant qui se dérobe à toute tentative d'accaparement. La Jeanne d'Arc de Péguy est un exemple de cette multitude de personnages qu'elle est apte à incarner : sa Jeanne est celle de la légende, prête à se sacrifier pour sauver son pays des mains des ennemis, mais elle est surtout cette âme tourmentée par la perdition des âmes, prête à s'offrir comme le Christ lui-même pour le salut de l'humanité.

Dans la première partie de cette étude, « Jeanne d'Arc de l'histoire à la légende », et avant de la retrouver avec Péguy, nous allons suivre Jeanne dans ses exploits depuis le jour où elle avait reçu l'ordre divin de partir à la tête des armées pour sauver la France de la main des Anglais jusqu'à son bûcher à Rouen où elle est brûlée vive. Pourtant, l'itinéraire de la Pucelle ne s'est pas arrêté à sa mort : Jeanne a continué à parcourir le monde en se prêtant à de multiples représentations de sa mémoire, servant de symbole tantôt à l'Église, tantôt aux différents partis politiques, incarnant ainsi à la fois l'unité et la lutte au sein de la communauté française. Au XIXe siècle, l'examen des sources de l'époque où elle a vécu, à savoir : les chroniques et les actes des procès, a permis de rendre compte de l'écart entre l'histoire et la légende ; l'image de la Jeanne d'Arc légendaire doit beaucoup au culte populaire, ce qui risque de fausser la réalité à son égard. Sous la Restauration, en rappel à l'institution de la royauté, Jeanne devient une figure catholique, ce qui lui vaut le rejet des anticléricaux. Plus tard, dans la deuxième moitié du siècle, le projet de la canonisation de Jeanne est une riposte de la part de l'Église contre toute tentative d'accaparement de sa mémoire par les libres penseurs. Ces derniers se sont attaqués à l'Église qui avait trahi Jeanne ; avec Michelet, elle est l'incarnation de la patrie, la fille du peuple qui l'emportera sur le symbole royaliste. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la figure de Jeanne est devenue un symbole de la résistance contre toute sorte d'invasion étrangère, vraie menace de l'identité nationale française.

À la lumière de ce qui précède, nous allons aborder la question des sources historiques, littéraires et politiques où Péguy a puisé pour constituer la figure de sa Jeanne d'Arc. Nous allons de même nous intéresser au contexte politique et religieux qui accompagne la création de la première Jeanne d'Arc de Péguy. En effet, l'indignation de Jeanne devant la souffrance des autres trouve son origine dans la vie même de Péguy dont l'engagement socialiste est la conséquence de sa révolte contre le spectacle de la misère et de toute sorte d'injustice humaine. Mais ce n'est pas uniquement dans les documents historiques que Péguy a rencontré Jeanne ; à travers le récit épique de sa vie, de ses exploits et de son martyre il cherchait à remonter la pente du temps humain jusqu'à ce Moyen Âge finissant, ressusciter ce personnage du passé par un mouvement d'intuition pour s'identifier avec lui et s'emparer du mystère de son âme, mais aussi pour lui confier ses propres angoisses et trouver à travers son épopée une réponse efficace à ce qui le tourmente.

Dans la deuxième partie, intitulée « Héroïsme et Sainteté », notre intérêt se portera sur le personnage de Jeanne d'Arc telle qu'il apparaît dans l'œuvre de Péguy. Par le biais d'une comparaison entre la Jeanne d'Arc de 1897 et le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, nous essayerons de voir la situation de Jeanne face au problème du Mal ; chercher l'origine de sa révolte et les raisons de sa détresse. Nous allons pénétrer, avec Péguy, les secrets de sa charité, de sa pitié et de son amour illimité pour les siens qui l'avait poussée à se sacrifier pour le salut de l'humanité. L'étude de l'attitude de Jeanne dans la prière, tant dans le drame que dans le Mystère, permet de résumer son état d'âme et de révéler ses aspirations les plus profondes ; face aux désastres de la guerre et la perdition des âmes qui en résulte, Jeanne cherche, en vain, la consolation dans la religion. Et alors que le drame s'ouvre par la révolte qui conduit au désespoir, le Mystère baigne dans un climat de prière qui semble s'ouvrir vers le haut, communiquer avec Dieu dans une tentative de se libérer du joug du temps destructeur ; elle appelle à une nouvelle présence divine sur la terre. Dans le drame, le Mal a pour source le présent : c'est un Mal universel, certes, mais ce sont les ravages de la guerre qui se passe sous les yeux de Jeanne qui semblent déclencher l'alarme. Le même cri contre le Mal universel retentit dans le Mystère, mais il atteint l'éternité puisqu'il remet en question la création, le temps humain et les événements sacrés tel l'avènement du Christ et son sacrifice suprême ainsi que l'Incarnation et la Rédemption.

De sa révolte du début du drame, passant par la charité, la pitié, la souffrance, les prières, le combat, la faiblesse et l'hésitation, l'échec dans la mission et la rechute dans la solitude jusqu'au chant glorieux de l'espérance, de la grâce et de la prière dans la joie qui éclate dans le Porche et les Saints Innocents, nous allons assisté à l'évolution du personnage de Jeanne, à l'apaisement de ses douleurs ; elle se réduit au silence tout en contemplant les jeux de la petite fille Espérance.

Nous allons ensuite tenter d'expliquer la nature de l'acte que Jeanne poursuit dans le drame : s'agit-il d'une soumission à l'ordre divin ou bien est-ce l'appel intérieur, s'affolant de l'énormité du danger, qui s'avère être le plus fort ? La réconciliation des deux appels, humain et divin, rend Jeanne à elle-même et, à la lumière du socialisme de Péguy4, lui révèle son vrai destin, celui de livrer combat à toute sorte d'injustice sociale, symbolisée dans le drame par les troupes ennemies. Mais le Mal social est lié à une force invincible qui rend vaine toute tentative de le vaincre : c'est le temps humain qui impose à tous – et à tout – ses lois. Tout dégénère entre les mains du temps corrupteur ; il n'en est jusqu'à l'âme humaine qui risque de se perdre à cause de cette mauvaise habitude qui endurcit l'âme et la rend insensible à l'appel de son créateur. Pourtant, considéré à la lumière des révélations de la religion, le temps reçoit une nouvelle dimension, elle aussi universelle. Car pour accomplir la promesse du salut, l'Incarnation avait besoin du temps humain qui, par ce procédé, n'est plus une marche linéaire, mais un mouvement de création continue.

Le concept de la pureté est lié chez Péguy à tout ce qui commence, c'est-à-dire à tout ce qui n'a pas encore été empreint de la marque du temps et de l'habitude. Son désir de mettre fin à l'injustice du monde est un besoin nostalgique de retrouver l'innocence primordial de la création et l'harmonie d'un univers sans tache. Jeanne d'Arc est aux yeux de Péguy un symbole de cette innocence première de l'âme du monde ; sa jeunesse et sa révolte devant les malheurs qui ternissent la face du monde la rangent parmi les figures qui ont réussi à échapper à la corruption du temps.

Changement de décor avec ce denier chapitre de la deuxième partie : « la communion dans la souffrance ». Nous laisserons la création joyeuse, encore toute fraîche, poursuivre son cours pour la retrouver bien des siècles après, souffrante et meurtrie par les guerres, les malheurs et les désastres qui l'assaillent de toutes parts. Jeanne rêve d'un monde meilleur : elle entend combattre la souffrance partout où elle la trouve. Pourtant cette même souffrance est, selon Madame Gervaise et Hauviette, nécessaire pour le salut de l'humanité ; elle en est même la condition puisqu'elle fait partie de la souffrance du Christ. La souffrance de Jésus inverse la signification de la souffrance, considérée comme un Mal qu'il faut combattre, pour la transformer en une source de grâces. Il s'agit donc d'imiter Jésus dans sa souffrance, mais surtout de l'imiter dans son espérance sans laquelle toute aspiration au salut est vouée à l'échec.

Dans la troisième partie « Naissance et aboutissement d'un mythe » nous allons essayer de définir le caractère personnel et universel que revêt le mythe de Jeanne d'Arc chez Péguy. Le rapprochement qu'il tente entre Jeanne d'Arc et le Christ s'inscrit dans une longue tradition qui voit dans la mission de La Pucelle une reproduction de la Passion de Jésus ; d'origine modeste, investie d'une mission divine, elle était attendue pour sauver la France de la perdition comme le Christ était attendu pour expier les péchés du monde par le sacrifice de son être. Comme le Sauveur, Jeanne faisait l'objet d'une prophétie qui s'est avérée vraie ; comme lui, elle est restée fidèle à sa tâche qui lui avait coûté sa vie. Sans être expressément formulée, cette comparaison sommaire se devine rapidement dès les premières scènes de Jeanne d'Arc. Pourtant, chez Péguy le rapprochement dépasse le cadre de la similitude des faits, le secret de cette analogie réside dans l'âme de Jeanne : son amour pour ses semblables, sa charité, son inquiétude pour le sort de l'humanité, son désir d'agir et de servir, son angoisse et enfin son désespoir devant la damnation éternelle des âmes témoignent d'un dévouement inébranlable pour les siens, traduisent une volonté ferme de se rendre utile et jouent un rôle primordial dans ce qui sera par la suite une mission divine.

Pareil à son héroïne qui veut sauver le monde en priant pour un secours divin, en appelant une nouvelle Incarnation, venue des temps passés, Péguy puise dans le passé des modèles pour rendre compte de l'état actuel du monde moderne. À travers Jeanne, c'est une sorte d'identification que Péguy semble poursuivre à l'échelle personnelle : il se projette en elle, lui confie ses tourments pour qu'elle l'aide à combattre la misère humaine partout où elle se trouve. À l'échelle universelle, c'est de même une fonction d'identification qui se dégage du mythe de la Jeanne de Péguy : elle épouse l'âme du monde et entend le retentissement de l'angoisse humaine à travers les siècles. De ce fait, Jeanne d'Arc ne semble plus appartenir au Moyen Âge ; avec Péguy elle devient la fille de tous les temps.

Notes
1.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ Oeuvres Poétiques Complètes ’, Introduction de François Porché, Paris : Gallimard, 1957, (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), pp. 400-401.

2.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ Oeuvres Poétiques Complètes ’, Introduction de François Porché, Paris : Gallimard, 1957, (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), p. 47.

3.

Ibid., p. 31.

4.

Cf. p. 47.