Le commencement d'un mythe

Au XVIe siècle, l'examen des actes des procès n'était pas une tâche aisée, les sources n'étant pas faciles d'accès. Pour raconter la vie de Jeanne et décrire les différentes situations auxquelles elle a été confrontée, les écrivains ou historiens, allaient puiser dans des sources étrangères ; ils se nourrissaient directement de l'image négative que les Anglais donnaient d'elle. C'est par exemple le cas de la ‘ Chronique ’ de Monstrelet qui a été considérée jusqu'au XVIIIe siècle comme une source précieuse, moins à cause de la vraisemblance qu'elle présentait de l'histoire de Jeanne qu'à la facilité d'accès dont elle bénéficiait à cette époque19.

Quant aux ‘ Chroniques ’ de Belleforest20 , elles contenaient des extraits des actes des procès. Néanmoins, elles ont été jugées peu exactes par la postérité. Elles faisaient partie des Grandes Annales officielles des rois de France et présentaient en conséquence une vision purement royaliste de Jeanne, qui était considérée comme un miracle envoyé par Dieu pour sauver le roi et la France.

D'ailleurs, les ‘ Recherches de la France ’ d'Étienne Pasquier qui ont connu plusieurs rééditions durant les siècles suivants (XVIIe-XVIIIe siècles) et qui se nourrissaient directement des actes des procès, donnaient une présentation assez célèbre de Jeanne en montrant qu'elle a été secourue par Dieu et non par Satan21.

Les thèses et les versions pullulent sans pouvoir s'accorder autour d'une version unique et incontestable. Au XVIIe siècle, les historiens se contentaient de parler de Jeanne comme étant un outil pour sauvegarder la royauté. François-Eudes de Mézeray22 était l'un des partisans de cette version royaliste qui s'était facilement répandue grâce aux préjugés et opinions publiques qui épargnaient aux historiens l'étude des sources qui, à cette époque, étaient assez difficiles d'accès.

En revanche, le siècle des Lumières est marqué – en ce qui concerne Jeanne d'Arc – par une opposition ardente à la mémoire de la Pucelle et à tout ce que son récit contient de merveilleux et de surnaturel. Cet esprit est incarné dans la pièce de Voltaire ‘ La Pucelle d'Orléans ’ (1762) où la raillerie et l'esprit critique de l'auteur s'attaquaient même à ce qui a pourtant été jugé incontestable dans les deux procès : il s'agit de sa virginité.

Il a donc fallu attendre la fin du XVIIIe siècle pour commencer à s'intéresser sérieusement aux sources. À la veille de la Révolution française et dans le but de les faire éditer, L'Averdy a entrepris des examens des manuscrits des procès. Jules Quicherat, chargé d'éditer les actes des deux procès dans le but de les rendre publics, a souligné le rôle qu'avaient tenu les recherches de L'Averdy dans la tradition historiographique de Jeanne d'Arc.

Comme nous l'avons précédemment vu, c'est au XIXe siècle qu'allait s'affirmer l'importance de la figure de Jeanne d'Arc sous la Révolution, mais aussi dans les longues luttes politiques qui ont marqué tout le siècle, ce qui a entraîné une vraie résurrection du Moyen Âge considéré comme étant à l'origine de la naissance du patriotisme et de la nation française. Pourtant, tout au long du siècle, l'épopée de Jeanne a connu des altérations, des dégradations. Certains aspects du mythe se voyaient éclipsés par d'autres, plus aptes à servir aux besoins de ceux qui voulaient en titrer profit. Le premier caractère de cette déformation serait la suppression en 1793 par les révolutionnaires des fêtes annuelles de Jeanne d'Arc, jugées trop monarchiques puisqu'elles rappellent la restitution de la royauté. Les fêtes allaient reprendre en 1803 sous Napoléon à la demande des habitants de la ville d'Orléans. Ajoutons à cette rupture des fêtes des périodes de longue abstention des représentants civils d'assister à des cérémonies présidées par le clergé.

En effet, la lutte entre les Républicains et les Royalistes a eu ses répercussions sur le culte de Jeanne d'Arc. Chaque camp, pour des raisons qui lui appartenaient, revendiquait le culte de la Pucelle qui se voyait ainsi rejetée du camp adverse. Une des questions qui a longtemps servi d'argument aux Républicains contre l'Église était la question du bûcher ; Jeanne a été condamnée par l'Église, il ne convenait donc pas qu'elle y appartenait. En outre, le roi a laissé mourir celle à qui il devait la restitution sur le trône. Cette attaque contre l'Église catholique et les tenants du parti royaliste a favorisé le dévouement au personnage et à la mémoire de Jeanne chez les Républicains du XIXe siècle et a renforcé la crédibilité du mythe populaire.

Comme nous l'avons déjà répété, Jeanne est l'incarnation du patriotisme et de la lutte contre les invasions étrangères qui menacent l'unité de la France. C'est surtout ces deux figures de l'épopée de Jeanne qui ont contribué à la résurrection du personnage de la Pucelle au XIXe siècle. En plus, Jeanne est une représentation de toute une histoire populaire de la France. C'est là une notion nouvelle – la notion du peuple agissant – qui a commencé à voir le jour à l'aube du XIXe siècle, sous la Révolution et qui s'est affirmé, grâce aux écrivains républicains libéraux qui, comme Augustin Thierry, considéraient que l'histoire de la France ne doit pas avoir pour seuls agents les membres des familles régnantes ; l'histoire de la France c'est aussi l'histoire du peuple français, de sa mentalité, de ses besoins, de ses espoirs, de ses préoccupations, etc.

L'image du peuple agissant pour lutter contre la tyrannie et affirmer sa volonté est l'un des avatars de la Révolution qui s'est développée tout au long du XIXe siècle, malgré les différentes luttes politiques, et cela grâce à plusieurs écrivains Républicains dont le plus ardent représentant est bien entendu Michelet. Avec lui, le mythe de Jeanne d'Arc a connu une nouvelle interprétation dans l'histoire de la représentation culturelle de la Pucelle : il s'agit de réinventer le mythe à la lumière des nouvelles tendances politiques. Selon Michelet, la mission de Jeanne est plus humaine que divine, dans la mesure où le peuple est le premier agent de l'histoire et le fondement même de la patrie. Mais la question ne se pose pas chez Michelet sur l'origine de la mission de Jeanne, il s'agit plutôt de mettre l'accent sur le rôle essentiel du peuple dans la marche de l'histoire, surtout pendant la Révolution. Michelet, qui dans un premier temps se nourrissait directement de l'image populaire de Jeanne – il n'a pas encore montré une véritable connaissance des sources – voyait en elle l'aboutissement de l'espoir du peuple dans le salut et la libération.

Cette interprétation du mythe de Jeanne par Michelet a été rejetée dans les milieux catholiques, qui y voyaient une Jeanne modernisée et laïque, en contradiction avec l'image que l'Église voulait donner d'elle qui est plutôt une image conforme aux tenants de la version royaliste. La future sainte de l'Église se voyait ici transformée en une sainte du peuple, une sainte de la patrie, une sainte laïque.

À la fin du XIXe siècle, la laïcisation de la mémoire de la Pucelle chez les libres penseurs se voit opposer du côté adverse par l'ouverture du procès en canonisation en 1894. Il est donc sans conteste que les libres penseurs tendaient à s'emparer de la mémoire de Jeanne, désormais considérée comme l'incarnation et l'affirmation du patriotisme au XIXe siècle.

Toutefois, certains détails de l'épopée de Jeanne – la question des voix – continuent à être des sujets de lutte entre l'Église et les libres penseurs, qui se penchaient sur l'explication de l'énigme des voix à la lumière des nouvelles découvertes psychiatriques : les révélations dont il a été question dans la légende de Jeanne, les apparitions successives des anges et les voix qu'elle a entendues s'expliquaient pour les libres penseurs par des troubles psychologiques dus à l'enracinement des croyances populaires courantes à l'époque, et à des excès de dévotion qui se traduisaient en des visions, ce qui laisse conclure à des cas d'hallucinations. Michelet était lui-même de cet avis ; les voix que Jeanne aurait entendues sont dues à des états d'extase et de visions mystiques, ce qui était assez fréquent au Moyen Âge où les prophéties faisaient partie intégrante de la société et des convictions populaires courantes.

L'Église était d'un tout autre avis. La demande de canonisation de Jeanne s'accompagnait d'un retour à la scène de la question des voix, inspiratrices et sœurs célestes de Jeanne. Mais, encore une fois, cette question a été rejetée lorsque Rome exclut en 1969 Sainte-Catherine et Sainte-Marguerite de la liste des saints étant donné que leur existence était douteuse. Voilà une nouvelle énigme qui est venue s'ajouter à la liste de paradoxes concernant la légende de la Pucelle.

Avec le nationalisme du XIXe siècle finissant, et en relation directe avec l'Affaire Dreyfus et les répercussions qu'elle a eues sur l'histoire politique de la France, l'épopée de Jeanne est devenue le symbole de la lutte contre tout aspect d'invasion étrangère qui menace la France et risque de briser son unité. Le mythe de Jeanne s'est exprimé, au sein du nationalisme, contre le judaïsme, en rappel à la menace des Anglais qui pesait sur le pays pendant la guerre de Cent Ans. De même, à la veille de la deuxième guerre mondiale, le mythe de Jeanne a été ressuscité ; contre l'alliance avec l'Anglais proposée par les gaullistes, le Maréchal Pétain appelle à la résistance à l'exemple de la sainte du pays : « Une même pensée, un même instinct ont porté cette toute jeune et toute simple paysanne et le vieux et grand soldat vers un même destin historique. L'une et l'autre ont eu le sens de l'unité française. »23.

Au début du XXe siècle, le mythe de Jeanne est devenu une incarnation de l'affirmation partisane, tout en servant la fonction de rassemblement des Français ; tous les partis la réclamaient – chacun selon ses convictions – et tentaient de se l'approprier. Pourtant, en face de toute menace extérieure, c'est à Jeanne d'abord que l'on faisait appel. C'est d'ailleurs à elle que revient le mérite de dresser les obstacles contre l'étranger quel qu'il soit. Ainsi, paradoxalement, Jeanne a exprimé la solidarité et l'union du peuple français tout en tenant le rôle de l'identification partisane qu'on lui a attribué. De l'épopée légendaire allait naître un mythe modernisé, laïcisé, prêt à incarner les différentes orientations et les multiples idéologies des partis français. Il s'agit là d'un exemple frappant de l'universalité et de la multiplicité d'aspects qu'a pu revêtir son mythe.

Notes
19.

KRUMEICH, Gerd, ‘ Jeanne d'Arc à travers l'histoire ’, Préface de Régine PERNOUD, traduit de l'allemand par Josie MÉLY, Marie-Hélène PATEAU et Lisette ROSENFELD, Paris : Albain Michel, 1993, (Coll. Histoire), p. 28.

20.

Ibid. ’, p. 29.

21.

Ibid ’., p. 29.

22.

Ibid. ’, pp. 31-32.

23.

WINOCK, Michel, ‘ Jeanne d'Arc ’, « Les Lieux de mémoire III. Les France,3. De l'archive à l'emblème. »,‘ op. cit ’., p. 722.