Deuxième chapitre
Jeanne d'Arc dans l'espace et dans le temps

Une figure catholique

Un demi-millénaire sépare le procès de condamnation en 1431 de la canonisation de Jeanne survenue en 1920. Du bûcher d'une hérétique à la déclaration d'une sainte, en passant par le procès de réhabilitation en 1456 qui a déclaré nul le jugement prononcé contre elle, le culte de la Pucelle s'inscrit dans une longue tradition continue depuis le XVe siècle.

Longtemps attachée à l'Église catholique, la mémoire de Jeanne a rencontré – surtout au XVIIIe siècle – des adversaires dans le camp des anticléricaux. Il a fallu attendre le XIXe siècle et la Révolution française qui le prédomine pour voir un renouvellement dans la représentation de la figure de la Pucelle, à la lumière de l'opposition entre le libéralisme et l'anticléricalisme d'une part, et l'Église catholique d'autre part. La première moitié du XIXe siècle – surtout sous la Restauration, symbole de l'institution de l'ordre royal – a connu un vrai retour en scène de la figure de Jeanne. Dans la deuxième moitié du siècle, et lors de la commémoration du premier centenaire de la mort de Voltaire en 1878, les défenseurs de ce dernier se sont attaqués à l'Église en la personne de Jeanne d'Arc ; la passion anticléricale qui les animait leur inspirait le mépris de la mémoire de la Pucelle. En un mot, la représentation catholique de Jeanne au XIXe siècle dépendait moins de la continuité de la tradition du culte que de l'évolution de la politique intérieure.

Les catholiques se sont rendus compte du danger que représentait l'accaparement de la mémoire de Jeanne par les libres penseurs – Michelet a publié en 1841 son Ve tome de l'‘ Histoire de France, ’ consacré à Jeanne d'Arc où celle-ci apparaît comme un symbole du peuple écrasé par les autorités cléricales. Avant de devenir une arme dans les mains de leurs ennemis, les catholiques ont veillé à utiliser la mémoire de Jeanne en réaction contre toute tentative de laïcisation de la future sainte de l'Église. Le projet de la canonisation de Jeanne, mis en route par Mgr Dupanloup dès 1869, est donc en premier lieu une réplique à toutes les attaques des libres penseurs à l'Église.

Un des aspects du culte traditionnel catholique rendu à la Pucelle est, bien entendu, les fêtes commémoratives de la libération d'Orléans qui se tiennent le 8 mai de chaque année, date de la délivrance de la ville. Les panégyriques d'Orléans, prononcés à l'occasion de ces fêtes, constituent eux aussi un des éléments de la tradition de ce culte ; c'est dans ces panégyriques que se reflètent d'abord les nouvelles connaissances et les nouveaux centres d'intérêt propres à chaque époque. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, les panégyriques étaient centrés sur l'idée de la Providence qui protégeait Jeanne et la guidait dans ses exploits pour sauver la monarchie26. C'est dans ces mêmes panégyriques que se voit traitée aussi la polémique de la fin de la mission de Jeanne : celle-ci aurait dû se retirer après le sacre du roi à Reims, mais son amour pour la patrie l'aurait poussée à poursuivre son œuvre. Sous la Restauration, l'histoire de Jeanne était un instrument au service du royalisme : la version royaliste reprochait à Jeanne d'avoir poursuivi ses exploits sans l'accord du roi. Elle a enfreint les ordres et a mérité la punition pour sa désobéissance.

En opposition à la thèse républicaine qui faisait de Jeanne une patriote, une fille du peuple qui continuait à lutter pour l'accomplissement de son acte libérateur, les historiens catholiques insistaient, quant à sa mission, sur le fait qu'elle était d'abord un outil de la Providence, « le bras de Dieu qui anéantit les ennemis de la France. »27. Dans ce dernier cas, il serait donc hors de propos de prétendre que la mission de Jeanne prenait fin au sacre du roi ; les ennemis de la France n'étaient pas encore battus ; Jeanne devait donc poursuivre son œuvre. Dans son célèbre panégyrique de 1855, Mgr. Dupanloup, évêque d'Orléans, a battu cette thèse devenue classique ; pour lui, Dieu a chargé la France d'une mission universelle : « […] elle se préparait [la France] à marcher désormais à la tête des peuples européens, reine du monde civilisé […] »28. Jeanne a délivré la France : elle est donc au service de la volonté divine.

Avant Mgr. Dupanloup, c'était l'abbé Pie qui, dans son panégyrique de 1844 a parlé de Jeanne comme étant un outil conçu par Dieu pour sauver la France, ce qui se contredisait avec la version classique de la fin de la mission de Jeanne. En effet, le rejet de la thèse classique s'est inscrit dans une nouvelle lignée de la tradition catholique qui, jusqu'alors, s'était occupée de servir la cause du roi Charles VII et de le défendre contre toute accusation de trahison au sujet de Jeanne d'Arc.

Jusqu'au XIXe siècle, la conception catholique de l'image de Jeanne était en quelque sorte limitée aux seules fonctions qu'elle avait remplies et les preuves qu'elle avait fournies durant sa vie ; une image figée, qui se profilait dans les sermons des prêtres, et qui ne se préoccupait pas de la personne même de Jeanne en tant qu'individu. C'est surtout grâce aux travaux devenus publics des historiens libéraux, tels Michelet et Quicherat, que de nouveaux centres d'intérêt allaient voir le jour sans pour autant éclipser, chez les catholiques, cette image héritée des siècles précédents. En effet, les historiens libéraux reléguaient au second plan le surnaturel et l'intervention divine, considérés jusqu'alors comme les principaux moteurs de l'acte de Jeanne. Les voix et les visions ne sont qu'un accessoire, tandis que le vrai motif de son acte réside dans son amour pour la patrie. C'est donc à partir de cette nouvelle orientation dans la représentation de Jeanne et de son mythe que les catholiques allaient pouvoir cerner de plus près sa personnalité, en essayant toutefois de conjuguer cette découverte avec l'image classique qu'ils donnaient de la Pucelle.

Notes
26.

KRUMEICH, Gerd, ‘ Jeanne d'Arc à travers l'histoire ’, ‘ op. cit ’., p. 129.

27.

Ibid ’., p. 133.

28.

Ibid ’., p. 163.