Une figure nationaliste

Dès le début du XXe siècle, le culte de Jeanne s'est inscrit dans la lignée des nationalistes ; elle est donc une figure de droite. Mais ce passage ne s'est pas opéré du jour au lendemain. À la fin du XIXe siècle, Jeanne a longtemps fait l'objet des conflits entre droite et gauche visant l'appropriation de sa mémoire.

Au XIXe siècle, les catholiques, partisans de la monarchie, étaient hostiles au sentiment national, produit de la Révolution française. Toutefois, tout au long du siècle, cette passion nationale allait changer de face chez ces mêmes catholiques, et Jeanne d'Arc, célébrée par Michelet et les Républicains comme étant l'incarnation de la patrie, allait bientôt se faire éclipser par la nouvelle image catholique : « la sainte patronne de la patrie »35. D'ailleurs, les tentatives de récupération de la mémoire de la Pucelle par les catholiques, symbolisées par la démarche visant sa canonisation en 1869 par Mgr. Dupanloup, ont provoqué un rejet du personnage chez les libres penseurs, ce qui a favorisé son accaparement par la droite nationaliste. Désormais, la figure de Jeanne allait être dressée comme un symbole de résistance contre toute menace étrangère.

Les circonstances politiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle semblaient être favorables à l'appropriation du personnage de Jeanne par la droite : l'affaire Dreyfus, qui a débuté en 1894, a permis aux nationalistes de remettre en cause la République soutenue par les Juifs et les francs-maçons36 qui constituaient une vraie menace à l'identité nationale française. Jeanne est alors célébrée par les nationalistes comme étant l'incarnation de l'union de la France contre l'invasion juive, qui reproduisait la menace anglaise au Moyen Âge. Mais la menace ne venait pas toujours de l'extérieur ; l'évêque Pierre Cauchon était vendu aux Anglais. De même, l'affaire Thalamas37 en 1904 a élargi le fossé qui séparait les nationalistes des Républicains et a constitué une étape importante dans l'appropriation de Jeanne par le mouvement nationaliste, devenu désormais le symbole de la réconciliation entre la tradition catholique et la passion nationale.

Cependant, au sein de la lutte pour la réappropriation du mythe de Jeanne d'Arc par les catholiques, certains Républicains n'entendaient pas lâcher prise ; ils continuaient à défendre Jeanne pour, à travers elle, signer la réconciliation entre les différents partis et glorifier l'unité française. En 1884, Joseph Fabre, député radical de l'Aveyron, a proposé l'établissement d'une fête nationale de Jeanne d'Arc qui pourrait avoir lieu le 8 mai, date de la libération d'Orléans. Le projet n'est pas voté par le sénat. Dix ans plus tard, devenu sénateur, il a renouvelé sa proposition qui, cette fois, a été votée. Mais c'est en 1920 – quelques semaines après la canonisation de Jeanne par le pape Benoît XV – que la fête nationale de Jeanne d'Arc a été établie, suite au projet déposé par Maurice Barrès, député en 1914 et président de la Ligue des patriotes après la guerre38. Jeanne est désormais célébrée pour son rôle de rassembler les Français devant les dangers extérieurs. Maurice Barrès a écrit en 1914 : « Son culte est né avec la patrie envahie ; elle est l'incarnation de la résistance contre l'étranger. »39. Pourtant, au sein d'une même nation et à travers les luttes entre partis opposés pour confisquer sa mémoire, Jeanne est le symbole de l'affirmation partisane ; en 1920, en expliquant les motifs de son projet, le même Maurice Barrès s'est exprimé dans les termes suivants :

‘Il n'y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou philosophique, dont Jeanne d'Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholiques ? C'est une martyre et une sainte, que l'Église vient de mettre sur les autels. Êtes-vous Royalistes ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste que cette mystique ; […]. Pour les Républicains, c'est l'enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies. […] Enfin les socialistes ne peuvent oublier qu'elle disait : “J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux.” Ainsi tous les partis peuvent réclamer Jeanne d'Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C'est autour de sa bannière que peut s'accomplir aujourd'hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de la réconciliation nationale.40

Après l'institution d'une fête nationale de Jeanne d'Arc, les relations entre la République française et le Saint-Siège ont repris, après avoir été rompues depuis 1905, date de la séparation entre l'Église et l'État.

Toutefois la droite nationaliste a continué à revendiquer la mémoire de Jeanne ; en 1926, le pape Pie XI a condamné l'Action française. Charles Maurras a tenté alors un rapprochement entre le personnage de Jeanne et l'Action française, condamnée par « une Église ignorante »41.

Pendant la deuxième guerre mondiale, le souvenir de Jeanne est ravivé, elle est devenue le symbole de la révolution contre toute occupation étrangère du pays. Elle est de ce fait identifiée au Maréchal Pétain qui, face aux demandes des gaullistes de se rallier aux Anglais, a refusé tout aspect de ralliement, suivant ainsi l'exemple de Jeanne d'Arc.

Enfin, en créant le Front National en 1972, Jean-Marie Le Pen a choisi le 1er mai pour célébrer la fête de Jeanne d'Arc qu'il a instituée comme figure emblématique, symbole de l'appartenance à la patrie et de la lutte contre les envahisseurs et les étrangers.

Notes
35.

WINOCK, Michel, ‘ Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? ’, « L'Histoire », n°210, mai 1997, Paris, Éditions du Seuil, p. 62.

36.

WINOCK, Michel, ‘ Jeanne d'Arc ’, « Les Lieux de mémoire III. Les France,3. De l'archive à l'emblème. », ‘ op. cit ’., p. 710.

37.

En 1904, Amédée Thalamas, professeur d'histoire au Lycée Condorcet, a exposé sa vision positiviste de Jeanne d'Arc – il bannissait les miracles et tout aspect de surnaturel dans sa vie –, ce qui a provoqué la colère des nationalistes. Une enquête a été menée par les soins du ministre de l'Instruction publique qui a dû, quelques jours plus tard, déplacer Thalamas au Lycée Charlemagne. En 1908, l'affaire a été ranimée quand la Sorbonne a retenu la proposition de Thalamas de donner un cours sur la pédagogie de l'histoire. En 1909, les nationalistes ont réussi à mettre le professeur hors de son cours. RASMUSSEN, Anne, ‘ L'affaire Thalamas ’, « L'Histoire », n°210, mai 1997, p. 62.

38.

WINOCK, Michel, ‘ Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? ’, « L'Histoire », ‘ op. cit ’., p. 64.

39.

BARRÈS, Maurice ‘ in ’ Michel WINOCK, ‘ Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? ’, « L'Histoire », ‘ op. cit ’., p. 64.

40.

Ibid ’., pp. 64-65.

41.

WINOCK, Michel, ‘ Jeanne d'Arc ’, « Les Lieux de mémoire III. Les France,3. De l'archive à l'emblème. », ‘ op. cit ’., p. 718.