Choix et influences du personnage

Dans son livre ‘ Expériences de ma vie ’, Jules Isaac, ami de Péguy au Lycée Lakanal, a affirmé la simultanéité de l'adhésion de Péguy au socialisme et de la conception et la création de la première ‘ Jeanne d'Arc ’ (1897). Péguy a dû interrompre ses études au Lycée Lakanal en l'année universitaire 1892-1893 pour rejoindre le régiment. En 1894, il est reçu à l'École normale supérieure. Dès sa rentrée, il paraît préoccupé par son travail sur Jeanne d'Arc ; il emprunte les ouvrages d'Henri Wallon, de Quicherat – les ‘ Aperçus nouveaux ’ et les ‘ Procès ’ – et de Lanéry d'Arc. En 1895, il demande un congé d'un an et rentre à Orléans pour se mettre à son grand projet qu'il a annoncé pour la première fois en 1895 dans une lettre adressée à son ami d'enfance, Camille Bidault :

‘Tout à fait entre nous, tu sais que je travaille un peu plus à fond l'histoire de Jeanne d'Arc. – Je travaille cette histoire comme si elle se passait sous mes yeux et surtout comme si la fin m'était encore inconnue. – Je continue à travailler à l'histoire de Jeanne d'Arc ou plutôt de sa vie intérieure.45

L'adhésion officielle de Péguy au parti socialiste date de 1895, c'est-à-dire à la même époque de la création de sa première ‘ Jeanne d'Arc ’. Il serait donc évident de conclure à la nature socialiste de cette première œuvre. Cependant, dans son livre ‘ Péguy ’, et dans le chapitre consacré à l'étude de la genèse de cette œuvre, Bernard Guyon montre qu'elle n'est pas le résultat de la conversion socialiste ; Péguy lui-même ne serait pas sensible à l'influence de sa « révolution intérieure profonde »46 sur l'œuvre à laquelle il s'était consacré. Guyon prend appui sur les propos mêmes de Péguy dans une lettre que ce dernier a écrit à Bidault en 1896 :

‘Je travaille cette histoire comme si elle se passait sous mes yeux et surtout comme si la fin m'était encore inconnue. J'en suis bien heureux, et je ferais volontiers durer ce plaisir très longtemps. Mais je me dépêche et pour des raisons assez graves… Je me suis officiellement classé avec les socialistes… Quoi qu'il en soit, je veux au moins finir cette étude désintéressée avant de commencer l'action.47

Ainsi, de l'aveu même de Péguy, la conception de Jeanne d'Arc serait antérieure à toute action au sein du parti socialiste. Ce ne serait donc qu'en terminant son œuvre qu'il se serait aperçu du lien qui existait entre son engagement personnel et l'œuvre qu'il venait d'achever. En dédicaçant sa pièce « À toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l'établissement de la République socialiste universelle, […] », Péguy a franchi un premier pas vers l'acte socialiste ; la publication de son drame en décembre 1897 – précédé de quelques mois de la publication du premier article dans la Revue socialiste, intitulé « De la Cité socialiste » (février 1897) – a rendu concret un engagement qu'il tenait longtemps enfermé en lui-même. D'ailleurs – toujours selon Guyon –, Péguy n'entreprenait pas la création d'un drame ; sa ‘ Jeanne d'Arc ’ était d'abord conçue sous la forme d'une œuvre historique ; ce ne serait donc qu'après avoir assisté aux représentations d'‘ Œdipe-Roi ’ et d'‘ Antigone ’ au Théâtre français et à Orange que le travail historique s'est converti en drame. Mais pourquoi Péguy a-t-il choisi la figure de Jeanne d'Arc comme héroïne de son œuvre plutôt que toute autre figure historique ou légendaire ?

Né à Orléans, Péguy, dès son enfance, est habitué à voir revivre chaque année le mythe de la libération de la ville à l'occasion des fêtes du 8 mai ; procession, messes, spectacles, musique, tout contribuait à ressusciter le passé, à rétablir la scène de la levée du siège pour célébrer le courage et la vaillance de cette simple bergère. Péguy a dû être charmé par le visage de cette petite fille qui a asservi les troupes ennemies, a combattu pour sauver les Français et a perdu sa vie au service de la gloire de la France. Cette figure, qui sera enrichie plus tard à l'école primaire, et surtout à l'École normale dont le directeur lui a prêté Michelet, a réussi à trouver le bon chemin dans l'œuvre de Péguy : inconsciemment, la révolte intérieure du jeune militant socialiste s'est identifiée à l'image de cette petite fille révoltée.

En effet, chez Péguy, comme chez Michelet, Jeanne est l'incarnation du peuple : elle est sensible aux malheurs des autres. C'est la raison pour laquelle – ce qui est manifeste dans le drame – l'origine de son acte réside moins dans l'appel divin et la mission qui lui a été confiée par Dieu que dans sa sensibilité et sa pitié quant aux misères qui s'abattent sur les hommes. Elle est scandalisée devant le spectacle du Mal, du péché et de la damnation éternelle ; elle décide de faire la charité, mais ce remède s'avère bientôt inefficace. La prise de conscience du Mal, le sentiment de culpabilité, de complicité et de responsabilité personnelle, l'amour et la pitié pour ses semblables, tout cela contribue à faire naître la révolte dans son âme.

Cette première image de Jeanne reçoit, chez Péguy, d'autres enrichissements. Plusieurs auteurs et critiques ont remarqué l'influence de l'héroïne de Sophocle, Antigone, sur le comportement et le caractère du personnage de Jeanne ; dans son livre ‘ L'Univers féminin dans l'œuvre de Charles Péguy. Essai sur l'imagination créatrice d'un poète ’, Robert Vigneault met l'accent sur l'admiration de Péguy pour le personnage d'Antigone et parle de l'influence directe que cette figure a exercée sur celle de Jeanne chez Péguy :

‘La vocation d'Antigone évoque celle de Jeanne. Et il est remarquable que cette figure si haute comparée à “l'homme” “forcément mesuré et grossier” (sic) reste à ses yeux “la petite fille”, et non pas simplement “future femme”, mais “petite (sic) future femme”, intouchable, hors d'atteinte et de basse condition dans son gynécée ! Morte jeune (sic) d'ailleurs, – donc avant d'avoir pu vraiment devenir une femme (sic) – Antigone rejoint et surpasse Œdipe dans son échec triomphant et devient “l'éternelle Antigone”, […].48

De même, dans son livre ‘ Le mythe d'Antigone ’, Simone Fraisse a bien vu l'influence exercée par la figure d'Antigone, interprétée par Julia Bartet à Orange en 1894, sur ce jeune passionné de théâtre : « Péguy est le plus sensible à la parenté des deux héroïnes »49. Elle parle du parallélisme entre les deux scènes d'exposition de la tragédie de Sophocle et du drame de Péguy ; dans le drame de 1897, le dialogue qui s'ouvre entre Jeanne et Hauviette rappelle le prologue de Sophocle qui oppose Antigone à Ismène. Pourtant, « Il [Péguy] n'a jamais développé expressément la comparaison, peut-être parce qu'il se défendait – contre son propre penchant – de mêler les vocabulaires païen et chrétien. Mais elle affleure tout au long de son œuvre. »50.

Le refus de se soumettre aux lois, la révolte qui l'anime, la pitié pour ses deux frères, l'orgueil, et même l'âge d'Antigone seraient des sources d'inspirations à Péguy ; comme sa sœur aînée, Jeanne a une mission à accomplir. Certes, la mission d'Antigone n'est pas d'origine divine ; fille du monde antique, elle agit par amour et fidélité pour les siens. En revanche, Jeanne a été envoyée par Dieu pour sauver la France et mettre fin à la souffrance des Français. Toutefois Péguy relègue au second plan cette intervention divine, puisqu'il place l'épisode de la manifestation des anges à Jeanne bien après avoir mis en scène sa révolte intérieure. Il convient mieux donc de parler d'une vocation, d'une prédisposition à recevoir l'ordre divin. Ce n'est pas parce qu'elle a reçu l'ordre de Dieu qu'elle a agi ; bouleversée par le spectacle de la souffrance et des malheurs que la guerre ne cesse de produire, Jeanne a longtemps prémédité un acte qui puisse constituer un remède au « Mal universel »51.

La fidélité d'une païenne, tant admirée par Péguy, enseigne son dévouement à la fille chrétienne qui, sous la plume de Péguy, se transforme en une héroïne, une sainte et une martyre de la foi. « En 1910 encore il rêve de faire jouer sa ‘ Jeanne d'Arc ’ pour les fêtes annuelles d'Orléans, “comme à Orange”, avouant ainsi le souvenir qui lui a dicté sa création dramatique. »52.

Notes
45.

In ’ ISAAC, Jules, ‘ Expériences de ma vie ’, ‘ op. cit ’, p. 89.

46.

GUYON, Bernard, ‘ Péguy ’,‘ op.cit ’., p. 44.

47.

In ’ GUYON, Bernard, ‘ Péguy ’, ‘ op. cit ’, p. 44.

48.

VIGNEAULT, Robert,‘ L'Univers féminin dans l'oeuvre de Charles Péguy. Essai sur l'imagination créatrice dun poète ’. Bruges : Desclée de Brouwer - les Éditions Bellarmin, 1967, (Coll. Essais pour notre temps 6), p. 105.

49.

FRAISSE, Simone, ‘ Le Mythe d'Antigone ’, Paris : librairie Armand Collin, 1974, p. 47.

50.

Ibid ’., p. 48.

51.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc, Oeuvres Poétiques Complètes ’, Introduction de François Porché, Paris : Gallimard, 1957, (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), p. 37.

52.

FRAISSE, Simone, Le Mythe d'Antigone, ‘ op. cit ’., p. 48.