Deuxième partie
héroïsme et sainteté

Premier chapitre
Ses deux Jeanne d'Arc

Comparaison entre ‘ Jeanne d'Arc ’ (1897) et ‘ le Mystère ’ (1910)

Comme nous l'avons déjà montré dans le chapitre précédent55, la première œuvre que Péguy avait méditée sur Jeanne d'Arc était d'abord une œuvre historique. C'est après avoir assisté aux représentations d'‘ Œdipe-roi ’ et d'‘ Antigone ’ à Orange que son projet s'est converti en drame. Le souci de Péguy était avant tout d'écrire l'histoire intérieure de cette héroïne du passé dont il voyait, chaque année, le souvenir parcourir la ville d'Orléans. Mais il s'est vite rendu compte que réaliser ce projet, d'après les sources qu'il possédait, était une tâche presque impossible : « Je me suis rendu compte qu'il était décidément impossible, avec l'histoire telle qu'on est forcé de l'écrire, de faire l'histoire de cette vie intérieure. »56. Car, pour Péguy, la possession et la connaissance des sources et des événements tels qu'ils étaient passés ne garantit pas nécessairement une vraie connaissance de la réalité. La description de la vie intérieure d'un personnage du passé implique donc une totale adhésion, une incarnation dans ce personnage ; il s'agit de ressusciter le passé en franchissant les barrières temporelles, en un mot, créer.

On a souvent parlé de la simultanéité de la composition du drame de ‘ Jeanne d'Arc ’ et de l'adhésion de Péguy au socialisme ; le climat de révolte et de désespoir qui commande la pièce, l'inefficacité de la charité aux yeux de Jeanne à vaincre le Mal et la souffrance qui l'emporte partout reproduisent en quelques sortes l'attitude de Péguy lui-même face à l'inégalité et à l'injustice qui règnent dans le monde. En dehors de toutes les circonstances qui ont accompagné la création de cette œuvre, allons voir de plus près, dans le texte lui-même, la situation de Jeanne face au Mal, et comment le ‘ Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, rien que par la reproduction de quelques pages du drame, a réussi à apporter une solution aux malheurs des hommes et à remplacer le désespoir par l'espérance dans les « promesses éternelles »57.

Depuis le début de la pièce, la portée de la souffrance apparaît universelle ; le Mal dont parle Jeanne n'est pas seulement lié à la souffrance des corps ou au manque du pain quotidien, c'est une souffrance des âmes, une perdition même : « j'ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas ; j'ai pensé à tous les malheureux qui ne sont pas consolés ; j'ai pensé à ceux-là qui ne veulent pas qu'on les console »58. Non seulement universel, le Mal est en outre lié au temps : « Ils auront faim ce soir ; ils auront faim demain. »59. Voilà ce qui fait la détresse de Jeanne ; la charité est un remède temporel qui n'est pas à la mesure de la souffrance. Il lui faudra donc vaincre le Mal, mais ce serait dans une solution qui l'emportera sur le temps humain lui-même, source de dégénérescence et de vieillissement. L'angoisse de Jeanne atteint son paroxysme lorsqu'elle annonce la vanité de la charité :

‘Qu'importent nos efforts d'un jour ? qu'importent nos charités ? […].Pour un blessé que nous soignons par hasard, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre infatigable en fait par centaines, elle, et tous les jours, des blessés, des malades et des abandonnés. Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines.60

Pour que le remède soit efficace, il faut qu'il soit universel et ceci n'est possible qu'en « tu[ant] la guerre »61. La morale pacifiste de la petite Hauviette – morale d'acceptation et de soumission totale à la volonté de Dieu – ne fait qu'attiser la fureur et la révolte de Jeanne. De même, la solution apportée par Madame Gervaise – sauver les âmes « En imitant Jésus ; en écoutant Jésus »62 ce qui se traduit en trois mots ; prêcher, prier, souffrir – ne semble pas suffire à Jeanne ; la prière est nécessaire, mais elle doit être accompagnée d'un acte libérateur : il faut se battre. Ainsi la libération du Mont Saint-Michel est-t-elle à ses yeux une conséquence de l'association de la prière à l'acte :

‘Vous nous avez montré mieux que par la parole
Ce qu'il faut que l'on fasse après qu'on a prié63

Persuadée que la délivrance du Mont Saint-Michel était un message de Dieu adressé à elle, en réponse à sa prière, et que la solution qu'elle avait imaginée s'est avérée la seule apte à lutter contre la souffrance et le Mal, Jeanne demande à présent le chef de guerre capable d'associer la prière à l'acte pour guider les hommes dans la bataille et opérer le salut des âmes :

‘Voilà ce qu'il nous faut : c'est un chef de bataille
Qui fasse le matin sa prière à genoux
Comme eux, avant d'aller frapper dans la bataille
[…]
Qu'il soit chef de bataille et chef de la prière.64

Dans cette longue prière pour le chef de guerre, le climat de la révolte s'est atténué ; c'est à présent une Jeanne plus confiante qui parle, rêveuse de gloire et plus soumise à la volonté de Dieu. Mais l'appel au chef de guerre déclenche dans la prière de Jeanne un autre sujet ; la libération des Anglais pour retrouver les jours heureux du temps passé – c'est là en effet une des caractéristiques du style de Péguy ; les réflexions s'étendent, les thèmes se croisent de façon que ce soit la diversité des sujets évoqués qui fait l'unité et l'originalité de son style. Dans ces quelques strophes qui évoquent le temps passé, la libération des Anglais est une image de la libération de toutes sortes de Mal. En outre, l'évocation du « temps passé » et de ses héros – « Roland », « Charlemagne », « saint Louis » – rappellent la gloire passée de la France et introduisent, en même temps, le thème du temps corrupteur :

‘Que notre France après soit la maison divine
Et la maison vivante ainsi qu'au temps passé,
La maison devant qui tout malfaisant s'incline,
La maison qui prévaut sur Satan terrassé ;

La maison souveraine ainsi qu'au temps passé,
Quand le comte Roland mourait face à l'Espagne
Et face aux Sarrasins qu'il avait éblouis,
Quand le comte Roland mourait pour Charlemagne ;
[…]65

Le Mal est ici identifié à l'œuvre du temps. Se libérer du Mal serait donc retrouver l'innocence de la France, « la maison divine », fraîchement sortie des mains du créateur puisque son empreinte y était encore visible : « maison vivante », « maison souveraine ». Dans ce petit voyage au passé, une lueur d'espoir pointe déjà dans les paroles de Jeanne, comme si elle invoquait les bons esprits de ces héros pour qu'ils s'incarnent dans les âmes des Français et sauvent à jamais la France de la perdition. Elle rêve d'une France vaillante, comme celle d'autrefois, qui ne comptait que des héros.

Et voilà que, à travers la prière pour le chef de guerre et l'appel à la France du passé, surgisse un troisième thème : le paradis terrestre. Chez Péguy, le climat de l'enfance du monde et de son innocence a toujours eu pour support la France ; comme dans ‘ Ève ’, les villages, les champs, les plaines, les ruisseaux, etc. constituent tout ce que Péguy place au premier berceau du monde :

‘Vous n'avez plus connu la terre maternelle
Fomentant sur son sein les faciles épis,
Et la race pendue aux innombrables pis
D'une nature chaste ensemble que charnelle.

Vous n'avez plus connu ni la glèbe facile,
Ni le silence de l'ombre et cette lourde grappe,
Ni l'océan des blés et cette lourde nappe,
Et les jours de bonheur se suivant à la file.

Vous n'avez plus connu ni cette plaine grasse,
Ni l'avoine et le seigle et leurs débordements,
Ni la vigne et la treille et leurs festonnements,
Et les jours de bonheur se suivant à la trace.66
Notes
55.

Cf. p. 50.

56.

In ’ GUYON, Bernard, ‘ Péguy ’, ‘ op. cit ’, p. 45.

57.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ Oeuvres Poétiques Complètes ’, ‘ op. cit. ’, p. 525.

58.

Ibid. ’, p. 30.

59.

Ibid ’., p. 31.

60.

Ibid. ’, p. 31.

61.

Ibid ’., p. 31.

62.

Ibid. ’, p. 40.

63.

Ibid. ’, p. 45.

64.

Ibid. ’, p. 45

65.

Ibid ’., p. 47.

66.

PÉGUY, Charles, ‘ Ève ’, ‘ Oeuvres Poétiques Complètes ’, Introduction de François Porché, Paris : Gallimard, 1957, (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), p. 936.