La prière de Jeanne

Voyant le Mal triompher partout et la damnation gagner les âmes sans pouvoir rien faire pour l'arrêter, Jeanne se sent complice et responsable. Elle va jusqu'à invoquer sur elle la damnation éternelle pour sauver les damnés et leur épargner les flammes de l'enfer :

‘O s'il faut, pour sauver de la flamme éternelle
Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance,
Abandonner mon corps à la flamme éternelle,
Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle ;

Et s'il faut, pour sauver de l'Absence éternelle
Les âmes des damnés s'affolant de l'Absence,
Abandonner mon âme à l'Absence éternelle,
Que mon âme s'en aille en l'Absence éternelle.67

Mais pour Madame Gervaise, la souffrance éternelle est incapable de sauver les damnés ; Jésus n'a pas choisi la souffrance éternelle parce qu'elle est vaine et n'opère pas le salut. C'est alors que Jeanne fait alterner le langage de l'éternel par celui de l'humain :

‘S'il faut, pour tirer saufs de la flamme éternelle
Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance,
Laisser mon corps à la souffrance humaine,
Mon Dieu, gardez mon corps à la souffrance humaine ;

Et s'il faut pour sauver de l'Absence éternelle
Les âmes des damnés s'affolant de l'Absence,
Laisser longtemps mon âme à la souffrance humaine,
Qu'elle reste vivante en la souffrance humaine.68

Jeanne dit la prière en vers, en forme d'alexandrins. Les mots de la rime marquent une substitution de l'éternel par l'humain, en réponse à la dialectique de Madame Gervaise : la souffrance infernale, contrairement à la souffrance humaine, ne produit pas le salut ; la « souffrance » et « l'Absence » citées plus haut et considérées dans leur dimension « éternelle » sont substituées par la « souffrance humaine » qui, aux yeux de Jeanne, constitue le seul remède au Mal et le seul moyen possible pour le salut des âmes.

Nombreuses sont les scènes où Jeanne est en état de prière. Pourtant son attitude n'est pas toujours la même ; tantôt c'est une prière de révolte, tantôt une prière de demande et tantôt une prière de soumission et de remerciements, comme dans la prière après la libération du Mont Saint-Michel. À ces différents types de prière correspond une forme particulière, un rythme, un langage qui ne sont pas les mêmes dans tous les cas et qui varient suivant l'attitude dans la prière. Après le long dialogue qu'elle a eu avec Madame Gervaise pour répondre à la question qui la tourmente : « qui donc faut-il sauver ? Comment faut-il sauver ? » – dialogue qui prend fin par les paroles de celle-ci enseignant la totale soumission à l'ordre et à la volonté de Dieu quand on a bien fait la prière et la souffrance – Jeanne essaie de faire la prière comme le lui a indiqué Madame Gervaise ; prière d'acceptation et de résignation à la volonté divine. Pendant quelques instants, elle oublie tout de sa révolte et de son indignation, elle avoue tout admettre de la part de Dieu qui a tout fait « pour le mieux »69. Elle se repentit même et avoue ne pas avoir raison de se plaindre :

‘O mon Dieu je sais bien que Madame Gervaise
A raison ; je sais bien qu'Hauviette a raison ;
Oui je sais bien, mon Dieu, que ma plainte est mauvaise,
Que nos blés sont à vous pour faire la moisson
Comme il vous plaît ; je sais bien que vous avez raison.70

Dans cette prière encore baignée des paroles de la couventine, Jeanne apparaît calme, comme si elle avait trouvé la solution qu'elle cherchait. Mais soudain tout bascule, la révolte remonte à la surface, le climat de la prière douce et calme s'assombrit pour céder la place à une prière d'indignation et de scandale ; Jeanne se rend compte de l'éternelle damnation des âmes qui continue pendant qu'elle fait sa prière ; Dieu est « occupé à damner des âmes »71. La sérénité qui accompagne la prière dans la soumission est exprimée par des vers rythmés, comme c'est le cas de l'extrait cité plus haut ; quand son âme est calme, Jeanne se laisse guider par la douceur des mots, par le chant des rythmes, par l'exaltation de l'œuvre de Dieu dans le monde. Mais ce climat n'est pas fait pour durer, surtout dans le drame où la révolte prend le dessus, où le refus qui habite l'âme de Jeanne perturbe la paix de la prière. Tout se brouille ; le rythme se casse, les mots ne sont plus là pour exprimer le repos de l'âme ; à présent tout se réunit pour crier : révolte. Pour Jeanne, prier rime avec poésie. Quand elle s'exprime en prose, c'est qu'elle « ne peu[t] plus prier. »72. Par cette phrase, c'est Jeanne elle-même qui annonce l'interruption de la prière et le retour de la révolte.

Mais si les vers ne peuvent pas accompagner la révolte, le découragement, la faiblesse et la lassitude de l'âme sont de même des sources de déclenchement de la prière en poésie. Bouleversée devant la scène de l'attaque des troupes bourguignonnes, la destruction, le spectacle de détresse qui a gagné les âmes, Jeanne renouvelle sa demande du chef de guerre, sans omettre de signaler encore une fois la marque du temps destructeur – l'oubli –, seul responsable des malheurs qui s'abattent sur la France :

‘Car il ne se peut pas que les Français soient lâches,
Mais ils ont oublié qu'ils étaient courageux.73

Le recours aux vers se traduit ici non par une prière de soumission, mais par une prière de lassitude, comme si l'âme de Jeanne était tellement accablée de douleurs qu'elle ne trouve plus la force pour se révolter. Elle prie, non dans la joie, ni dans l'espoir de pouvoir un jour remédier au Mal ; sa prière porte la marque d'une âme affaiblie par la succession des malheurs ; elle a recours à la prière comme dernier et seul moyen de vaincre le Mal :

‘Ils ne marcheront pas s'ils n'ont un chef de guerre
Dont la vaillance neuve aille aux âmes lassées,
Qui nous enseigne enfin l'efficace prière,
Et qui relève droit les âmes affaissées ;74

Non seulement son âme à elle, il s'agit des âmes usées de tous les Français qui, à présent, font appel à la « vaillance neuve » du chef de guerre qui joigne l'acte à la prière.

La prière de Jeanne est vite exaucée : elle a entendu la voix des anges qui lui annoncent la tâche assignée par Dieu. Le chef de guerre est nommé, il n'a plus qu'à obéir. C'est à partir de cette scène que commence la mission de Jeanne selon la légende. Mais chez Péguy tout se passe autrement ; sans s'attarder sur les motifs qui ont poussé Jeanne à agir – il en sera question dans le chapitre suivant –, son inquiétude pour les malheureux, les longues prières de révolte et de demande de chef de guerre ont déjà inscrit le destin de Jeanne et préparé le terrain pour recevoir l'ordre de partir pour le combat.

Dans une atmosphère d'exaltation, Jeanne décrit la scène de l'apparition des anges, leur appel, leurs voix admirables et leurs regards inoubliables. Mais hélas ! Le rêve n'est pas fait pour durer ; aussitôt entendues, les voix s'éclipsent laissant Jeanne plus seule, plus malheureuse que jamais. Au lieu de lui apporter la sérénité et la confiance, l'apparition des anges n'a fait que la décourager de plus en plus ; la grandeur de la tâche qui lui est assignée la pousse à se juger incapable de guider les soldats. Elle refuse donc de partir et renouvelle sa demande pour un autre chef de guerre, plus courageux, plus vaillant et plus déterminé à agir.

Encore une fois il s'agit du recours au vers pour exprimer la joie d'être exaucée par Dieu et visitée par les anges, le regret de les voir se retirer, et la faiblesse devant la grandeur de la tâche assignée par Dieu. Strophes bien rythmées, bien rimées qui traduisent au début le bonheur et constituent une sorte de célébration des sœurs célestes, et qui, à la fin, reproduisent et renouvellent l'appel à un autre chef de guerre. Toutefois, les vers détachés de l'ensemble des strophes servent à mettre l'accent sur la mission de Jeanne :

‘Vous m'avez dit de votre voix inoubliable :

« Jeanne, voici que Dieu t'a choisie à présent
Va chasser les Anglais du royaume qu'il aime
 ; » (sic)

Et vous m'avez laissée ici-bas sans conseil,
Seule à faire à présent la tâche difficile.75

Détachés de l'ensemble de la prière, ces quelques vers constituent un résumé de la tâche à laquelle Dieu a destiné Jeanne. D'ailleurs, ces vers qui figurent à la fin de la prière marquent ce en quoi consiste l'essentiel de la réflexion et des demandes de Jeanne, de façon à confondre si c'est vraiment les strophes qui tiennent le rôle de demandes ou de réflexions ou si ces vers constituent une sorte de résumé de ses souhaits :

‘Mais vous connaissez bien que les soldats sont brutes,
Et que je ne peux pas m'en aller avec eux.
[…]
Envoyez-nous le chef encor plus brutal qu'eux.
[…]
O mon Dieu, donnez-nous un meilleur chef de guerre.76

Hauviette est venue annoncer à Jeanne la perte de la France si Orléans tombe dans les mains des Anglais. Pour ce faire elle a eu recours à un langage de mort et d'agonie : la France serait un malade sur son lit d'agonie. Mais Jeanne refuse de parler le langage de « la mort » : elle n'admet pas la défaite de la France. Elle décide de partir à la bataille.

Notes
67.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 38.

68.

Ibid ’., pp. 38-39.

69.

Ibid ’., p. 42.

70.

Ibid. ’, p. 42.

71.

Ibid ’., p. 43.

72.

Ibid. ’, p. 43.

73.

Ibid ’., p. 49.

74.

Ibid ’., p. 49.

75.

Ibid ’., p. 52.

76.

Ibid. ’, p. 53.