La trilogie de Jeanne d'Arc

Presque trois ans séparent l'annonce des voix faite à Jeanne pour délivrer la France et la décision qu'elle a prise de partir pour le champ de bataille, après s'être redu compte de la menace qui pesait sur son pays, à savoir : le siège d'Orléans était l'étape définitive avant la prise de la France. Jeanne part donc pour répondre à l'appel de ses voix ainsi qu'à celui de la France. Toutefois, à la différence de la légende qui ne parle que du rôle du merveilleux dans l'acte de Jeanne d'Arc, le drame de Péguy met en scène un autre élément – méconnu de la légende – qui dote l'acte de Jeanne d'un nouvel aspect et double la volonté divine d'une décision humaine. Cette dialectique du sens de l'acte de Jeanne sera traitée dans le chapitre suivant. L'accent est donc mis – dans cette première scène de la vie de l'héroïne (À Domremy) – sur l'état d'âme de Jeanne, ses soucis, ses préoccupations, ses doutes, ses inquiétudes, ses réflexions, ses prières, en un mot : son drame intérieur.

Dans la deuxième scène – (Les Batailles) – Jeanne n'est plus celle de la première pièce ; elle n'est plus celle que le spectacle de la guerre affole et révolte – mais il ne faut cependant pas entendre par là qu'elle n'y est plus sensible. Ce n'est plus elle qui est mise en scène, ce n'est plus elle que l'on entend parler ; c'est plutôt Jeanne vue par les autres, elle est là à travers ce qu'on raconte d'elle. Ses courtes apparitions sur scène montrent une Jeanne totalement préoccupée par le combat ; elle est là pour donner des ordres, parler de la bataille du jour ou de celle du lendemain. Il est vrai qu'elle n'est plus là pour dire des prières, ou s'épancher dans de longues méditations – comme à Domremy –, mais elle est tout de même sur le champ des batailles, elle est présente par la mission dont elle s'acquitte et par l'acte qu'elle accomplit.

À (Rouen), Jeanne est de nouveau celle qui s'empare de la scène avec ses doutes, ses inquiétudes et sa faiblesse. Mais, contrairement au temps de Domremy, Jeanne est à présent sûre qu'il n'y a plus aucun espoir de sauver la France et le monde entier de ce Mal qui persiste et qui s'accentue après que le remède s'est avéré vain. L'âme de Jeanne est plus que jamais habitée par le désespoir. Pourtant, la révolte ne trouve plus à présent aucune place dans ses longues lamentations sur son sort et sur celui des autres ; cette âme révoltée se trouve rongée par le plus vif désespoir et la plus vive lassitude à savoir qu'il n'y a pas d'issue et que c'est le Mal qui l'a emporté. Avant de partir pour la bataille, Jeanne se sentait complice et responsable du Mal parce qu'elle ne faisait rien pour mettre fin aux souffrances des autres. Ni ses prières, ni ses actes de charité ne lui semblaient suffisants à mettre fin aux malheurs qui pesaient sur les hommes. Il lui fallait agir, « tuer la guerre ».77 Elle sentait la révolte qui croissait dans son âme, mais elle avait les bras liés par la peur. À présent qu'elle est partie pour le combat, pour faire tout ce qu'elle croyait nécessaire et indispensable à mettre fin à la souffrance des hommes ; à présent donc qu'elle est partie pour « tuer la guerre » et qu'elle s'aperçoit que c'est toujours le Mal qui l'emporte, Jeanne est de nouveau la proie au doute, aux inquiétudes : elle se sent plus que jamais complice et responsable du Mal. Pire encore, elle se croit être celle par qui la damnation arrive : les mensonges dont elle s'est servie pour mener à bout son plan de libérer la France lui apparaissent des trahisons impardonnables. Elle a eu comme punition de se voir dans un état d'extrême solitude, délaissée par tous ceux qui l'ont accompagnée, délaissée même par ses sœurs célestes qui lui ont longtemps tenu compagnie et lui ont procuré des conseils alors qu'à présent elles ne daignent plus la consoler dans ses malheurs. Ainsi se voit-elle réduite au climat de l'Absence éternelle qu'elle redoutait pour ses semblables et qu'elle invoquait sur elle-même afin d'en épargner les autres. Et au lieu d'être celle par qui le salut et la libération des âmes devraient arriver, elle se considère comme l'auteur de la damnation :

‘Oh j'irais dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les condamnés et les abandonnés,
Faut-il que je m'en aille avec les morts damnés ;

Faut-il que je m'en aille aux batailles damnées,
Avec mes soldats morts, morts et damnés par moi,
Faut-il que je m'en aille aux batailles d'en bas ?

Faut-il que je m'en aille à tout jamais en bas ?78

Ainsi la fin du drame rejoint-elle son début : désespoir, détresse et incapacité à faire face au Mal. Toutefois, le début de la pièce a connu quelques moments d'espoir quand il y avait encore un remède à essayer, une solution à apporter, alors que l'état actuel où Jeanne se voit réduite à la fin de la pièce laisse pressentir un Mal qui s'alourdit sur son âme et un désespoir qui s'approfondit. Tout s'écroule, tout s'assombrit autour d'elle ; c'est enfin sur sa mort que le drame se clôt rappelant ainsi le doute et le chagrin qui habitaient son âme au temps de Domremy.

Dans les deux dernières pièces – (Les Batailles) et (Rouen) – c'est la légende historique qui a pris le dessus sur l'imagination de Péguy. Confronté à des réalités considérées comme indubitables – le siège d'Orléans, l'entrée de Jeanne dans la ville assiégée, la libération d'Orléans, l'emprisonnement de Jeanne à Compiègne et le procès de Jeanne – Péguy ne pouvait pas laisser libre cours à son imagination qui, dans la première pièce – (À Domremy) –, lui peignait une Jeanne révoltée par le Mal et sensible aux malheurs des autres, une Jeanne capable de représenter Péguy lui-même et sa révolte devant le « Mal universel ». Parmi les motifs qui ont poussé Jeanne à passer à l'acte, Péguy a pu y glisser l'objet de ses propres inquiétudes pour les ajouter à l'ordre divin qui prescrit à Jeanne la libération de la France. Outre sa mission de libératrice de la France, Jeanne se voit assignée par Péguy le rôle d'une libératrice d'hommes.

Notes
77.

Ibid. ’, p. 31.

78.

Ibid ’., pp. 306-307.