Le ‘ Mystère ’ du drame

Il est vrai que le ‘ Mystère ’ fait partie du drame dans la mesure où Péguy a intégralement repris le texte du début du drame, mais il s'est arrêté avant la scène qui dévoile l'apparition des sœurs célestes à Jeanne. À ces reprises, il a ajouté des raisonnements qui témoignent de son retour à la foi traduit par le changement d'attitude de Jeanne face au problème du Mal ; avant d'engager la discussion avec Hauviette – la même que celle du drame – Jeanne fait sa prière. La scène montre une Jeanne qui récite le « Notre père » puis « Je vous salue Marie », suivis d'une prière qui lui est propre où elle implore la miséricorde divine de mettre fin au règne de la tentation et de la perdition. C'est bien entendu la même révolte face au Mal qui lui dicte sa nouvelle prière dans le ‘ Mystère ’. Mais, alors que la prière du drame n'est que refus et rejet de l'ordre divin, celle du ‘ Mystère ’ voit déjà apparaître un doux mélange entre la révolte et la soumission.

Dans le drame, et dans sa prière de révolte qu'elle croyait légitime, Jeanne voulait intervenir dans la volonté de Dieu pour qu'il mette un terme à la souffrance. En vain Madame Gervaise et Hauviette essayaient-elles de lui faire comprendre que Dieu « nous exauce à sa volonté »94, elle ne pouvait se soumettre ni accepter cette volonté qui laisse les âmes se damner sans intervenir pour les sauver. Et comme Péguy qui ne pouvait pas prier, ni dire le « Notre père » parce qu'il ne pouvait se résigner à la volonté de Dieu, Jeanne a de même avoué qu'elle « ne [pouvait] plus prier »95 en imaginant Dieu « occupé à damner des âmes »96. Ce n'est donc que dans le ‘ Mystère ’ que le raisonnement de Madame Gervaise et d'Hauviette reçoit sa plénitude et son sens : faire sa prière et se soumettre à la volonté de Dieu constituaient dans le drame une morale que Jeanne – et Péguy lui-même – ne pouvait pas accepter. Illuminé par la foi, Péguy n'est plus dans le camp de Jeanne ; dans le ‘ Mystère ’, il se place dans celui d'Hauviette et de Madame Gervaise – qui constituent cette nouvelle partie de l'âme de Péguy où pointe déjà le bourgeon de l'illumination par la grâce – et essaie de tirer Jeanne vers lui ; Jeanne, l'autre partie de son âme, garde un écho de son ancienne révolte. Mais au fur et à mesure que ses interrogations s'approfondissent, on assiste à une vraie conversion de Jeanne. La vision qu'elle a en compagnie de Madame Gervaise répond à sa longue lamentation de se voir privée d'assister à

‘[…] la plus grande histoire de la terre.
Et aussi la plus grande histoire des cieux.
La plus grande histoire du monde.
La plus grande histoire de jamais.
La seule grande histoire de jamais.
La plus grande histoire de tout le monde.
La seule histoire intéressante qui soit jamais arrivée.97

Comme on l'a déjà noté, Jeanne sait que le salut ne peut s'opérer que par le truchement d'une présence divine qui sauve le temps humain de la servitude et empêche le Mal de se propager. Mais l'histoire de l'Incarnation est unique ; voilà ce que pensent Hauviette lorsque Jeanne envie la chance de ceux qui ont eu des révélations particulières :

‘Il n'y a point de révélations particulières. Il n'y a qu'une révélation pour tout le monde ; et c'est la révélation de Dieu et de Notre-Seigneur-Jésus-Christ. […] C'est une révélation pour tous les bons chrétiens, pour tous les chrétiens, même pour les mauvais, et pour les pécheurs, pour tous les bons paroissiens.98

Hauviette raconte donc l'unité de l'événement. Son raisonnement constitue une annonce de la vision commune de Madame Gervaise et de Jeanne, lorsque celle-ci s'attarde sur l'évocation du temps passé, le temps de Jésus, où tous ceux – même les pécheurs – qui ont été nés à cette époque ont eu la chance de le voir dans son humanité. Comme Hauviette, Madame Gervaise dit l'unité de l'Incarnation, mais elle va encore plus loin en parlant d'un événement unique dans un temps unique :

‘Il est là.
Il est là comme au premier jour.
Il est là parmi nous comme au jour de sa mort.
Éternellement il est là parmi nous autant qu'au premier jour.
Éternellement tous les jours.
Il est là parmi nous dans tous les jours de son éternité.99

Ce temps qui a vu l'avènement du Christ peut, grâce à l'Incarnation, être renouvelé éternellement. Grâce à l'Incarnation, le temps humain peut à tout moment être sauvé, et remonté jusqu'aux sources de la création. Ainsi Jésus est-il présent partout, dans tous les moments de la vie des hommes, car l'éternel s'est inséré dans le temporel une fois pour toutes, et par cette insertion, l'éternel a sauvé le temporel. L'Incarnation a donc figé le temps dans un instant unique, mais qui peut à jamais être renouvelé.

Cette scène qui joint Jeanne à Madame Gervaise dans une « vision à elles deux » joue le rôle d'un entracte qui les laisse, chacune, dans un univers coupé du monde extérieur ; elles sont étrangères à ce qui se passent autour d'elles jusqu'au point qu'elles ne s'aperçoivent même pas l'une l'autre. En outre, le dialogue entre les deux ne paraît pas cohérent ; contrairement à la scène de la discussion du drame – constituée d'interrogations et de réponses directes –, le ‘ Mystère ’ reprend les mêmes expressions, les mêmes questions et réponses mais dans des procédés nouveaux. Les questions de Jeanne ne sont plus de courtes expressions résumant ses angoisses et ses plaintes, il s'agit au contraire de longues lamentations, nourries de méditations qui élargissent les propos repris dans le drame. De même, les réponses de Madame Gervaise tiennent plutôt de la célébration de tout ce qui est surnaturel. Ainsi s'agit-il de deux monologues qui se croisent pour, à la fin, ne constituer qu'une seule et unique célébration à la vie et à la mort du Christ, à la prière, à l'espérance.

Il est important de noter ici un autre trait qui caractérise le style de Péguy et qui explique en quelque sorte le choix du sous-titre : (le ‘ Mystère ’ du drame). Comme on l'a déjà montré – il en sera aussi question plus loin, en traitant d'autres thèmes –, les sujets, les méditations et les images naissent à partir d'un simple mot ou d'une évocation d'un événement quelconque. Dans ‘ Le ’ ‘ Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, comme dans les deux autres Mystères – ‘ Le Porche du Mystère de la deuxième vertu ’ et ‘ Le Mystère des Saints Innocents ’ –, ce procédé est ce qui fait l'originalité de la célébration chez Péguy. Mais entre le drame et le ‘ Mystère ’, la parenté est si frappante que l'on est amené à dire que le ‘ Mystère ’ fait partie du drame. Oui mais comment ?

En effet, rien que par la reproduction d'une partie de la première pièce (À Domremy), Péguy a réussi à composer une œuvre qui s'appuie sur des vérités chrétiennes que le drame était incapable de saisir. Reposant sur la légende et ayant pour but de vaincre le Mal, le drame se laisse entraîner vers la mort de Jeanne en avouant son échec à procurer le salut de son âme et de celles des autres. En revanche, illuminé par la grâce et l'espérance, le ‘ Mystère ’ semble promettre une solution qui, toutefois, ne s'est pas encore entièrement manifestée. Néanmoins, ses premières lueurs semblent s'en échapper ; une certaine inquiétude persiste dans l'âme de Jeanne, mais les paroles de Madame Gervaise laissent envisager une inévitable suite au ‘ Mystère ’ qui joue le rôle d'une transition, un milieu entre le drame – l'échec de la geste humaine – et une vérité mystérieuse qui ne s'est pas encore révélée, mais dont on est presque sûr de sa présence. En nourrissant les phrases du drame de réflexions puisées dans les scènes de la vie et de la Passion du Christ, la mort et le doute s'évanouissent dans l'âme de Jeanne. Péguy a choisi de couper le dialogue au moment précis où tout allait être éclairé. Le ‘ Mystère ’ se clôt sur une nouvelle ouverture, symbolisée par l'indication scénique « Madame Gervaise était sortie. Mais elle rentre avant que l'on ait eu le temps de baisser le rideau. »100. Tout peut donc être renouvelé, rien n'est perdu grâce à l'espérance, sujet dominant dans le ‘ Porche ’ qui d'ailleurs s'ouvre sur l'entrée de Madame Gervaise en scène, comme si elle reprenait la discussion du ‘ Mystère ’ et continuait la célébration par la prière.

Notes
94.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 43.

95.

Ibid. ’, p. 43.

96.

Ibid. ’, p. 43.

97.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’., p. 408.

98.

Ibid. ’, p. 388.

99.

Ibid. ’, p. 412.

100.

Ibid. ’, p. 525.