La Jeanne socialiste

Le drame est dédié « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l'établissement de la République socialiste universelle ». L'intention de Péguy était d'annoncer, dès les premières pages du drame, l'orientation de l'acte de Jeanne. Centré autour du problème du Mal, le drame est un acte d'engagement, un combat livré à tous les aspects de la misère humaine. Il ne s'agit pas seulement du Mal physique ou de la souffrance engendrés par la guerre ; ce n'est pas seulement l'image concrète des deux enfants affamés qui la révolte. Le Mal qui préoccupe Jeanne est aussi d'ordre moral ; le péché, la damnation des âmes, le désespoir et le climat de l'Absence éternelle. Car ces deux enfants qui s'en vont sur la « route affameuse » correspondent à une multitude d'hommes qui, eux, ont besoin de se nourrir, non seulement du pain quotidien, mais aussi de celui de l'âme : « […] j'ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas ; j'ai pensé à tous les malheureux qui ne sont pas consolés ; […] »155.

Contre ce flot de malheurs se dresse la face d'une jeune fille de treize ans, scandalisée par l'immensité du Mal et déterminée à y mettre fin. Amour, charité, compassion, révolte et volonté de vaincre le Mal, confrontés à la culpabilité, à l'insuffisance des charités et à l'impuissance des efforts humains dans la lutte contre le Mal. Car le Mal est universel et même la Passion du Christ s'est avérée vaine devant la damnation de Judas. Pire encore, le temps lui-même semble s'acharner contre les hommes en multipliant, en recommençant, tous les jours, les calamités de la « guerre infatigable »156. Mais Jeanne ne se résigne pas à accepter la défaite ; pour sauver les damnés, elle entend livrer son âme aux flammes éternelles, si cela peut atténuer le poids de la culpabilité qui pèse sur sa conscience, à savoir qu'elle se sent complice, même en faisant la charité.

Jeanne est consciente que sa plainte est mauvaise, que Dieu nous exauce à sa volonté. Pourtant elle n'arrive pas – comme Hauviette et Madame Gervaise – à accepter le sens profond d'un tel raisonnement, ni à admettre la succession des malheurs sans y faire face. C'est une Jeanne mortifiée par le spectacle de son village détruit et brûlé qui s'adresse à Dieu dans une fervente prière pour qu'il désigne un chef de guerre capable de mener les soldats à la victoire et de réintroduire le courage dans leurs âmes affaiblies :

‘Ils ne marcheront pas s'ils n'ont un chef de guerre
Dont la vaillance neuve aille aux âmes lassées,
Qui nous enseigne enfin l'efficace prière,
Et qui relève droit les âmes affaissées ;157

Et c'est en guise de réponse à cette longue prière que le chef de guerre est nommé en la personne de Jeanne : voilà ce que lui révèlent ses sœurs célestes, comme s'il s'agissait d'un message divin adressé à elle et dont le but est de lui faire comprendre qu'il ne suffit pas de prier ; il faut aussi se battre ; il faut unir la prière à l'acte.

Ouvrons ici une petite parenthèse en se reportant à l'engagement socialiste de Péguy. L'intention de ce socialisme était en premier lieu de sauver les misérables. Péguy a connu la misère de près ; depuis son enfance, il regardait travailler sa mère et sa grand-mère au dur métier de rempailleuses de chaise pour pouvoir gagner leur vie. Étudiant, il a côtoyé les pauvres et a participé à la distribution de la soupe de la Mie de Pain aux sans-abris. Plus tard, dans ‘ De Jean Coste ’, Péguy met en relief la dégradation morale qu'entraîne la misère : « Celui qui manque trop du pain quotidien n'a plus aucun goût au pain éternel, au pain de Jésus-Christ. »158. Car la misère est « une mort et une mort sans espérance, de l'ordre de l'enfer. »159. Sauver de la misère n'est plus une réforme de la société ; elle devient en quelque sorte une question de salut.

Compatissant avec les démunis, Péguy se rend compte de l'ampleur de la misère dans le monde et se met à la recherche d'une solution efficace qui permette à ces êtres de lutter contre leur misère pour s'en sortir. C'est alors qu'il trouve dans le socialisme une réponse à ses attentes. Seul le socialisme est, à ses yeux, capable de transformer l'ordre du monde en assurant l'égalité des chances dans tous les domaines de la vie. Plus tard, en 1898160, il fonde sa librairie socialiste, puis, devenu gérant des ‘ Cahiers de la Quinzaine ’ qu'il a fondés au 8 de la rue de la Sorbonne, Péguy s'est engagé corps et âme dans cette institution : il a investi la totalité de la dot que lui avait apportée sa femme dans l'action socialiste, il a démissionné de l'École et a renoncé à la stabilité que lui promettait son avenir de fonctionnaire161.

Fermons la parenthèse et essayons de puiser dans la vie de Péguy les sources de la révolte de Jeanne contre la misère et sa détermination à y remédier : le XXe siècle est substitué par le XVe et la lutte pour la réforme socialiste de Péguy a revêtu l'aspect d'une guerre contre les Anglais, un combat pour libérer la France mais dont les motifs et les buts n'en sont pas moins socialistes. Car, avant même de découvrir sa mission divine, Jeanne ne s'est-elle pas plainte de l'injustice qui règne dans le monde et de la misère des malheureux et des damnés ? Et avant d'être nommée à la tête des troupes françaises, n'a-elle pas commencé par prier pour un chef de guerre vaillant, « Qui fasse le matin sa prière à genoux »162 ? Dès le début Jeanne a été sensible aux malheurs des autres ; comme Péguy elle s'inquiétait pour le sort des hommes, elle voulait travailler pour le salut de leurs âmes au détriment de la sienne propre.

Confrontée à la résignation et à la soumission des autres à vouloir accepter la perte de la France pour pouvoir enfin vivre en paix, Jeanne s'alarme. Elle a beau remettre à plus tard son départ pour le combat dans l'espoir que Dieu désigne un autre chef de guerre, mais à présent, elle a choisi d'accepter. Là voilà en pleine action dans la deuxième pièce du drame (Les Batailles). Après l'avortement de toutes ses charités, de tous ses efforts contre le Mal, Jeanne n'a plus confiance qu'en l'acte comme dernier espoir en face des assauts des Anglais. Depuis la délivrance d'Orléans jusqu'à l'échec devant Paris, en passant par le sacre du roi à Reims, Jeanne n'a jamais lâché prise. Même lorsqu'elle a été blessée, « elle [était] toujours la première partout. »163. Elle ne se laisse jamais décourager, elle ne perd jamais confiance ; il lui est impossible d'essuyer de nouveaux échecs, son acte doit aboutir à sa fin. C'est justement cette détermination, cette conviction de réussir son coup qui la pousse, tous les jours, à renouveler ses assauts tout en étant persuadée que Dieu ne la décevra pas. Car n'est-ce pas qu'elle a été mandée par Dieu pour être le chef de guerre auquel elle attribuait déjà la force et la piété nécessaires pour réussir son acte ? Donc, il lui fallait d'abord être à la hauteur de ses propres souhaits que Dieu a finalement exaucés, elle se doit de se montrer susceptible de bien s'acquitter de sa tâche pour que, en retour, Dieu lui accorde la victoire. Écoutons à ce propos les paroles de Jacques Boucher – duc d'Orléans et trésorier de la ville, chez qui Jeanne a été hébergée – décrivant la vaillance de Jeanne, qui, la veille de la libération d'Orléans, a été blessée lors d'une bataille : « […] ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est sa constance […] »164. Et plus loin :

‘[…] hier au soir je l'ai vue arriver à la maison, lasse après deux jours de bataille, deux jours pleins, lasse et blessée, […]. Et que ce matin, […], elle était la première levée, qu'elle avait un courage tout neuf, et que je l'ai vue partir toute vaillante à la grande bataille qu'elle a déjà peut-être commencée.165

Plus tard, après l'échec subi devant Paris, voici la description de Jeanne dans la bataille faite par messire Raoul de Gaucourt, chevalier, conseiller et premier chambellan du roi :

‘Toujours la première à l'assaut, bien entendu ; toujours à l'endroit le plus dangereux. […] elle reçut dans la cuisse un trait d'arbalète. Elle n'en voulait pas moins continuer l'assaut. Nous avons dû l'arracher de force à la bataille. […] Ce matin elle s'est levée la première et dit partout qu'il faut recommencer.166

Les victoires successives qu'elle a remportées depuis la libération d'Orléans lui ont donné la conviction qu'elle était sur le bon chemin et que Dieu guidait ses pas. Pourtant l'échec qu'elle a subi devant Paris, qui plus est, survenu le jour le la Nativité de la Vierge Marie, – ce qui a été interprété par les autres comme un signe que Dieu ne l'assistait plus dans sa besogne – a laissé son âme en proie au doute, à la lassitude et au découragement. Cependant elle n'entend point se montrer déstabilisée devant les évêques ; lorsque le frère Vincent Claudet, de l'ordre des Frères Mineurs, lui a demandé de retourner chez elle, car – prétend-il –Dieu a bien montré qu'il a cessé de la conduire, Jeanne riposte : « Non, mon père, je n'irai pas chez nous, me reposer, tant que mon œuvre ne sera point parfaite. »167.

Et à la question que lui a posée le même frère Vincent Claudet en lui rappelant l'échec devant Paris : « Et la victoire ? mon enfant. », Jeanne répond :

‘La victoire ? mon père : elle est à Dieu. Nous le prierons bien, vous et moi, tous ceux qui seront de bon cœur avec nous, pour qu'il daigne nous l'envoyer, il faut que nous commencions par faire la bataille ; et je la ferai, mon père ; […].168

Jeanne était tout de même si affectée par cette défaite qu'elle a laissé transparaître devant son interlocuteur, sans le vouloir peut-être, une marque de sa lassitude : « […] et pourtant mon âme est bien lasse … »169. Mais elle s'est vite rattrapée en lui assurant qu'elle n'envisageait pas de laisser sa mission avant de la parfaire :

‘Dieu m'a commandé par mes voix de quitter la maison : tant que mon œuvre ne sera point parfaite ou qu'il ne m'aura point commandé par mes voix de la laisser imparfaite, je ne reverrai pas la maison de mon père.170

Après les échecs successifs qu'elle n'a cessé de subir depuis la défaite devant Paris, il lui a fallu ensuite surmonter la dure épreuve de la solitude ; ses compagnons de guerre l'ont délaissée, ses sœurs célestes ne la conseillaient plus et même Dieu l'a abandonnée dans ses batailles. C'est dire qu'après une courte période de victoire et d'espoir, le Mal a refait surface dans l'âme de Jeanne, mais cette fois avec la certitude qu'il est toujours vainqueur. Car l'acte humain de Jeanne a avorté. Et voilà qu'à la culpabilité et à la complicité du début du drame est venu s'ajouter un malheur plus dur à supporter, à savoir : la certitude d'être à présent une damnée et une « damneuse » des âmes et d'endurer à jamais les feux de l'Absence éternelle :

‘Oh j'irais dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les condamnés et les abandonnés,
[…]
Faut-il que je m'en aille aux batailles damnés,
Avec mes soldats morts, morts et damnés par moi,
[…]
Je vois bien qu'il faudra que je demeure seule,
Sans vous avoir, mes sœurs, et sans avoir mon Dieu,
Seule déjà, seule à jamais, sans avoir Dieu ;171

Pourtant, malgré la défaite, Jeanne est restée fidèle à sa mission jusqu'à la fin. Délaissée par ses soldats et par tous ses compagnons de guerre, elle n'a jamais voulu céder. Seul Maître Jean, le couleuvrinier, ne l'a pas abandonnée, il a continué à lui enseigner la morale du peuple qui rejoint celle que, au début du drame, Hauviette voulait lui faire comprendre :

‘[…] pour tuer la guerre, il faut faire la guerre ; pour tuer la guerre, il faut un chef de guerre ; et ce n'est pas nous ? n'est-ce pas ? qui ferons la guerre ? ce n'est pas nous qui serons jamais des chefs de guerre ? Alors nous, en attendant qu'on ait tué la guerre, il nous faut travailler, nous, chacun de son mieux, à garder sauf tout ce qui n'est pas encore gâté.172

De même, Maître Jean, en parfait connaisseur des affaires de la guerre, lui a enseigné d'avoir foi en l'acte, chose à laquelle elle croyait déjà, mais qu'elle semble avoir oublié après l'abattement des défaites et la solitude dont elle souffre à présent :

‘Les jours de victoire, on essaie de gagner tout ce qu'on peut ; les jours de défaite, on essaie de sauver tout ce qu'on peut ; et le lendemain matin, sans s'occuper d'avantage de ce qu'on a fait la veille, on recommence à travailler de son mieux, …173

Deux raisonnements dans deux différents domaines, mais qui se recoupent dans la fidélité au devoir, le don de soi, et la résistance à l'usure. Et encore une fois, mue par son dévouement à sa mission et par la nécessité d'agir, Jeanne revient à sa tâche, sans attendre le conseil de ses sœurs célestes et sans se préoccuper de l'issue du combat ; l'essentiel étant de faire l'acte :

‘[…] j'ai décidé tout : […]. Quand mes sœurs du Paradis voudront me conseiller, elles seront les très bien venues ; mais quand il ne plaira pas à Dieu, notre Seigneur, qu'elles s'en aillent du Ciel, je bataillerai sans le conseil de mes voix.174

Cependant, l'espoir qui a commencé à naître avec (Les Batailles) se trouve à présent englouti sous les lamentations de Jeanne, cédant ainsi la place à un immense échec débouchant sur une nouvelle espèce de désespoir, plus sombre que celui qui a ouvert le drame, puisque l'ultime remède a beau être prescrit, le Mal ne s'en est pas trouvé moins intense.

Pur don de soi, amour inconditionnel pour ses semblables, détermination et volonté inébranlables à remporter la victoire, fidélité à sa mission, célébration de son acte qui s'est voulu libérateur et salvateur, sacrifice qui réussit mieux que celui du Christ ; voilà le véritable sens de l'acte de Jeanne. Voilà en outre le véritable sens du socialisme de Péguy en vue de l'établissement de la « République socialiste universelle ».

Notes
155.

Ibid ’., p. 30.

156.

Ibid ’., p. 31.

157.

Ibid. ’, p. 49.

158.

In ’ DELAPORTE, Jean, ‘ Péguy dans son temps et dans le nôtre ’, ‘ op. cit. ’, p. 245.

159.

Ibid. ’, p. 245.

160.

Il a ouvert la Librairie socialiste – qui portait alors le nom de son camarade Georges Bellais – le 1er mai 1898 au 17 de la rue Cujas. ‘ In ’ GUYON, Bernard, ‘ Péguy ’, ‘ op. cit ’, p. 41.

161.

GUYON, Bernard, ‘ Péguy ’, ‘ op. cit ’, pp. 40-41.

162.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 45.

163.

Ibid. ’, p. 121.

164.

Ibid. ’, p. 139.

165.

Ibid. ’, p. 139.

166.

Ibid. ’, pp. 167-168.

167.

Ibid. ’, p. 200.

168.

Ibid. ’, p. 201.

169.

Ibid. ’, p. 201.

170.

Ibid. ’, p. 201.

171.

Ibid. ’, pp. 306-307 et p. 311.

172.

Ibid. ’, p. 33.

173.

Ibid. ’, p. 207.

174.

Ibid. ’, p. 213.