Ève

À la lumière de ce qui précède, nous allons suivre Péguy dans sa quête de la pureté, en analysant les rapports qu'il a tissés entre l'image de la femme et le concept de la pureté, qui traduisent, en même temps, la nostalgie d'une innocence perdue. Premièrement nous allons parler d'Ève et de ce qu'elle représente aux yeux de Péguy.

Première aïeule de l'humanité, Ève est celle qui a connu le premier climat d'une création « naissante et sans mémoire »222. En outre, Ève a été la première à expérimenter la chute, donc la séparation, la douleur, la dégradation, le vieillissement et la mort après avoir vécu dans l'harmonie, le bonheur, l'innocence, la jeunesse et la nature « chaste ensemble que charnelle. »223. Elle est donc celle qui a connu la fraîcheur première de la création et qui, par sa curiosité et son imprudence, a tout perdu. Depuis, elle a connu un ordre différent où tout n'est que regret, nostalgie et vaine aspiration à remonter la pente du temps humain dans l'espoir de combler le vide de l'âme suite à la rupture. C'est avec elle donc que tout a commencé – mais tout a été perdu – ; c'est elle qui a vu naître la mémoire du temps lorsque l'alliance s'est rompue. Mais c'est aussi grâce à elle si l'humanité est toujours sensible au goût de l'innocence perdue et cherche à se l'approprier à nouveau. Ève est donc l'âme humaine qui a séjourné au ciel, s'est abreuvée aux sources intarissables de la création. Elle est, de ce fait, la sœur jumelle de l'univers en formation ; ils vivaient ensemble dans un parfait accord et n'éprouvaient alors aucun sentiment de manque.

Placé à la tête du poème d'‘ Ève ’, le « Jésus parle » est la marque de l'Incarnation de Jésus et de l'éternelle présence de Dieu dans le monde. Jésus est venu parler à Ève après la chute pour, à la fois, lui rappeler son bonheur passé et lui donner la promesse du retour. La présence de Jésus domine ainsi tout le poème et dénote déjà l'annonce d'un renouvellement de la création.

À chaque nouveau quatrain, même lorsque le ton change et laisse penser que c'est plutôt Péguy lui-même qui prend la parole – interférence et retournement de rôles ; le passage du « je » au « nous » est, selon Albert Béguin dans ‘ L'Ève de Péguy ’, une marque supplémentaire de l'Incarnation –, c'est pourtant le « Jésus parle » initial qui s'impose au lecteur ; il est présent à chaque instant de la lecture, comme il l'est d'ailleurs dans la vie des hommes. Jésus s'adresse à Ève dans une période de l'histoire de l'humanité où il laisse entrevoir sa double nature, divine et humaine ; sa présence aux côtés d'Ève tout au long du poème, la substitution d'Ève par Jésus – Jésus raconte la vie d'Ève comme elle l'aurait racontée elle-même si Péguy lui avait donné la parole – laisse entendre, non seulement une promesse de Rédemption, mais une véritable opération de salut en train de se réaliser. Cette parfaite adhésion à l'âme d'Ève, et plus largement à l'âme humaine, cette parfaite connaissance de l'expérience humaine, constitue déjà une preuve infaillible de l'Incarnation et de la recréation par le salut :

‘Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c'est la même essence et la même stature.

Et c'est le même sang qui court dans les deux veines,
Et c'est la même sève et les mêmes vaisseaux,
Et c'est le même honneur qui court dans les deux peines,
Et c'est le même sort scellé des mêmes sceaux.224

Car le climat de lamentation, de nostalgie et de regret du début du poème – marqué surtout par l'expression « Vous n'avez plus connu […] » qui préside aux quatrains, et dont la répétition accentue la douleur de la séparation –, cède à présent la place à l'espoir dans une Rédemption certaine, longuement préparée, tant attendue. Les pas du Sauveur commencent déjà à résonner annonçant l'approche de son avènement. Un nouvel élément fait son apparition marquant le début d'une ère nouvelle ; « Il allait commencer […] » et « Il allait hériter […] » sont à la fois l'annonce de l'Incarnation de Jésus, un événement qui vient s'ajouter à la longue histoire de l'humanité, promettant, en même temps, un nouveau recommencement par la Rédemption. Ainsi s'explique donc la série de supplications à Dieu, avec des verbes qui dénotent le rajeunissement – « Veuillez nous rechercher […] », « Veuillez nous préparer […] », « Veuillez nous retrouver […] », « Veuillez nous dépouiller […] », « Veuillez nous revêtir […] », « Veuillez nous assurer […] », « Veuillez nous dispenser […] », « Veuillez nous dévoiler […] », etc. –, et manifestent la soif d'une régénération de l'humanité, un ardent désir de se débarrasser de l'empreinte des années, de la mémoire humaine, de la décrépitude et du lourd poids du péché.

Notes
222.

PÉGUY, Charles, ‘ Ève ’, ‘ op. cit. ’, p. 936.

223.

Ibid. ’, p. 936.

224.

Ibid. ’, p. 1041.