Troisième chapitre
La communion dans la souffrance

Révolte ou acceptation de la souffrance

Sans se préoccuper des conséquences de l'acte de Jeanne dans le drame – question que nous avons abordée dans le chapitre précédent –, nous allons essayer d'éclairer la dialectique de la souffrance qui ne cesse d'être le motif principal par lequel s'expliquent les actes de Jeanne.

Devant la souffrance des autres, Jeanne est loin de pouvoir connaître la tranquillité de l'âme que devraient lui procurer la charité et les soins qu'elle prodiguait aux malheureux. Sa révolte devant la souffrance se traduit par son refus de s'incliner au droit du plus fort ; elle s'attaque de même à l'œuvre du temps humain qui prolonge la souffrance en renouvelant, tous les jours, les méfaits de la guerre. La souffrance dont elle est témoin ne laisse personne à l'abri de sa révolte ; selon elle, le bon Dieu doit avoir sa part de responsabilité, car Jeanne ne comprend toujours pas « pourquoi le bon Dieu permet qu'il y ait tant de souffrance. »235.

Face à la souffrance universelle devant l'éternel retour des malheurs de la guerre, la révolte de Jeanne débouche sur une autre sorte de souffrance, individuelle, qui dans la pièce fait partie de ce Mal universel du fait qu'il a gagné l'âme même de Jeanne en la plongeant de plus en plus dans le désespoir et la douleur. Madame Gervaise essaie de faire comprendre à Jeanne que cette souffrance est en quelque sorte nécessaire au salut, elle en est même la condition, dans la mesure où l'acceptation d'assumer la souffrance humaine est un exemple à suivre, donné par le Christ à l'humanité. Pourtant, ce qui constitue une vérité absolue aux yeux de Madame Gervaise ne fait qu'attiser la flamme de la révolte de Jeanne et l'incite à agir en ne comptant que sur ses propres moyens pour tuer la guerre. Les paroles de la couventine ne trouvent d'écho chez Jeanne qu'à la fin du ‘ Mystère ’ où celle-ci est enfin en mesure de comprendre que la souffrance humaine participe à la souffrance de Jésus ; que l'humain est perdu sans le divin.

Entre drame et ‘ Mystère ’, entre la souffrance comme cause de la révolte et la souffrance comme condition du salut, la souffrance s'impose ici comme un personnage qui possède deux faces et réunit tous les autres personnages autour d'un même but ; le salut. À travers le drame et le ‘ Mystère ’, suivons l'évolution de cette souffrance, à la fois source de Mal et synonyme de délivrance.

Jeanne souffre d'abord du spectacle du Mal que la guerre ne cesse d'offrir à ses yeux tous les jours. Devant l'ampleur du Mal, elle contemple, à leur juste mesure, les efforts qu'elle faisait pour aider les nécessiteux : « Qu'importent nos efforts d'un jour ? qu'importent nos charités ? »236. Mais la souffrance des autres ne laisse pas l'âme de Jeanne intacte ; sans le vouloir, et par le simple fait que ses efforts n'atteignent pas l'immensité du désastre, elle se voit impliquée dans cette histoire de damnation des âmes et, par son incapacité à remédier au Mal, elle reconnaît sa part de responsabilité dans ce qui arrive aux autres. Non seulement elle souffre de la souffrance des autres, mais elle est seule dans sa lutte contre le Mal et la guerre qui l'engendre ; ses parents, ses amis, tous ceux qu'elle aimait semblent se résigner et accepter l'abattement des malheurs sur l'humanité. Et tandis qu'elle fait de son mieux pour épargner le pire aux autres, les siens attendent l'exaucement de leurs silencieuses prières.

Au comble du désespoir, Jeanne cherche à assumer, à elle seule, tout le poids de la souffrance des hommes ; pour sauver ceux qui souffrent de l'Absence éternelle, elle offre sa propre souffrance. Mais les damnés ne peuvent jamais être sauvés, leurs âmes sont à jamais mortes et englouties dans l'Absence éternelle ; voilà le sens de la clameur du Christ à l'heure de sa mort. Madame Gervaise essaie de persuader Jeanne de l'impuissance de la souffrance sacrée du Christ à sauver les âmes damnées :

‘–Taisez-vous, ma sœur : vous avez blasphémé :
Car si le fils de l'homme, à son heure suprême,
Clama plus qu'un damné l'épouvantable angoisse,
Clameur qui sonna faux comme un divin blasphème,
C'est que le Fils de Dieu savait.

C'est que le Fils de Dieu savait que la souffrance
Du fils de l'homme est vaine à sauver les damnés,
Et s'affolant plus qu'eux de la désespérance,
Jésus mourant pleura sur les abandonnés.237

Dans la première strophe, le dernier vers ; « C'est que le Fils de Dieu savait. » qui interrompt le rythme de la strophe du point de vue de la longueur du vers, ainsi que du point de vue de la rime, annonce l'histoire du cri du Christ dans les strophes qui suivent. Cependant, ce vers peut, à lui seul, contenir toute l'histoire de la souffrance ; l'emploi du verbe « savoir » à l'imparfait suffit pour traduire le désespoir de Jésus devant son impuissance à sauver ce qui, à jamais, a été perdu. Et alors que la présence de ce vers à la fin de la première strophe a pour fonction de dire une vérité évidente, indiscutable, connue du Christ depuis toujours ; la reprise du même vers dans la strophe suivante met l'accent sur l'aspect douloureux et sans espoir de cette histoire.

‘Étant le Fils de Dieu, Jésus connaissait tout
Et le Sauveur savait que ce Judas, qu'il aime,
Il ne le sauvait pas, se donnant tout entier.

Et c'est alors qu'il sut la souffrance infinie,
C'est alors qu'il sentit l'infinie agonie,
Et clama comme un fou l'épouvantable angoisse,
Clameur dont chancela Marie encor debout,

Et par pitié du Père il eut sa mort humaine,
[…]238

L'alternance de l'irrégularité, tantôt dans le nombre de vers constituant une strophe, tantôt dans la rime est une démarcation voulue dont l'objet est de faire la différence entre l'histoire de la crucifixion, de la trahison de Judas et des commentaires personnels de Madame Gervaise ; car c'est elle et non l'histoire elle-même qui interprète la clameur du Christ. En outre, détaché de l'ensemble de l'histoire, le dernier vers « Et par pitié du Père il eut sa mort humaine » met l'accent sur le désespoir qui atteint son paroxysme. Mais il ne s'agit plus seulement du désespoir du Christ, à savoir que sa souffrance est incapable de sauver Judas : ce désespoir traduit aussi l'état de Madame Gervaise elle-même face à ce climat de damnation et d'angoisse. Mais c'est là un désespoir clairvoyant, car elle accepte la dure loi que le Sauveur lui-même n'a pas pu changer ; sa morale est plutôt d'essayer d'imiter, le plus parfaitement possible, l'œuvre de Jésus afin de sauver le plus d'âmes possible. À la question qui angoisse Jeanne : « qui donc faut-il sauver ? Comment faut-il sauver ? »239, Madame Gervaise répond : « En imitant Jésus ; en écoutant Jésus : […] Jésus a prêché ; Jésus a prié ; Jésus a souffert. »240. Placée au même niveau que la prière, la souffrance humaine, sans jamais atteindre la mortification, est nécessaire pour le salut. Et tandis que la prière se rapporte au registre de la parole, la souffrance, en ce qu'elle est un acte, est une sorte d'accomplissement de ces paroles ; elle rend vivante la prière.

Pourtant Jeanne n'est toujours pas en mesure de percer le mystère de ces paroles, tout en étant elle-même prête à se sacrifier – c'est-à-dire souffrir – pour épargner aux autres les malheurs de la guerre. Son refus de voir souffrir les autres, sa révolte contre la guerre et ses malheurs, contre la damnation continuelle des âmes, le risque de voir la France entre les mains des Anglais, sa conviction de pouvoir réussir dans sa mission, sa foi en l'acte libérateur et son orgueil quant à vouloir, à tout prix, vaincre le Mal mieux que le Christ lui-même sont plus forts que son humilité et sa soumission aux ordres divins et à la volonté divine.

Dans le drame de 1897, la question de la souffrance n'est traitée que dans la première partie de la trilogie ; elle est d'abord un des méfaits de la guerre et constitue ainsi l'objet de tout ce qui préoccupe Jeanne, à savoir : trouver une solution pour remédier aux malheurs des autres et mettre fin à la guerre. La souffrance est donc décrite comme étant l'objet principal de la révolte de Jeanne. De même, après avoir reçu l'ordre de Dieu de partir à la guerre pour combattre les Anglais, Jeanne a longtemps hésité devant la grandeur de la mission. Pourtant, c'est la souffrance qui constitue le motif principal de son acte et l'emporte, chez Jeanne, sur la mission divine.

Quant à la deuxième sorte de souffrance, considérée comme une condition du salut puisqu'elle participe à la souffrance du Christ, elle est mentionnée directement par Madame Gervaise comme un exemple à suivre afin de sauver les âmes de la perdition : prêcher, prier et souffrir en attendant de Dieu le couronnement de ces actes. De même, Hauviette a tenu les mêmes propos que Madame Gervaise en essayant de convaincre Jeanne de l'inutilité de son malheur et de sa révolte puisque tout dépend de la volonté de Dieu : « il nous exauce à sa volonté. »241, il « bén[it] les moissons », mais « il faut d'abord que nous ayons fait les semailles »242. Ainsi mue par son devoir de sauver son pays, toujours révoltée et loin de pouvoir accepter la volonté divine, Jeanne part à la bataille tout en ayant la conviction que son geste doit aboutir à la disparition du Mal et de la souffrance de la surface de la terre. Toutefois, l'alternance de ses victoires et défaites met fin au récit de la souffrance pour déclencher celui du désespoir et de l'angoisse. Jeanne a souffert, mais au lieu de s'en remettre à la volonté divine, elle a toujours voulu compter sur ses propres efforts humains, et son action humaine a avorté.

Contrairement au drame, le ‘ Mystère ’ ne se préoccupe plus des histoires de la bataille menée contre les Anglais. Ici la souffrance reçoit pleinement son sens en ce qu'elle est une participation à la Passion du Christ. Le ‘ Mystère ’ s'ouvre sur le signe de la croix et la récitation du ‘ Notre Père, ’ suivis par une prière personnelle qui exprime l'angoisse de Jeanne devant la perdition qui règne sur la surface de la terre après quatorze siècles de chrétienté : « faudra-t-il que votre Fils soit mort en vain. »243, « on dirait que votre règne s'en va »244. Jeanne s'affole devant le silence de Dieu : « si on voyait poindre seulement le jour de votre règne. »245, car la misère, l'impiété et le blasphème ravagent le monde et rendent inefficaces tous les efforts humains : « Qu'importent nos efforts d'un jour ? qu'importent nos charités ? »246. Ainsi le malheur qui menace la France s'agrandit-il pour s'étendre au monde entier comme un flot qui monte au risque d'engloutir les âmes dans la perdition : « c'est toujours le salut qui perd, et c'est toujours la perdition qui gagne. Tout n'est qu'ingratitude, tout n'est que désespoir et que perdition. »247, « Il ne faut qu'un instant pour faire damner une âme. Il ne faut qu'un instant pour une perdition. »248.

Lors de son entrevue avec Hauviette, les interrogations sur la souffrance, le Mal, la guerre, le long silence de Dieu et les chemins à suivre afin de libérer l'humanité du joug du supplice, mettent l'accent sur l'écart qui sépare Jeanne de ses amies ; alors qu'Hauviette travaille comme elle joue ou comme elle prie puisque « le jeu des créatures est agréable à Dieu » et que « tout regarde Dieu, tout se fait sous le regard de Dieu ; toute la journée est à Dieu. »249, Jeanne ne cesse de se demander « pourquoi le bon Dieu n'exauce pas les bonnes prières. »250, car pour cette « âme inquiète »251, l'arrivée des saints et la mort même du Christ sont vains : « Faudra-t-il que vous ayez envoyé votre fils en vain et sera-t-il dit que Jésus sera mort en vain, votre fils qui est mort pour nous. »252.

C'est alors que Jeanne se détourne du présent pour remonter jusqu'aux temps bénis où Jésus avait vécu parmi les hommes ; dans ces temps-là, Jésus était présent dans toute son humanité. Mais Jeanne éprouve un vif regret à savoir que le privilège de pouvoir contempler le Christ dans son humanité a été accordé à ceux qui vivaient dans cette époque :

‘Mais vous autres, vous seuls, vous avez vu, vous avez touché, vous avez saisi ce corps humain dans son humanité, dans notre commune humanité, marchant et assis sur la terre commune. […] c'est cela qui ne fut donné qu'une fois, c'est cela qui n'a pas été donné à tout le monde.253

Des siècles de chrétienté et des siècles de prières n'ont pas pu avoir la chance qu'un simple homme, ou le dernier des pécheurs, a eue du simple fait qu'il vivait dans les temps où Jésus était venu au monde. Mais il ne s'agit pas seulement de voir ou de toucher le Christ ; pour Jeanne, la consolation n'est venue qu'une seule fois dans le temps, et tout après n'était que malheur et perdition. C'est pourquoi, participer à la Passion du Christ, symbolisée dans le ‘ Mystère ’ par le fait de porter la croix de Jésus, lui semblait une grande faveur accordée au hasard à un simple homme qui passait à ce moment précis :

‘Heureux celui qui se trouva là, juste au moment où il fallait porter sa croix, l'aider à porter sa croix, une lourde croix, sa vraie croix, cette lourde croix de bois, sa croix de supplice, une lourde croix bien charpentée. […] Combien d'hommes depuis, des infinités d'hommes dans les siècles des siècles auraient voulu être là, à sa place, avoir passé, être passés là juste à ce moment-là. Juste là. Mais voilà, il était trop tard, c'était lui qui était passé, et dans l'éternité, dans les siècles des siècles, il ne donnerait pas sa place à d'autres ; […].254

Car, porter la croix de Jésus, c'est prendre part à l'action du salut ; participer à la Passion du Christ et à sa souffrance. Celui qui a porté la croix de Jésus a pris une part – toute insignifiante soit-elle face à la grandeur de la Passion du Christ – dans la souffrance humaine du Sauveur. Pour Jeanne, cet événement est unique dans le temps ; l'Incarnation du Christ est une et depuis, le monde est en proie aux malheurs : « Jésus, Jésus, nous serez-vous jamais ainsi présent. Si vous étiez là, Dieu, ça ne se passerait tout de même pas comme ça. »255. Juste à ce moment-là, Madame Gervaise intervient pour reprendre la méditation de Jeanne en affirmant la présence de Dieu au monde :

‘Il est là.
Il est là comme au premier jour.
Il est là parmi nous au jour de sa mort.
Éternellement il est là parmi nous autant qu'au premier jour.
Éternellement tous les jours.
Il est là parmi nous dans tous les jours de son éternité.

Son corps, son même corps, pend sur la même croix ;
Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes larmes ;
Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ;
Son cœur, son même cœur, saigne du même amour.

Le même sacrifice fait couler le même sang.256

Un dialogue s'engage alors où deux mouvements semblent évoluer dans deux directions différentes : d'un côté Madame Gervaise essaie d'ouvrir les yeux de Jeanne sur l'amour de Dieu, en vain ; de l'autre, Jeanne, ne comprenant toujours pas le mystère de cet amour marqué par la damnation et la perdition, s'acharne à lutter contre l'Église et contre Dieu même, car la destruction, la profanation du corps et du sang de Jésus continuent : « Faire servir au péché même le corps même, le corps sacré de Jésus. »257. Pour elle, la damnation, en empruntant le même trajet que la Rédemption, c'est-à-dire la souffrance, se sert d'elle pour légitimer sa présence dans le monde ; l'acceptation de la souffrance, requise pour le salut, n'est aux yeux de Jeanne qu'un prétexte qu'alléguait Madame Gervaise, Hauviette et les autres pour justifier leur silence et leur passivité devant les crimes commis contre l'humanité. En cherchant un remède à la perdition des âmes, en priant pour les âmes des autres, en faisant la charité aux nécessiteux, Jeanne se découvre impliquée dans cette histoire de Mal universel ; avec Madame Gervaise, ainsi que tous les autres qui ne font rien pour « tuer la guerre »258, elle s'accuse et accuse les autres d'être les complices et mêmes les auteurs du Mal :

‘[…], nous sommes les complices de tout cela […], nous sommes les tourmenteuses des corps et les damneuses des âmes. […] Complice, complice, c'est comme auteur. […] Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. […] Celui qui commet un crime, il a au moins le courage de le commettre. Et quand on le laisse faire, il y a le même crime ; c'est le même crime ; et il y a la lâcheté par-dessus.259

D'ailleurs, le désespoir de Jeanne est au paroxysme lorsque Madame Gervaise l'accuse d'avoir manqué sa première communion et l'incite à avouer l'état de détresse de son âme : « ‘ Tous ’ (‘ sic ’) ceux que j'aimais sont absents de moi. »260. Épuisée par les malheurs, son âme se donne à la mort : « […] je sens pour bientôt venir ma mort humaine. […] O que vienne au plus tôt, mon Dieu, ma mort humaine. »261.

Entre la souffrance comme cause de la révolte et la souffrance comme condition du salut, c'est la vie tout entière de Jésus, racontée par Madame Gervaise, qui se glisse dans un chant de célébration à la souffrance humaine, vivante, bienfaitrice, salvatrice, dans un mouvement continu qui remonte au Sauveur. Mais il ne s'agit pas que de célébration ; en enseignant la souffrance, Jésus lui-même savait qu'il ne sauverait pas les damnés, ceux dont la souffrance est à jamais perdue. Le thème de la Passion éclate et fait taire les voix de la révolte. Tout y est ; Incarnation, crucifixion et Rédemption. Ce long poème, déclenché par la douleur et la plainte de Jésus devant son impuissance à sauver les damnés, est nourri à la fois des tendres souvenirs de l'enfant Jésus ainsi que de l'état actuelle d'agonie où le dernier instant de la vie du Christ se traduit par un cri d'angoisse au lieu d'exprimer la joie du retour à la maison paternelle après avoir accompli sa mission. Il devait être heureux maintenant qu'

‘[…] Il venait justement de commencer à finir.
Il avait accompli son temps d'humanité ;
Il quittait la prison pour le séjour de gloire ;
Il rentrait dans la maison de son père.

[…]
Un éternel baiser de son père laverait ses plaies vives,
[…]
Une eau pure éternelle attendait ses plaies vives.262

C'est donc à ce moment précis où tout devait rentrer dans l'ordre, où Jésus allait recouvrer son éternité qu'éclate cette clameur désespérée :

‘Cri comme si Dieu même eût péché comme nous ;
[…]
Comme si même Dieu eût péché comme nous.
Et du plus grand péché.
Qui est de désespérer.
Le péché du désespoir.263

Jeanne et Madame Gervaise suivent la pensée de Jésus mourant qui repasse sa vie entière ; elles contemplent la naissance joyeuse et tant attendue du Sauveur, l'avènement glorieux du fils de l'homme sans pour autant oublier l'actuelle douleur de mourir :

‘Bethlehem, Bethlehem, et toi Jérusalem.
Vie commencée à Bethlehem et finie à Jérusalem.
Vie comprise entre Bethlehem et Jérusalem.
Vie inscrite entre Bethlehem et Jérusalem.
Il revoyait l'humble berceau de son enfance.

Vie commencée à Bethlehem et qui ne finit point à Jérusalem.264

Chez Péguy, tout dans l'évocation de cet instant de naissance semble recréer l'instant présent d'agonie : Bethlehem rappelle Jérusalem ; les cris de joie de la naissance de Jésus rappellent sa souffrance, son chemin de croix, sa Passion et sa clameur douloureuse au moment de sa mort :

‘Il revoyait l'humble berceau de son enfance,
La crèche,
Où son corps fut couché pour la première fois ;
Il prévoyait le grand tombeau de son corps mort,
Le dernier berceau de tout homme,
Où il faut que tout homme se couche.265

Le chant de célébration s'interrompt soudain pour céder la place au thème de la clameur ; la sérénité est brusquement remplacée par la lamentation du Christ sur les éternels damnés. Madame Gervaise s'était plu à raconter la vie paisible de l'enfant Jésus, de sa naissance et de la joie qui l'avait accompagnée. Mais soudain le thème du cri refait surface et engloutit tous les autres souvenirs tendres de l'enfance. Ainsi, même Jésus, le Sauveur, s'est retrouvé impuissant à forcer les portes de l'enfer.

Renversement des valeurs ; à la question angoissée de Jeanne : « Alors, madame Gervaise, qui faut-il donc sauver ? Comment faut-il sauver ? »266, la longue méditation sur la Passion du Christ semble avoir répondu ; la Passion du Christ a, une fois pour toutes, ouvert la voie vers le salut, elle a donné aux hommes la possibilité de vaincre le Mal et de reprendre contact avec un monde nouveau, innocent et renouvelé sans cesse parce que créé et purifié par la présence éternelle du Christ. Mais encore faut-il savoir garder ce contact et protéger ce qui a été acquis de tout ce qui puisse l'altérer ou le briser, car « il ne faut qu'un instant pour une perdition. »267. En devenant homme, Jésus a voulu annoncer à l'humanité que la voie est de l'imiter : le Mal ne peut être vaincu qu'en assumant pleinement sa condition d'homme, qu'en s'humiliant, qu'en souffrant de la souffrance humaine, à l'image de la souffrance de Jésus qui, seule, donne à l'humain la possibilité de communiquer avec le divin et de participer à l'œuvre salvatrice. Dieu a donné à l'homme la possibilité d'entrer en contact avec lui et de s'abreuver aux sources éternelles de la création ; mais c'est de l'homme seul que dépend le soin de maintenir le lien avec le divin, de le garder intact par le biais de la prière et de l'espérance ; l'humain est perdu sans le divin. Être homme, implorer le secours divin, prier dans la communion, souffrir pour sauver les autres, se soumettre à la volonté divine, bref, assumer sa condition humaine en s'humiliant et en travaillant pour pouvoir accomplir ce qui a éternellement été donné par le Christ, voici ce que le ‘ Mystère ’ voulait enseigner à travers les longues méditations sur les scènes de la vie et de la Passion de Jésus. Face au Mal, à la destruction, à la souffrance et à l'abandon, il y a une promesse d'éternité : « Nous sommes de l'Église éternelle. Nous sommes dans la chrétienté éternelle. […] Que pèsent des siècles de siècles du temps en face de l'éternité. »268.

Dans la suite inédite du ‘ Mystère de la charité ’, nous retrouvons Jeanne enfin prête à s'acquitter de sa mission toute armée de cette vaillance neuve qu'elle avait tant demandée et que la joie de l'espérance lui a enfin procurée. Le signe attendu est arrivé ; le Mont Saint-Michel est délivré, Jeanne n'a plus qu'à rendre grâce à Dieu et prier dans la joie :

‘Mon Dieu c'est comme si tout était neuf, comme si tout commençait depuis demain matin.
C'est comme si le monde sortait de vos mains fraîches, comme si la création sortait toute fraîche de vos divines mains, comme si la création coulait toute vive de vos mains.
C'est comme si le salut coulait de vos mains fraîches, comme si la rédemption coulait toute vive de vos plaies.
Tout est neuf, mon Dieu, tout recommence, tout commence.
Tout est ouvert. Le monde est neuf, le monde est jeune, le monde est nouveau. La création commence demain matin.269

Ainsi Jeanne ne se voit plus délaissée en face de l'abandon, du dépérissement, du Mal et de la damnation ; en imitant Jésus, en faisant sa vocation comme il a fait sa Passion, Jeanne est introduite à la communion des saints. Se faisant homme, Jésus a ouvert la voie de la souffrance, de la prière, de la liberté et du salut. Toutes les prières et toutes les souffrances remontent jusqu'à lui. Il y avait d'abord eu Jésus, puis ces milliers de saints qui rattachent les générations de sainteté jusqu'à nous autres qui prenons la suite. Toute prière qui imite celle de Jésus est une prière en communion qui remonte à lui et participe à celle de tous les autres, saints, fils et successeurs.

Notes
235.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 32.

236.

Ibid ’., p. 31.

237.

Ibid ’., p. 39.

238.

Ibid. ’, p. 39.

239.

Ibid. ’, p. 40.

240.

Ibid. ’, p. 40.

241.

Ibid. ’, p. 34.

242.

Ibid. ’, p. 34.

243.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’., p. 371.

244.

Ibid.

245.

Ibid. ’, p. 370.

246.

Ibid. ’, p. 382.

247.

Ibid. ’, p. 384.

248.

Ibid. ’, p. 393.

249.

Ibid. ’, p. 395.

250.

Ibid. ’, p. 397.

251.

Ibid. ’, p. 398.

252.

Ibid. ’, p. 399.

253.

Ibid. ’, p. 404.

254.

Ibid. ’, p. 406.

255.

Ibid. ’, p. 412.

256.

Ibid. ’, p. 412.

257.

Ibid. ’, p. 418.

258.

Ibid. ’, p. 419.

259.

Ibid. ’, p. 419.

260.

Ibid. ’, p. 424.

261.

Ibid. ’, p. 425.

262.

Ibid. ’, pp. 433-434.

263.

Ibid. ’, p. 439.

264.

Ibid. ’, p. 437.

265.

Ibid. ’, pp. 441-442.

266.

Ibid. ’, p. 488.

267.

Ibid. ’, p. 393.

268.

Ibid. ’, p. 525.

269.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la vocation de Jeanne d'Arc ’,‘ op., cit. ’, p. 1229.