La communication par la souffrance

La dimension sacrée de l'existence

Péguy met en scène une petite fille de treize ans, une paysanne, une paroissienne de la paroisse de Domremy : Jeanne. Dans le drame ainsi que dans le ‘ Mystère ’, Péguy fait entendre la plainte angoissée de cette âme que l'espérance n'a pas encore illuminée ; sa vie est une prière continue dans une tentative d'apaiser sa conscience et de retrouver la sérénité dans un monde ravagé par la guerre. C'est Hauviette qui lui parle :

‘Oui Jeannette, ma belle, je fais ma prière, mais toi tu ne sors pas de la faire, tu la fais tout le temps, tu n'en sors pas, tu la fais à toutes les croix du chemin, l'église ne te suffit pas. Jamais les croix des chemins n'avaient tant servi…270

Jeanne prie pour les autres, elle se considère responsable de tous les malheurs qui s'abattent sur l'humanité. Mais sa prière, pense-t-elle, est toujours vaine : le Mal est toujours présent, et Jeanne se retrouve de plus en plus impliquée dans le malheur des autres. Sa responsabilité est, de même, accentuée par le fait qu'elle ne réussit qu'à prier et qu'à faire des œuvres de charités inefficaces.

Dans le ‘ Mystère ’, et par la méditation sur la vie et sur la Passion du Christ, elle essaie de trouver un soulagement à sa propre douleur. L'appel à une présence divine serait, pour elle, l'unique solution contre les malheurs. Mais cette présence ne se manifeste pas : « O mon Dieu si on voyait seulement le commencement de votre règne. »271. Le spectacle du Mal, l'enfer, la damnation, l'injustice l'empêchent de se tourner vers Dieu ; elle se révolte et sa prière débouche sur le blasphème :

‘[…] de combien il sen faut que votre règne arrive.

[…] de combien il s'en faut que votre règne arrive au royaume de la terre.

[…] de combien il s'en faut que votre volonté soit faite ; de combien il s'en faut que nous ayons notre pain de chaque jour.

De combien il s'en faut que nous pardonnions nos offenses ; et que nous ne succombions pas à la tentation ; et que nous soyons délivrés du mal.272

Jeanne s'attaque de même à l'œuvre du temps dont l'emprise n'a même pas épargné la présence du Christ :

‘Mais vous autres, vous seuls, vous avez vu, vous avez touché, vous avez saisi ce corps humain dans son humanité, dans notre commune humanité, marchant et assis sur la terre commune. […] et c'est cela qui ne fut donné qu'une fois, c'est cela qui n'a pas été donné à tout le monde.273

Aux yeux de Jeanne, seule une présence divine est capable de mettre fin aux malheurs. Pourtant, cette même présence s'est avérée incapable de délivrer le monde du péché : « La consolation est venue, et la consolation n'a point consolé. »274. La solution serait donc dans une nouvelle révélation, une nouvelle Incarnation, symbolisée par l'envoi d'une nouvelle sainte. Quant à Hauviette, elle s'oppose à l'idée qu'il pourrait y avoir de « révélations particulières »275. Pour elle, il n'y a qu'une Incarnation dans le temps et pour tout le monde :

‘Or il y a quatorze siècles que l'on a fait battre le ban du salut. […]. Le bon Dieu a appelé tout le monde, il a convoqué tout le monde, il a nommé tout le monde. Sa Providence pourvoit. Sa Providence prévoit. Sa Providence veille sur tout le monde, voit sur tout le monde.276

Jésus est donc venu une seule fois dans le temps, mais il est toujours présent parmi nous. Selon Hauviette, la communion des saints est une preuve irrévocable de la présence du Christ au monde :

‘Il y a la communion des saints ; et elle commence à Jésus. Il est dedans. Il est à la tête. Toutes les prières, toutes les épreuves ensemble, tous les travaux, tous les mérites, toutes les vertus ensemble de Jésus et de tous les autres saints ensemble, toutes les saintetés ensemble travaillent et prient pour tout le monde ensemble, pour toute la chrétienté, pour le salut de tout le monde. Ensemble.277

Mais Jeanne est sourde aux appels d'Hauviette ; sa prière ne trouve pas d'écho chez Dieu, sa charité ne sert qu'à mesurer l'ampleur du Mal. Comment pourrait-elle donc accepter la volonté divine qui se refuse à sauver ? La vanité de ses prières et de sa charité l'a plongée dans une angoisse excessive au point de tuer chez elle le goût de vivre. Sa foi profonde et le fait d'être inutile à aider les autres à s'échapper de leur condition malheureuse ont accentué chez elle le sentiment de culpabilité, ont élargi sa responsabilité, ont divisé son âme en la dressant contre Dieu.

C'est à ce stade que Madame Gervaise intervient : sans pouvoir trouver des réponses directes aux interrogations affolées de Jeanne, sa spiritualité contemplative, sa confiance en Dieu s'imposent et font face à la révolte de celle-ci. À la prétention de Jeanne, selon laquelle ses prières et ses charités seraient vaines, Madame Gervaise oppose l'efficacité de la prière ; au refus de se soumettre à la volonté divine, elle enseigne l'abandon et la confiance.

Dans un style où s'alternent la prose et le vers, Madame Gervaise raconte l'histoire de la Passion du Christ en s'attardant sur les différentes étapes de son expérience humaine : son enfance, son Incarnation, sa vie, son métier, sa souffrance, sa mort, mais aussi sa résurrection. C'est donc à travers les longues pages consacrées à la célébration de la vie du Christ que Péguy-Gervaise essaie d'assimiler la vie humaine, ainsi que la souffrance humaine de tous les hommes à celles de Jésus. Il ne s'agit plus là d'une expérience unique : du fait que Jésus lui-même a voulu partager l'expérience des hommes, toute la vie humaine s'y est trouvée impliquée. Considérée à la lumière de la souffrance de Jésus, la souffrance humaine s'en trouve sanctifiée et même justifiée. Car Jésus, le maître à sauver, a souffert pour le salut de l'humanité ; la souffrance des hommes, en imitant celle du Christ, participe, de même, au salut de l'humanité entière.

Exaltation de la souffrance, voilà le vrai sens du long poème du ‘ Mystère ’ ; car c'est exactement par l'échec apparent de la Rédemption, par le Mal, par la damnation et par le péché que la souffrance humaine de Jésus, et par conséquent, la souffrance humaine toute entière, s'explique et reçoit sa plénitude : la souffrance humaine de Jésus a, une fois pour toutes, parlé pour tout le monde ; désormais, toute la souffrance des hommes s'y apparente.

Mais, outre le fait de justifier la souffrance humaine, la souffrance du fils de l'homme en est, au regard de la foi, une consécration qui lui donne sa plénitude et sa signification. Là où Jeanne ne voyait qu'un échec de la Rédemption, qu'une faillite de la consolation, qu'une défaite du salut, Madame Gervaise découvre, au contraire, une victoire mystérieuse, une source de grâces. Car l'accomplissement de la Passion de Jésus a ouvert la voie à un

‘[…] trésor de promesses. D'un seul coup, du premier coup Jésus a tenu toutes les promesses. […]. C'est à nous qu'elles furent données. C'est à nous qu'elles furent promises. Et c'est de nous en définitive que dépend leur accomplissement, c'est de nous qu'elles attendent leur couronnement.278

Seuls les êtres illuminés par l'espérance ont la chance de saisir le sens de ce « mystère d'amour », alors que les révoltés n'y verront qu'une « réalité insupportable »279.

À travers le ‘ Mystère de la Charité ’, Péguy a voulu décrire la transformation d'un être travaillé par la grâce, la révolte qui débouche sur l'angoisse avant de connaître l'Espérance. C'est au seuil de l'Espérance que le ‘ Mystère ’ prend fin, avant même de voir s'épanouir les bourgeons de l'Espérance. Le ‘ Mystère ’ ne fait qu'allusion à cette vertu de la religion, jaillie du fond de la souffrance et de l'excès de la peine. Il est vrai que, pour Madame Gervaise, le remède aux malheurs, la seule solution efficace contre le Mal universel serait l'imitation du Christ, c'est-à-dire, l'imitation de sa souffrance. Mais une âme révoltée, comme celle de Jeanne, voit mal comment cette même souffrance qui la révolte tant puisse être l'unique voie vers le salut ? À la fin du ‘ Mystère ’, Madame Gervaise sort, mais elle rentre au début du ‘ Porche ’ pour dire que tout ne s'arrête pas là. C'est, en effet, dans le ‘ Porche ’ que le mystère va être levé, que les ambiguïtés vont être éclairées et les réalités vont pouvoir enfin être appelées par leurs vrais noms. La souffrance est un Mal, mais c'est la souffrance de Jésus qui la convertit en une source de grâces. Pourtant, et sans s'appareiller de l'Espérance, cette souffrance reste stérile ; imiter Jésus, c'est d'abord l'imiter dans sa souffrance, mais c'est surtout l'imiter dans son Espérance :

‘Jésus comme un homme a connu l'inquiétude humaine,
Jésus fait homme,
Il a connu ce que c'est que l'inquiétude au cœur même de la charité,
L'inquiétude rongeante au cœur d'une charité ainsi véreuse,
Mais aussi il a connu ce que c'est que la toute première pointe de la poussée de l'espérance.
Quand la jeune vertu espérance commence à pousser au cœur de l'homme,
Sous la rude écorce,
Comme un premier bourgeon d'avril.280

Car, en se faisant homme, Dieu a donné à l'humanité entière la chance de se racheter, en lui donnant l'exemple à suivre pour pouvoir se sauver. Dieu a ouvert la voie au salut. Par le truchement de l'Incarnation, Dieu a eu confiance en l'homme ; il a placé entre ses mains les secrets du salut :

‘Singulier renversement, singulier retournement, c'est le monde à l'envers.
Vertu de l'espérance.
Tous les sentiments que nous devons avoir pour Dieu,
C'est Dieu qui a commencé de les avoir pour nous.
C'est lui qui s'est mis à ce point, sur ce pied, qui a été mis, qui a souffert d'y être mis, à ce point, sur ce pied, de commencer de les avoir pour nous.281

Mais le salut ne peut s'opérer sans la libre coopération de l'homme ; Dieu a eu confiance en nous en nous confiant son fils, il dépend à présent de nous de lui faire confiance en retour, de se soumettre à sa volonté et d'espérer :

‘Jésus-Christ, mon enfant, n'est pas venu pour nous dire des fariboles.
[…]
Mais il nous a donné des paroles vivantes
À nourrir.282
[…]
Il dépend de nous que l'infini ne manque pas du fini.
Que le parfait ne manque pas de l'imparfait.
[…]
Que le grand ne manque pas du petit,
Que le tout ne manque pas d'une partie,
Que l'infiniment grand ne manque pas de l'infiniment petit.
Que l'éternel ne manque pas du périssable.

Il manque de nous, (c'est une dérision), il manque de nous que le Créateur
Ne manque pas de sa créature.283

Voilà la morale du ‘ Mystère ’ cachée derrière le chant de célébration à la souffrance. Cette morale, que Jeanne n'est pas encore en mesure de saisir, éclatera au début du ‘ Porche ’ dans cet instant même où la lumière de la grâce viendra éclairer l'horizon.

Par l'Incarnation, non seulement la souffrance, mais c'est l'existence humaine toute entière qui s'est retrouvée sanctifiée. La prière n'est plus une prière pour soi, mais une prière en communion ; elle n'est plus une prière de détresse, mais une prière dans la joie ; le temporel et l'éternel sont à jamais liés ; la terre est le commencement du Ciel ; la Rédemption n'est plus une défaite devant le Mal universel, elle est, en revanche, à l'origine de l'espérance chrétienne.

Notes
270.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’., p. 375.

271.

Ibid. ’, p. 370.

272.

Ibid. ’, p. 370.

273.

Ibid. ’, p. 404.

274.

Ibid. ’, p. 407.

275.

Ibid. ’, p. 388.

276.

Ibid. ’, p. 389.

277.

Ibid. ’, p. 390.

278.

Ibid. ’, p. 521.

279.

ONIMUS, Jean, ‘ Introduction aux "Trois Mystères" de Péguy ’, ‘ op. cit. ’, p. 36.

280.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Porche du Mystère de la deuxième vertu ’, ‘ op. cit. ’, p. 571.

281.

Ibid. ’, p. 611.

282.

Ibid. ’, pp. 587-588.

283.

Ibid. ’, p. 597.