Une bergère qui s'élève au rang des héros

« On a parfois de la peine à retrouver la vraie Jeanne d'Arc dans l'enthousiasme de ses admirateurs. »301 a écrit à juste titre Égide Jeanné à propos de Jeanne. De même, nous avons de la peine à retrouver cette image dans les milieux hostiles. L'admiration comme d'ailleurs la haine que l'aventure de la Pucelle avait suscitées depuis sa mort jusqu'à nos jours, toujours en vue de connaître la vie de Jeanne, ont donné d'elles des représentations et des interprétations multiples, mais qui, au lieu de parfaire son image et de combler les lacunes qui pourraient se trouver dans les actes des procès de condamnation et de réhabilitation, ont éveillé la curiosité des chercheurs et des écrivains qui, s'abreuvant à la même source – les procès –, ne cessent de tisser des toiles et de rêver autour de cette figure toujours énigmatique.

C'est dans cette lignée que s'inscrit l'ensemble de l'œuvre de Péguy consacrée à Jeanne d'Arc, notamment le drame de la jeunesse. Sa ‘ Jeanne d'Arc ’ se présente comme une trilogie dont la première pièce (À Domremy) met en scène une jeune fille de treize ans à l'aube de sa mission, s'éveillant aux malheurs de son pays. La deuxième pièce (Les Batailles) retrace les exploits militaires de Jeanne. À (Rouen) Jeanne est seule devant ses juges : à l'issue du procès, elle est livrée au bûcher. À moins de trouver dans les deux dernières pièces du drame des éléments qui ne relèvent pas de la documentation historique, notre intérêt se portera essentiellement sur la première pièce (À Domremy) qui restitue, sans pour autant l'épuiser, l'enfance de Jeanne.

Au premier acte, nous surprenons Jeannette, treize ans, et son amie Hauviette, dix ans, en pleine conversation. Dès le début, les indications scéniques dévoilent un souci de précision et de fidélité aux sources ou, du moins, à l'image traditionnelle de Jeanne : « 1425. En plein été. Le matin, Jeannette, la fille à Jacques d'Arc, file en gardant les moutons de son père, sur un coteau de la Meuse. »302. Nous retrouvons ici un élément de la légende dont l'importance est capitale dans l'enracinement du mythe de Jeanne d'Arc ; il s'agit du fait d'être bergère. Modeste origine, une simple fille des champs dont les activités quotidiennes se limitent aux tâches ménagères et à la garde des moutons, voilà la première image qui nous est donnée de Jeanne. Une image qui est d'un intérêt primordial, vu le rôle qu'elle joue quant à renforcer la crédulité populaire de Jeanne. Car, comme nous l'avons dit plus haut, il n'était pas exceptionnel à cette époque marquée surtout par des troubles politiques et religieux, de voir apparaître de simples femmes qui prennent la parole au nom de Dieu. Et puis, il y a cette prophétie qui circulait à l'époque, selon laquelle la France serait sauvée par une vierge, appelée la Pucelle, venant des marches de Lorraine. En outre, au XIIIe siècle, l'Église avait beaucoup insisté sur l'élection des pauvres qui étaient l'image même du Christ, des bergers dont le Christ lui-même faisait partie et veillait à ce qu'aucune brebis ne s'égare du troupeau.

Mais Péguy ne tarde pas à doter cette traditionnelle image de Jeanne d'un caractère et d'une sensibilité qui dépassent son âge. C'est surtout à travers les paroles d'Hauviette que nous retrouvons cet aspect de la personnalité de Jeanne : « […] tu as de la tristesse dans l'âme. On s'imagine ici, dans la paroisse, que tu es heureuse de ta vie parce que tu fais la charité, parce que tu soignes les malades et que tu consoles ceux qui sont affligés. Mais moi je sais que tu es malheureuse. »303. Or la Jeanne de la légende montrait, dès son enfance, une disposition particulière à la prière solitaire, elle se confessait souvent, assistait aux messes, faisait la charité aux pauvres et rendait visite aux malades.

De même, les témoignages du procès de réhabilitation font apparaître une Jeanne toute simple, « comme les autres », qui se distingue néanmoins par une extrême piété, un personnage dont les occupations quotidiennes lui confèrent du calme et de la joie. La preuve, c'est le retour incessant du mot « volontiers » dans chacun des témoignages :

‘Elle allait souvent et volontiers à l'église et aux lieux saints […], elle allait souvent et volontiers à l'église […], elle s'occupait volontiers des animaux de la maison de son père […], elle se confessait volontiers […], elle travaillait volontiers et s'occupait à de multiples besognes, filait, faisait les travaux de la maison, allait aux moissons, et quand c'était le moment, quelquefois, elle gardait à son tour les animaux en filant […]. Elle travaillait volontiers, elle allait volontiers à l'église…304

Or ce portrait de calme, de joie, de sérénité que lui prêtent les témoins du procès de réhabilitation contrastent avec l'image que Péguy trace de son héroïne ; la Jeanne de Péguy, nous l'avons vu, est malheureuse. Au lieu de lui conférer de la joie et du calme, sa charité, son extrême piété la rendent triste, malheureuse et lui donnent un sentiment d'insuffisance et d'inefficacité quant aux efforts fournis pour remédier au Mal. « Consumée de tristesse », « pétrie de tristesse »305, « fille inquiète, âme insatiable, âme inquiète, […] »306, voici le portrait de Jeanne telle que nous la peint Hauviette plus tard dans le ‘ Mystère ’. Ce qui, dans l'image traditionnelle de la Pucelle, fait le bonheur de Jeanne, se transforme, sous la plume de Péguy, en une source intarissable de détresse et d'angoisse ; ses actes de charité, censés lui procurer du bonheur, ne servent d'après Péguy qu'à mesurer l'ampleur du Mal et à témoigner de l'impuissance des seuls efforts humains à atténuer le poids de la misère.

Ainsi, le portrait de la Jeanne de Péguy n'obéit aucunement à l'image que donnent d'elle ses compagnons d'enfance et les gens qui l'ont connue à l'époque, à savoir : une simple fille des champs, que rien ne la distinguait des autres enfants de son âge, si ce n'est un peu plus de piété et de charité. C'est dire que ce personnage apparemment « comme les autres » est pour Péguy une personnalité hors du commun dont le destin ne se rattache plus seulement à ce qu'il y a de merveilleux dans la légende et dont la mission ne relève plus directement d'une intervention divine. Un pareil destin siège au plus profond de son âme. Ainsi, en remontant les siècles vers ce Moyen Âge finissant, et par une totale adhésion à ce personnage du passé, Péguy a essayé de nous dévoiler le mystère de cette âme pas « comme les autres ».

Mais les secrets de son âme, Jeanne ne les révélera à personne. Pourtant, dans le drame de 1897, seules Hauviette et Madame Gervaise réussissent, à l'instigation de Péguy, à percer le mystère de cette âme. Comme nous l'avons vu plus haut, alors que tout le monde imaginait Jeanne heureuse parce qu'elle faisait la charité, qu'elle s'occupait des malades et des pauvres, Hauviette, elle, a deviné le chagrin qui tourmente son amie. Un peu plus tard, lorsqu'elle la rencontre, Madame Gervaise s'adresse à Jeanne dans des termes identiques à ceux d'Hauviette :

‘Oui, ma fille, et j'ai pensé que tu étais malheureuse. On s'imagine ici, dans la paroisse, que tu es heureuse de ta vie parce que tu as bien fait ta première communion, parce que tu vas souvent à l'église, et que dans les champs tu te mets à genoux au son lointain des cloches calmes. Je sais, moi, que tout cela ne suffit pas. J'ai pensé que tu étais malheureuse, toi aussi, et c'est pour cela que je suis venue tout de suite.307

Tout cela pour dire que l'origine de la mission de Jeanne, outre le message divin, et avant même d'intervenir dans les affaires politiques du royaume, répond chez Péguy à une vive volonté chez cette fille de treize ans de mettre fin à la guerre et par conséquent aux calamités qui s'abattent sur les hommes au risque d'engager leur salut éternel.

Un autre trait de caractère de Jeanne que nous ne connaissons pas d'après la légende, mais qui, chez Péguy, joue un rôle décisif dans l'accomplissement de sa mission et constitue l'un des motifs principaux qui ont poussé Jeanne à s'armer pour sauver son pays : la révolte. D'après la légende, nous l'avons vu, la vie de Jeanne ressemble à celle d'une simple fille vivant dans une paroisse. Comme les autres habitants de son village, elle connaît les menaces de la guerre, les duretés de l'occupation, les pillages et les alertes à l'approche des armées ennemies. Ce n'est qu'après avoir entendu l'appel des voix, l'incitant à sauver le royaume, que Jeanne s'est montrée disposée à prendre les armes et partir à la tête des troupes pour accomplir sa mission. À aucun moment il n'a été question d'une âme révoltée.

Pourtant chez Péguy, le fait d'être une simple fille des champs n'empêche pas Jeanne d'avoir des réflexions concernant la souffrance, le Mal universel, le temps corrupteur, la guerre, le péché, la damnation et le salut des âmes. Car c'est bien à l'âge de treize ans – tous les témoignages s'accordent, d'ailleurs c'est Jeanne elle-même qui le dit, répondant aux interrogatoires lors du procès de condamnation – que se situe le débat de l'aventure de Jeanne. Rien n'empêche donc Péguy d'accompagner son héroïne, à quelques jours seulement du commencement officiel de son aventure, à savoir : l'appel des voix, pour dévoiler la hantise qu'elle a du Mal, engendré par la guerre et la révolte qu'elle a déclenchée en elle.

Dans un endroit tel que Domremy où tous ceux qu'elle connaît se contentent de baisser les bras et de laisser faire l'ennemi, où les gens ne se préoccupent que de leur salut personnel, Jeanne, elle, cherche une solution radicale pour le salut de l'humanité entière, y compris les damnés, au détriment même de son propre salut. Mue par un vif désir d'agir, de servir et d'être réellement efficace, Jeanne est une âme qui se cherche, qui essaie de se définir et de s'attribuer un rôle afin de parfaire la vie humaine. L'exercice de la charité individuelle est à ses yeux une réponse inefficace devant l'ampleur du problème ; toute solution d'ordre temporel implique un déficit à l'échelle humaine. C'est pourquoi, dans un moment où la détresse atteint son paroxysme, où tout lui semble condamné à jamais à la perte et à l'anéantissement, Jeanne, par un élan d'amour et de sacrifice, par un pur don de soi qui a pour source un ardent désir de sauver, est prête à s'offrir, corps et âme, afin d'expier les péchés de l'humanité et racheter les âmes.

C'est surtout à la lumière de cette volonté de réussir son sacrifice que l'on peut interpréter l'épisode de la levée du siège du Mont Saint-Michel, placé dans le drame à quelques jours seulement de l'apparition des anges. Cette délivrance qui n'occupe pas assez de place dans la légende a pourtant aux yeux de Péguy le mérite de renforcer le moral de Jeanne puisque celle-ci interprète la délivrance du Mont comme un exaucement de sa propre prière. C'est un signe qui prouve que Dieu a enfin daigné entendre le cri de son âme. Jeanne peut à présent être sûre que le chef de guerre tant attendu ne tardera pas à être désigné.

Si la délivrance du Mont Saint-Michel constitue aux yeux de Jeanne un exaucement de sa prière, elle n'en est pas pour autant dénuée d'autres significations. Assiégé durant vingt-six ans consécutifs, en pleine guerre de Cent Ans, le Mont avait réussi à résister aux assauts des Anglais. Saint-Michel est d'ailleurs considéré comme étant le protecteur de la royauté en France ; toute ville qui portait son nom ou possédait un de ses sanctuaires est réputée imprenable. L'image de l'archange est donc celle du saint qui réussit308.

Jeanne a interprété la délivrance du Mont Saint-Michel comme un signe adressé à elle et qui constitue une réponse à sa prière. Mais c'est surtout à la volonté de réussir dans son acte, à savoir : vaincre le Mal universel, mettre fin à la guerre à l'image de l'archange qui a vaincu Lucifer même, qu'il faut attribuer la joie de Jeanne quand elle a entendu la bonne nouvelle. Elle qui semblait se perdre entre la piété due aux pauvres, l'exercice de la charité et l'insuffisance de ses efforts devant l'ampleur du Mal, elle qui voulait se trouver un rôle dans cette lutte contre le Mal, elle enfin qui cherchait partout un signe envoyé par Dieu pour guider ses pas, semble avoir trouvé dans l'image de l'archange l'expression de sa volonté de réussir à sauver. Et c'est avec une inébranlable confiance d'être à nouveau exaucée que Jeanne ose déjà parler de la victoire des Français, elle rêve d'une France renouvelée, celle des temps passés qui a connu des héros :

‘Que notre France après soit la maison divine
Et la maison vivante ainsi qu'au temps passé,
La maison devant qui tout malfaisant s'incline,
La maison qui prévaut sur Satan terrassé 

La maison souveraine ainsi qu'au temps passé,
Quand le comte Roland mourait face à l'Espagne
Et face aux Sarrasins qu'il avait éblouis,
Quand le comte Roland mourait pour Charlemagne ;

La maison souveraine ainsi qu'au temps passé
De monsieur Charlemagne ou de monsieur saint Louis,
Tous les deux à présent assis à votre droite.

O que vienne le temps où de la France neuve
Les Français partiront pour aller au tombeau
Vénérable à jamais à la chrétienté neuve,
Au tombeau qui demeure en la main du Bourreau,
Qui demeure à présent en la main du Bourreau.

Qu'avec tous les Français pour la croisade sainte
Partent tous les Chrétiens et que les mécréants
Soient chassés de la Terre où s'est jadis empreinte
La marche de Celui qu'insultaient les méchants.

Puis que le chef de guerre, ayant fini la tâche,
Avec ses bons soldats retourne à la maison,
Vainqueur à tout jamais de la souffrance lâche,
Et tous les ans laboure et fasse la moisson.309

Le destin de Jeanne, comme celui du royaume de France, semble désormais gouverné par Saint-Michel, l'archétype du saint qui réussit. Et puis c'est bien l'archange qui lui apparaît en premier, avant Sainte-Catherine et Sainte-Marguerite, pour lui révéler sa mission et la guider dans ses exploits.

Pourtant, la succession des victoires qu'elle a remportées n'a pas empêché Jeanne, à la fin du drame, de retourner à ses hésitations, de retomber dans sa solitude première et de se rendre compte de l'échec de sa mission. À ne vouloir compter que sur ses efforts humains, en refusant de se plier aux affirmations de Madame Gervaise selon qui l'échec apparent de la Rédemption, la souffrance et le Mal temporel portent les germes du salut et fécondent l'humanité, à force d'attendre de son effort humain un résultat positif et immédiat, l'action de Jeanne avorte. Il lui manque l'espérance.

Avec le ‘ Mystère de la charité ’, Péguy ne se sentait plus capable de mettre fin par ses propres moyens aux souffrances humaines. Il s'en remet à Dieu pour la guérison des maux de l'humanité. Le désir de servir et d'être efficace, thème qui dominait le drame de la jeunesse, va céder la place à l'idée du salut qui ne peut s'opérer sans une intervention divine qui rend nécessaire un sacrifice pour expier les péchés de l'humanité, mais qui, pour être réellement infaillible, implique une totale coopération de la part de l'homme en acceptant de s'en remettre à Dieu. Ainsi une charité sans limites qui se veut efficace, qui déclenche chez Jeanne la volonté de réussir à tout prix dans son acte humain dont elle attend un résultat immédiat, est-elle remplacée, dans le ‘ Mystère ’, par la nécessité de l'espérance, de l'abandon et de la confiance en Dieu, ce qui ne bannit nullement l'importance de l'acte humain, mais le place, au contraire, sur un même pied d'égalité.

Dans le drame, comme dans le ‘ Mystère ’, Jeanne est préoccupée par le salut de l'humanité entière. À plusieurs reprises elle se montre prête à se sacrifier si cela peut sauver les damnés de la souffrance éternelle. Pour elle, le règne de Jésus s'en va, car c'est l'œuvre du temps corrupteur qui a pris le dessus. Elle prie Dieu pour qu'il leur envoie un chef de guerre, capable de mettre fin aux souffrances humaines. Mais elle oublie – c'est Madame Gervaise qui va le lui rappeler – que même la souffrance infernale du Sauveur serait impuissante devant la damnation éternelle. L'imitation du Christ dans son sacrifice pour le salut de l'humanité apparaît chez Jeanne sous la forme d'un désir indicible, mais qui se traduit pourtant par son dévouement à son acte, par sa volonté de se sentir efficace et par sa détermination de réussir à sauver.

Péguy n'est pas le premier à tenter un rapprochement entre Jeanne d'Arc et le Christ. Depuis le Moyen Âge, l'image de Jeanne, son origine modeste et son acte reproduisent en quelque sorte l'image du Sauveur.

Notes
301.

In ’ LAMY, Michel, ‘ Jeanne d'Arc : Histoire vraie et genèse d'un mythe ’, ‘ op ’. ‘ cit. ’, p. 361.

302.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op. ’ ‘ cit. ’, p. 29.

303.

Ibid. ’, p. 30.

304.

PERNOUD, Régine, CLIN, Marie-Véronique, ‘ Jeanne d'Arc ’, Évreux, Fayard, 1986, p. 250.

305.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ op ’. ‘ cit ’., p. 378.

306.

Ibid. ’, p. 398.

307.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op. cit ’., p. 35.

308.

BEAUNE, Colette, Saint Michel ne se rend jamais !, « L'Histoire », ‘ op. cit ’., pp. 32-33.

309.

Ibid. ’, p. 47.