L'engagement d'une vie

L'image de Jeanne a connu de son vivant un vrai enthousiasme. On la comparait à des héroïnes de l'Écriture Sainte – Esther, Judith et Déborah, qui, elles, ont obtenu le salut pour leur peuple – pour légitimer sa mission et conférer son autorité310. En outre, Jeanne représentait l'accomplissement d'une prophétie selon laquelle la France serait sauvée par « une vierge des marches de Lorraine ». C'est dire qu'avant même de commencer son aventure, on attendait déjà Jeanne, à qui on attribuait le rôle d'une restauratrice de la paix dans le royaume.

Mais il ne s'agit pas seulement de figures féminines, car Jésus, le Sauveur par excellence, était attendu pour expier les fautes de l'humanité et sauver les âmes. De même, on attendait Jeanne pour sauver la France de la main des Anglais et rendre sa légitimité au roi en le faisant sacrer à Reims. Tous les deux répondent à des aspirations salvatrices, inscrites depuis longtemps dans la conscience des peuples. La comparaison entre Jeanne et Jésus a depuis toujours joué un rôle primordial dans l'ancrage de la figure de la Pucelle dans la conscience humaine. Un exemple de cette analogie, pour le moins traditionnelle, est la comparaison de Jeanne à Jésus d'Alexandre Dumas dans sa ‘ Jeanne d'Arc ’ où l'auteur pousse le rapprochement jusqu'à l'identification parfaite :

‘Jeanne d'Arc est le Christ de la France ; elle a racheté les crimes de la monarchie, comme Jésus a racheté les péchés du monde : comme Jésus, elle a eu sa passion, comme Jésus elle a eu son Golgotha et son calvaire […]. Un an lui suffit pour sauver la France : venue de Dieu, elle retourna à Dieu ; seulement elle était descendue du ciel avec la couronne des anges, elle y remonta avec la palme du martyre.311

Nous voilà devant une représentation de l'acte de Jeanne d'Arc dont l'origine se trouve dans la littérature de l'époque médiévale qui faisait entendre que les Français avaient été choisis par Dieu comme ses élus et qu'ils avaient été investis d'une mission exceptionnelle.

Cette similitude entre le sort du Christ et celui de Jeanne, nous la retrouvons chez Michelet pour qui Jeanne est à la France ce que le Christ est à l'humanité. Égide Jeanné nous dit à propos de la Jeanne d'Arc de Michelet :

‘Ainsi Michelet a vu Jeanne d'Arc. Sa mission est un immense sacrifice d'amour et de douleur que rien n'égale depuis la Passion du Christ ; elle fait taire toutes les dissensions et guérit toutes les plaies. Voilà le mystère inconcevable : à un des moments les plus douloureux de l'histoire de France, où la justice, la pitié et l'amour semblent être bannis du monde, où le démon est "seul roi visible d'une terre maudite", elle vient et unit ce qui semblait à jamais divisé : "Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie est née du cœur d'une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu'elle a donné pour nous."312

À l'image de Jésus, Jeanne s'est pliée à son destin ; elle s'est acquittée de sa mission tout en ayant conscience qu'elle la conduisait au bûcher. À l'image de Jésus, Jeanne a eu son calvaire.

Dieu ne s'est jamais montré indifférent au sort de la France ; comme il a déjà envoyé son fils pour racheter les péchés de l'humanité, Jeanne a été envoyée pour le salut du royaume. Mais ce parallélisme entre Jeanne et Jésus ne s'arrête pas seulement à l'acte salvateur. L'origine modeste de Jeanne, le fait d'appartenir à une famille de bergers constitue un facteur non négligeable qui a donné de la force à l'image de Jeanne chez un peuple qui cherchait des signes partout et s'efforçait de se les approprier. En effet, depuis le XIIIe siècle, l'Église insistait sur l'élection des pauvres et celle des bergers qui étaient l'image même du Christ. Sur cet aspect du mythe, nous lisons dans la ‘ Jeanne d'Arc ’ de Michel Lamy : « Baptisé par Jean, le berger, Jésus n'est-il pas lui-même le bon pasteur qui doit veiller sur ses brebis sans en perdre aucune ? Le légendaire de Jeanne insiste souvent sur cet aspect : elle gardait ses bêtes sans qu'aucune ne s'égare. »313.

Chez Péguy, le rapprochement entre le Christ et l'héroïne médiévale ne se fait pas directement sur le registre de l'acte salvateur lui-même : l'idée de cette analogie se trouve enfouie au plus profond de l'âme de Jeanne, dans sa charité, dans son inquiétude pour le sort de l'humanité, mais surtout dans son désir d'agir et de servir, ce qui se traduit dans le drame par son caractère révolté, non résigné et par son manque d'humilité, ce que lui reprochent Hauviette et Madame Gervaise. Car, l'obsession du Mal et la révolte qu'il suscite en elle a poussé Jeanne à se révolter contre Dieu même qui « nous exauce de moins en moins »314.

Mais à aucun moment, avant de recevoir la visite des anges, Jeanne ne prétend être celle qui mettra fin aux souffrances des hommes. Elle voit le Mal partout, s'en plaint et prie Dieu de désigner un chef de guerre capable de guérir les maux de l'humanité. Car Jeanne est consciente que l'exercice de la charité individuelle est une solution inefficace devant l'ampleur du Mal. Son désir d'être efficace se manifeste surtout par sa volonté d'offrir son corps et son âme, à l'image du Christ, au service des malheureux et des damnés. Mais son extrême générosité, sa volonté de réussir son acte salvateur, son entêtement à attendre de son effort un résultat positif lui fausse l'image du sacrifice suprême ; même la souffrance de Jésus ne peut sauver les damnés.

Préoccupée par le salut de l'humanité, Jeanne en oublie même le vrai sens de l'imitation de Jésus. Pour elle, vouloir sauver, c'est surtout réussir à sauver. Elle n'accepte pas l'échec de la Rédemption et prétend en se sacrifiant posséder la solution radicale et efficace au problème du Mal : elle veut « sauver mieux que Jésus le Sauveur »315. À la question qui la tourmente depuis le début du drame « qui donc faut-il sauver ? Comment faut-il sauver ? »316, Madame Gervaise tente en vain de lui faire comprendre que le seul moyen efficace serait dans l'imitation du Christ :

‘Jésus a prêché ; Jésus a prié ; Jésus a souffert. Nous devons l'imiter dans toute la mesure de nos forces. Oh! Nous ne pouvons pas prêcher divinement ; nous ne pouvons pas prier divinement ; et nous n'aurons jamais la souffrance infinie. Mais nous devons tâcher de toutes nos forces humaines à dire du mieux que nous pouvons la parole divine ; nous devons tâcher de toutes nos forces humaines à prier du mieux que nous pouvons selon la parole divine ; nous devons tâcher de toutes nos forces humaines à souffrir du mieux que nous pouvons, et jusqu'à la souffrance extrême sans nous tuer jamais, tout ce que nous pouvons de la souffrance humaine.317

Prier comme Jésus, souffrir comme Jésus et attendre de Dieu l'exaucement de nos prières, voilà justement ce que Jeanne n'arrive pas à faire ; son orgueil, son obstination à considérer que sa prière est la seule bonne, entraîne chez elle un manque de confiance en Dieu ainsi qu'un refus de se plier à sa volonté. Tant qu'il n'a pas exaucé sa prière, Dieu reste aux yeux de Jeanne cet être terrible, occupé dans son ciel lointain à damner les âmes. La prière perd ainsi chez Jeanne de son efficacité ; elle ne peut plus prier.

Tout au long du drame, la prière chez Jeanne suit le rythme des événements. Elle est suscitée par une ardente volonté de servir et de se sentir efficace en prenant part par cette même prière au salut de l'humanité, mais elle est surtout marquée par une vive conviction d'avoir la bonne réponse au problème du Mal. Lorsque le résultat avorte, Jeanne s'indigne, s'irrite et retourne au blasphème, ce qui l'empêche d'atteindre le but essentiel de la prière que lui enseigne Madame Gervaise : la soumission. Ainsi en ne comptant que sur ses propres moyens humains pour combattre le Mal, en se référant sans cesse au sacrifice de Jésus qu'elle veut prendre pour modèle, Jeanne échoue dans sa tentative ; il lui manque l'espérance.

À l'image du Christ, Jeanne a eu son calvaire. Comme Jésus mourant sur la croix, Jeanne a poussé sa clameur humaine :

‘Étant dans la flamme, jamais [Jeanne] ne cessa jusqu'en la fin de clamer et confesser à haute voix le saint nom de Jésus en implorant sans cesse l'aide des saints et des saintes du paradis. Et, qui plus est, en rendant son esprit et inclinant la tête, proféra le nom de Jésus en signe qu'elle était fervente en la foi de Dieu.318

Voilà ce que raconte Père Isambart de La Pierre, l'un des témoins qui ont assisté à la mise à mort de Jeanne. Or chez Péguy, le drame se clôt juste avant la scène du bûcher ; nous ne saurons jamais comment Péguy avait imaginé Jeanne dans les flammes. Pourtant, dans le drame, la mise en scène de son état d'âme à quelques jours près de son bûcher permet de rendre compte de l'extrême détresse qui a marqué les derniers instants de sa vie. Délaissée par les siens, par ses amis et même par ses sœurs célestes, Jeanne est plus que jamais consciente de sa défaite humaine. Dans une longue lamentation sur son sort, elle se plaint de sa solitude, de l'échec de sa mission et surtout de la certitude d'être livrée aux flammes de l'enfer éternel :

‘Oh j'irais dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les condamnés et les abandonnés,
[…]
Faut-il que je m'en aille aux batailles damnées,
Avec mes soldats morts, morts et damnés par moi,
[…]
Et je suis toute seule, enclose en la prison,
[…]
Seule sans un de ceux que j'avais avec moi,
Seule sans une amie et sans un de tous ceux
Que j'avais avec moi dans la bataille humaine,

Seule sans une amie et sans vous ô mes sœurs
Mes sœurs du Paradis qui m'avez renoncée,
Qui me laissez seule…
[…]
Je vois bien qu'il faudra que je demeure seule,
Sans vous avoir, mes sœurs, et sans avoir mon Dieu,
Seule déjà, seule à jamais, sans avoir Dieu ;319

Cette solitude, ce sentiment d'abandon sur lequel s'achève le drame est un engloutissement de plus en plus poignant que lui procure le fait d'avoir échoué dans sa mission humaine qui, pourtant, avait pour but la guérison des maux de l'humanité et le salut des âmes. Or tenter un rapprochement entre les dernières heures de la Jeanne de Péguy et la Passion du Christ serait méconnaître le vrai sens du sacrifice du fils de l'homme. Car même s'il a, lui aussi, été délaissé par ses disciples, renié par Pierre et trahi par Judas, Jésus avait mené sa mission à terme, il avait accompli les Écritures ; le salut de l'humanité était désormais assuré. Quant à la Jeanne de Péguy, jamais son âme n'a été aussi livrée au doute, à l'hésitation et à l'inquiétude qu'au moment de sa mort. Voici sa dernière prière avant de partir affronter son dernier supplice :

‘Pardonnez-moi, pardonnez-nous à tous tout le mal que j'ai fait, en vous servant.

Mais je sais bien que j'ai bien fait de vous servir.
Nous avons bien fait de vous servir ainsi.
Mes voix ne m'avaient pas trompée.

Pourtant, mon Dieu, tâchez donc de nous sauver tous, mon Dieu.
Jésus, sauvez-nous tous à la vie éternelle.320

Dans le ‘ Mystère de la charité ’, composé à partir des deux premiers actes de l'œuvre de 1897, Péguy a reproduit la même scène d'exposition que dans le drame ; le décor est le même, les mêmes personnages se livrent aux mêmes activités journalières. Un changement se produit pourtant : il s'agit du développement que le texte du drame reçoit, fait essentiellement de prières et de méditations théologiques. La scène s'ouvre sur Jeanne en pleine prière où elle se lamente devant l'état actuel du monde, se plaint de ce que le règne de Jésus s'en va, demande à Dieu l'apparition de nouvelles saintes et de nouveaux saints pour sauver le monde de la perdition. Le même Mal universel fait entendre le même cri d'anxiété, tourmente l'âme de Jeanne et suscite en elle la même révolte quant à savoir que l'avènement du Christ s'est avéré impuissant devant l'énorme détresse humaine. Ainsi pouvons-nous parler, à propos de Jeanne – toujours en référence à l'acte salvateur du Christ – du même désir latent d'agir et de sauver qui mobilise en elle les mêmes sentiments de révolte, considérée par ses interlocutrices – Hauviette et Madame Gervaise – comme un signe d'insoumission, voire de désobéissance aux préceptes du christianisme.

Cette volonté d'agir, de se trouver chargée d'une mission semblable à celle de Jésus, Jeanne ne l'a jamais exprimée ouvertement. Pourtant, lors d'une vision où, remontant la pente des siècles jusqu'à l'époque où Jésus a vécu, comparant la renommée que Jérusalem a acquise au cours des siècles à son propre village de Domremy que personne ne connaîtrait, Jeanne laisse entendre une forte envie de participer au salut de l'humanité : « Qui connaîtra jamais cette petite paroisse de Domremy. Qui saura jamais seulement le nom de cette petite paroisse de Domremy. Qui saura seulement qu'elle a jamais existé. »321.

Désormais, le destin de Jeanne s'inscrit dans cette même comparaison entre Jérusalem et Domremy. De même, la prise de conscience de la grandeur du Mal qui transporte Jeanne aux temps où Jésus a vécu, la conviction de Jeanne selon laquelle la guérison des maux de l'humanité se ferait uniquement par une nouvelle Incarnation, une nouvelle intervention divine, rendent compte de l'amour illimité qu'elle portait à l'humanité, amour qu'elle voulait exprimer par une souffrance qui dépasse celle du Christ dans l'espoir de purifier le monde et rétablir le royaume de l'innocence. Comme Jésus, Jeanne portera le poids de toute la misère humaine ; l'évocation dans le ‘ Mystère ’ de la souffrance de Jésus, aussi bien dans la vision de Jeanne que, plus tard, dans les méditations de Madame Gervaise, ont pour but d'annoncer la propre souffrance de Jeanne. il s'agit là de faire comprendre à Jeanne que la souffrance de Jésus compense, consacre et sanctifie la souffrance humaine, car si le Christ lui-même, le maître à sauver, a désespéré, l'homme peut désormais désespérer tout en ayant la certitude qu'il n'est plus seul : l'espérance trouve sa source au sein même de ce désespoir sanctifié par le Christ ; la consolation, tant attendue depuis le drame de 1897, trouve ses prémices dans cette même consolation apportée par le Christ, à savoir que Dieu lui-même a souffert de la désespérance humaine.

Notes
310.

FRAIOLI, Déborah, "L'image de Jeanne d'Arc, que doit-elle au milieu littéraire et religieux de son temps ?", ‘ Jeanne d'Arc, une époque, un rayonnement ’, ‘ op. cit. ’, p. 192.

311.

In ’ LAMY, Michel, ‘ Jeanne d'Arc : Histoire vraie et genèse d'un mythe ’, ‘ op. cit. ’, p. 11.

312.

Ibid. ’, p. 362.

313.

Ibid. ’, p. 69.

314.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op. cit. ’, p. 34.

315.

Ibid. ’, p. 40.

316.

Ibid. ’, p. 40.

317.

Ibid. ’, p. 40.

318.

PERNOUD, Régine, ‘ J'ai nom Jeanne la Pucelle ’, ‘ op. cit. ’, pp. 93-94.

319.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op. cit. ’, pp. 306-311.

320.

Ibid. ’, p. 326.

321.

PÉGUY, Charles, ‘ Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc ’, ‘ op. cit. ’, pp. 400-401.