Deuxième chapitre
Dialectique du singulier et de l'universel

Un mythe personnalisé

L'œuvre de jeunesse et l'œuvre de maturité s'organisent autour d'une même figure pour former le cycle de Jeanne d'Arc. Contrairement aux études qui se sont intéressées au personnage de Jeanne – qui avaient pour fin de conformer sa mémoire aux exigences et aux besoins d'une époque en lui donnant des portées universelles, des adaptations et des acceptions multiples et même parfois contradictoires –, Péguy a vu dans la figure de Jeanne non seulement un reflet de la vie politique et religieuse en France ; son œuvre ne constitue pas une simple reproduction historique de l'épopée de La Pucelle ; elle est en outre une sorte d'identification, de projection dans la vie intérieure de ce personnage du passé. Péguy – tout en se souciant de rester fidèle aux données historiques – s'est efforcé de se situer en elle, de percer le mystère de son âme pour, à travers elle, dire ce qu'il a sur le cœur.

Avec sa ‘ Jeanne d'Arc ’ de 1897, Péguy reprend et reproduit, à sa manière, la mission et les exploits de La Pucelle en les dotant d'une dimension humaine qui vient s'ajouter à la dimension divine, seul motif d'action dans la version originale des faits. Ce drame, d'abord conçu sous la forme d'un ouvrage historique, comme nous l'avons déjà montré plus haut325, coïncide avec l'adhésion de Péguy au parti socialiste. En outre, le ‘ Mystère de la charité ’, écrit dix ans plus tard, correspond, lui, au retour de l'auteur à la foi. C'est dire que l'œuvre de Péguy, à plus forte raison celle consacrée à Jeanne d'Arc, ne saurait être considérée séparément des circonstances de sa conception et de sa création. Quand, par exemple, on retrouve chez Jeanne un écho de la révolte de Péguy devant l'injustice du monde ; quand Jeanne déplore les victoires et la sérénité du temps passé et que Péguy s'indigne du dépérissement et de l'habitude, marques du temps destructeur ; quand enfin la révolte de Jeanne s'étouffe, à la fin du ‘ Mystère ’, par la prière et l'espérance, l'œuvre de Péguy, outre sa portée littéraire, historique et religieuse est investie d'une dimension personnelle qui justifie – d'abord à l'auteur lui-même et ensuite au lecteur – les raisons du choix d'un tel personnage. La simultanéité de la création de la première ‘ Jeanne d'Arc ’ et l'adhésion au parti socialiste rend inévitable un rapprochement entre les circonstances historiques du Moyen Âge et la situation faite au monde en cette fin du siècle. Un ami d'enfance de Péguy, Jules Isaac, définit le XIXe siècle finissant comme une « époque de mutations, de bouleversements, de séismes, de cataclysmes, à ébranler les têtes les plus solides. Un monde qui finit, un monde qui commence (ou qui croit qu'il commence). »326.

Rien de plus précis pour servir de témoignage à la situation de la France au Moyen Âge, notamment aux temps de Jeanne : une France ravagée par les ennemis et coupée en deux par la guerre de Cent Ans. Une telle concordance des faits justifie l'attitude de Péguy à vouloir rendre témoignage du monde où il vit en ayant recours à un personnage du passé, conscient, comme Péguy lui-même, de l'ampleur du Mal, de l'injustice, de l'inégalité qui régissent le monde. C'est dire que la figure de Jeanne s'est en quelque sorte imposée à Péguy afin de rendre compte de la similitude des faits et tenter, à la manière de la libératrice d'Orléans, de libérer le monde du Mal et renouveler les forces qui gouvernent les consciences en faisant référence à la légende d'une héroïne qui raconte, voire porte en elle l'histoire de la France.

Dans la première partie de cette étude nous avons vu la figure de Jeanne se prêter à de multiples acceptions ; nous l'avons vue se transformer, sous le regard de l'histoire, en des symboles de différents partis de différentes époques, tantôt pour s'identifier avec cette figure du passé, tantôt pour s'en démarquer, contester son œuvre libératrice et se définir par rapport au camp ennemi. Pourtant Jeanne demeure insaisissable ; toutes les tentatives visant la récupération de sa mémoire ne se sont intéressées qu'à un côté de sa personne pour la conformer aux exigences et besoins des différents mouvements politiques, religieux et littéraires. Elle est un miroir où se reflétaient, successivement ou simultanément, des courants politiques et des clans religieux qui ont marqué l'histoire de la France.

Avec Péguy la question est déplacée ; passionné d'histoire et projetant d'écrire la vie de Jeanne sous la forme d'une œuvre historique, il a opté plus tard pour la forme dramatique afin de mieux approfondir l'histoire intérieure de cette héroïne du passé. Se projeter en Jeanne ou se chercher à travers sa légende, voilà ce que représente l'intérêt que Péguy portait à Jeanne, personnage qui l'avait d'ailleurs accompagné depuis son enfance, avait servi sa conception du socialisme, et avait guidé ses pas, à travers les trois ‘ Mystères ’, vers l'épanouissement de sa foi chrétienne.

Dans le drame de 1897, la Jeanne de Péguy ressemble à l'image de la Jeanne historique telle que nous la connaissons, aussi bien dans les actes des procès que dans les documents qui transcrivent sa vie, ses exploits et son procès. Tous les éléments et les références spatio-temporelles concordent pour nous faire croire en une œuvre historique, à cette différence près que le lecteur de Péguy est vite avisé que la vraie histoire qui préoccupe Péguy dépasse le cadre de l'histoire écrite ; seul compte à ses yeux le secret intérieur de la vie de Jeanne tel qu'il n'a jamais été écrit. Péguy le précise dans une lettre à son ami d'enfance, Camille Bidault, que nous avons déjà citée et qu'il importe d'évoquer pour l'occasion : « Je continue à travailler à l'histoire de Jeanne d'Arc ou plutôt de sa vie intérieure. »327.

À la fois particulière et universelle, Jeanne a servi, à travers l'histoire, de modèle aux catholiques, aux Républicains, aux nationalistes ; elle a incarné l'enracinement dans les traditions, l'amour de la partie et la fidélité à une cause. Elle a contribué, en même temps, au rassemblement des Français et accentué l'affirmation partisane, ce qui la rend à la fois réelle et fuyante. Pour Péguy, le mystère de son âme, le secret de sa vie intérieure ne réside pas seulement dans la mission divine, reconnue dans la légende comme le motif principal de son action. Au plus profond de l'âme de Jeanne, Péguy retrouve un écho de la conscience du Mal universel, des injustices sociales, de la misère humaine – qu'il s'est efforcé lui-même de combattre et qui constituent la raison principale de son adhésion au socialisme en vue de l'établissement de la République socialiste universelle.

Chez Péguy, la vocation de Jeanne n'est pas un pur don du ciel ; pour lutter contre la misère et sauver le monde de la perdition, elle est prête à se sacrifier. C'est en cela même qu'elle peut être considérée telle une âme socialiste : elle est consciente du Mal, elle y participe car elle ne fait rien pour le vaincre : « […], nous sommes les complices de tout cela […], nous sommes les tourmenteuses des corps et les damneuses des âmes »328. Sa révolte est d'abord une révolte contre le Mal et les injustices du monde, mais la volonté de sauver les hommes autrement que par les prières et la charité qu'elle juge inefficaces, rend sa révolte plus vive jusqu'à atteindre Dieu lui-même, pris dans le drame comme le principal responsable du Mal : « Dieu nous exauce de moins en moins, Hauviette : Les voyageurs qui passent n'apportent plus que des nouvelles mauvaises.»329, « O mon Dieu, Vous avez donc laissé recommencer cela. »330. Mais elle ne rejette pas tout sur Dieu car elle est de même consciente que la faute incombe aux hommes, lâches, qui ne font rien pour mettre fin à la guerre et que Dieu ne les soutient plus.

Or la révolte de Jeanne ne la dresse pas seulement contre Dieu, elle anime chez elle un vif désir de sauver qui se traduira par la suite par la prise des armes et le commandement des armées. C'est justement ce comportement révolté, ce désir de sauver, cette culpabilité et ce sentiment d'impuissance devant tant de malheurs et d'injustices qui accentuent chez Jeanne, tout le long du drame, la solitude en la coupant du monde extérieur et de la réalité pour se recroqueviller sur elle-même à la recherche d'une solution efficace qui libérerait le monde.

D'ailleurs, comme son héroïne, prête à renoncer à tout, à se sacrifier, à exprimer son amour illimité pour l'humanité par une souffrance qui dépasse celle du Christ, Péguy est lui aussi prêt à tout abandonner pour le socialisme. C'est précisément pour cette raison que la vocation de Jeanne n'est pas seulement d'origine divine ; elle est en tout premier lieu une victoire sur la faiblesse humaine, un acte de volonté et non une soumission aveugle.

Tout en se conformant aux données historiques, Jeanne suit dans le drame un rythme approprié que Péguy a su introduire dans la pièce sans pour autant changer le cours des événements. L'acte de Jeanne y apparaît comme le résultat naturel d'une coïncidence entre la volonté humaine et un ordre divin qui rend cette volonté légitime et justifie sa raison d'être. Parmi les œuvres inspirées par la légende de la Pucelle, la ‘ Jeanne d'Arc ’ de 1897 a cette particularité d'avoir pu conjuguer les aspirations d'une âme socialiste avec, en les dépassant, les inquiétudes d'une bergère de treize ans. Pourtant, la fin du drame détrompe les espoirs de Jeanne ; armée de sa révolte, de son désir de sauver, de souffrir et de s'offrir pour le salut de l'humanité, son acte héroïque avorte. Visant la libération du monde, elle s'est retrouvée plus que jamais en proie au désespoir, à l'inquiétude et à la solitude. Le passage du drame au ‘ Mystère de la charité ’ s'accompagnera d'un changement radical de l'attitude de Jeanne face au Mal universel. Mais ce n'est évidemment pas au début du ‘ Mystère ’ que ce changement est perçu, car les mêmes inquiétudes de Jeanne se retrouvent ici regroupées dans des thèmes humains et religieux : le Mal, la damnation, la révolte, l'abandon, le dépérissement, la charité, la création, la Passion, l'Incarnation et tant d'autres qui, à la différence du drame, se trouvent liés pour représenter la naissance d'une sainte se formant sous nos yeux.

La même Jeanne connaît l'angoisse des charités vaines, les prières et les souffrances vaines. Mais à la différence de l'univers clos du drame, où Jeanne, seule, se livrait à ses propres forces, dans le ‘ Mystère ’, la méditation sur l'Incarnation assure les échanges entre l'humanité souffrante et Dieu. Désormais Jeanne n'est plus seule face au Mal du monde ; l'Incarnation du Christ, sa souffrance humaine ainsi que son impuissance à sauver les damnés sont un soulagement pour Jeanne ; elles constituent en quelque sorte une compensation de sa propre expérience du Mal.

La Jeanne socialiste a échoué dans sa geste humaine, le Mal ne fait qu'envahir le monde de plus en plus, le cri du Christ agonisant retentit plus fort. Illuminée par les feux de la grâce, Jeanne, dans le ‘ Mystère, ’ priera dans la joie sur le porche de l'espérance.

Notes
325.

Cf. p. 49.

326.

ISAAC, Jules, ‘ Expériences de ma vie, op. cit. ’, p. 13.

327.

Ibid. ’, p. 89.

328.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 36.

329.

Ibid. ’, p. 34.

330.

Ibid. ’, p. 48.