Le mythe du sauveur

La mémoire de Jeanne, son image et son histoire ont été exploitées par tous les domaines : artistique, littéraire, religieux et politique. Tels Œdipe, Antigone et tant d'autres personnages mythiques, Jeanne est devenue elle aussi une figure mythique nationale, mais qui possède néanmoins tous les atouts d'un mythe universel ; le mythe du sauveur.

Avant même de recevoir l'ordre divin de partir à la tête des troupes pour bouter l'Anglais hors de la France, une rumeur faisait déjà entendre que la France serait sauvée par « une vierge des marches de Lorraine. »331. La prédication s'est avérée vraie et le miracle s'est produit. La mémoire de Jeanne ne reposera plus jamais en paix, elle sera revendiquée par les uns, rejetée par les autres, ce qui lui permettra de servir la cause des partis opposés et, par là même, incarner l'union de la France.

Au fil des siècles, le mythe de Jeanne se transformera en un mythe personnalisé où celui qui se l'approprie tente une identification parfaite à la personne de l'héroïne, mais il se voit confronté en même temps à une multiplicité d'images que Jeanne serait apte à incarner, sans pour autant trahir sa mission originelle, celle de sauver la France. Pourtant la mémoire de Jeanne a connu quelques moments d'oubli : les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, sans estomper totalement son mythe, méprisent sa mémoire, mettent en doute la nature de sa mission et s'opposent au caractère surnaturel de celle-ci. Ce n'est qu'au XIXe siècle que le culte de Jeanne se ravive à nouveau : elle est à nouveau vénérée comme étant la libératrice de la France.

Ce sont d'abord les recherches historiques, établies directement à partir des textes des procès et dont le souci était de connaître la vérité à son égard, qui lui rendent hommage. Avec Michelet, Jeanne devient l'incarnation du peuple et du patriotisme ; elle est à l'origine de la nation française. D'ailleurs, à partir de 1869 – et pour éviter que l'image de Jeanne ne devienne le symbole du peuple écrasé par l'Église –, dans son panégyrique traditionnel du 8 mai, Mgr Dupanloup parle déjà de la sainteté de Jeanne. En 1894, l'Église accepte d'examiner le dossier de Jeanne, ce qui aboutit à sa canonisation le 16 mai 1920332. Les luttes politiques, le mouvement anticlérical, la mise en question du sort de la France, la défaite de 1871 contribuent à l'apparition du personnage de Jeanne au premier plan.

Telle était la situation faite à la mémoire de Jeanne d'Arc à la fin du XIXe siècle lorsque Péguy a entrepris le projet d'écrire une œuvre traitant de l'histoire de la Pucelle. Cette œuvre qu'il voulait historique s'était vite convertie au drame, plus apte que l'histoire à saisir la réalité de la vie intérieure d'un personnage du passé ; contrairement à l'histoire où le héros reste inaccessible car cerné par des documents et des textes qui bannissent toute sorte de sympathie avec lui, le drame invite à une incarnation dans les personnages du passé afin de saisir, par un pur mouvement d'intuition, la réalité à leur égard.

Sans prétendre restituer l'ensemble des faits, Péguy, dans sa première ‘ Jeanne d'Arc ’, visait la représentation de la vie intérieure de son héroïne. Contrairement aux multiples essais de récupérations de sa mémoire de la part de différents domaines, la Jeanne de Péguy est née directement de la double nécessité de mettre fin à l'injustice de la souffrance humaine et de faire face à la corruption du monde moderne.

Lorsque Péguy avait entrepris le projet de faire son drame de 1897, le mythe de Jeanne d'Arc s'était déjà imposé comme un mythe à caractère universel ; de quel parti que ce soit, ceux qui défendaient la liberté, l'enracinement dans les mœurs, l'union de la France, se rangeaient du côté de la Pucelle qui leur servait d'emblème et rendait vivant leur besoin d'idéal : elle était le sauveur qu'ils attendaient. À l'image donc de la Jeanne de Michelet, incarnation du peuple et du patriotisme, l'héroïne de Péguy, avant d'appartenir aux partis opposés, était obsédée par les malheurs de son pays, avait partagé sa souffrance, mieux encore, elle était consciente de la perdition dans laquelle se précipitait l'humanité entière.

Dans son œuvre de jeunesse, d'inspiration socialiste, la mission de Jeanne ne doit rien aux voix, elle prend directement appui sur la hantise qu'elle a du Mal, sur la révolte et sur l'angoisse de la perdition. L'exercice de la charité individuelle est une réponse dérisoire à l'ampleur du problème ; le simple recours à la prière quotidienne et l'acceptation aveugle de la volonté de Dieu sont insuffisants. L'insistance sur une solution d'ordre temporel, la conviction que le Mal universel prend appui sur le Mal social et implique par conséquent un acte libérateur en référence à la morale humaine, la nécessité d'agir autrement que par les vertus de la religion, la foi dans une vocation humaine renvoient à la problématique socialiste qui préoccupait Péguy à l'époque. Avec le ‘ Mystère de la charité ’ Péguy signe son retour à la foi ; dans cette œuvre, inspirée par la première ‘ Jeanne d'Arc ’ et nourrie par les mêmes tourments relevés dans le drame, Péguy donne à ses inquiétudes de jeunesse, plus précisément au problème du Mal, une issue basée sur les prières et les méditations théologiques. La jeune fille révoltée du drame se transforme ici en sainte qui avait connu l'angoisse des charités vaines, l'anxiété des prières vaines et la détresse des souffrances infinies. Et tandis que la Jeanne socialiste protestait seule et désespérée, contre la charité et les prières inefficaces, dans le ‘ Mystère de la charité ’ une vie circule, le Ciel est désormais attentif à l'appel des opprimés.

Le problème du Mal ne lâche pas Jeanne, mais il se trouve déplacé : à l'ancienne nécessité d'agir pour remédier au Mal universel dans l'immédiat se substitue un mouvement de pur abandon à la volonté divine ; Jeanne s'éveille à l'espérance. Le problème de la misère, prise pour centre dans le drame, constitue le motif principal de la révolte de Jeanne ; il est de même l'une des causes primordiales qui l'ont poussée à se décider à partir à la bataille.

Plongée dans ses méditations sur le désordre qui l'entoure, sur le Mal qui submerge le monde à l'image de la Meuse qui détruit les digues des enfants, Jeanne est lucide quant à son entêtement et sa détermination de prier pour le chef de guerre. Seul l'acte libérateur compte à ses yeux. Toutes ses méditations et ses prières ont pour seul but la demande de quelqu'un qui soit capable de « tuer la guerre »333. Pourtant lorsqu'elle reçoit la visite de ses sœurs célestes qui lui révèlent sa mission, Jeanne hésite devant la grandeur de la tâche. Elle est persuadée que « pour sauver la France, il faut une fille de France. »334, mais la peur de l'échec l'a longtemps empêchée de s'armer pour la bataille, d'accomplir son rêve de voir son pays libéré des mains des ennemis et de rendre réelle l'acte humain qu'elle avait tant espéré et pour lequel elle avait tant prié. Les prières de Jeanne ont enfin été exaucées ; la manifestation des anges constitue à ses yeux un signe de Dieu adressé à elle pour lui donner raison dans ses réflexions concernant le chaos où sombre le monde. Sa vocation humaine se double d'une mission divine : Jeanne sort du trouble, se sépare de ses doutes et de sa révolte, et après de longues années de confusion jaillit enfin la Pucelle plus que jamais confiante en son acte et décidée d'obéir à l'appel divin.

L'obéissance à la désignation divine avait dissipé l'angoisse ; Jeanne est désormais en plein acte dans (les Batailles). Mais l'échec devant Paris l'a replongée à nouveau dans sa solitude et ses doutes ; ses compagnons se sont séparés d'elle et les voix se sont tues. La peur d'être responsable des malheurs et de la damnation des autres l'a submergée à nouveau ; il ne s'agit plus de l'humanité, il s'agit d'elle-même et du salut de ceux qu'elle avait entraînés :

‘Oh j'irais dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les condamnés et les abandonnés,
Faut-il que je m'en aille avec les morts damnés ;
Faut-il que je m'en aille aux batailles damnés,
Avec mes soldats morts, morts et damnés par moi,
Faut-il que je m'en aille aux batailles d'en bas.335

L'échec de son action humaine a conduit Jeanne à l'agonie ; le sacrifice de son être s'est aussi révélé vain – comme d'ailleurs les charités et la souffrance. Le drame se clôt, comme il s'est ouvert, sur le thème du désespoir, mais il s'agit là d'un désespoir profond, infini, sans espoir de salut car le remède y avait passé mais n'a rien fait. Le Christ lui-même a échoué : le sacrifice du fils de l'homme n'a pas sauvé les damnés.

Dans le ‘ Mystère ’, tel que nous l'avons déjà dit, la même angoisse devant la perdition, la même inquiétude de sauver sont à l'origine de la même révolte de Jeanne et rendent nécessaire un acte libérateur. Mais il ne s'agit plus de l'acte du drame qui, malgré l'intervention divine, reste un acte purement humain car il repose sur des efforts humains et n'introduit nullement – comme c'est le cas dans le ‘ Mystère ’ – l'expérience humaine de Jésus. L'Incarnation est un rapprochement entre Dieu et les hommes, elle garantit le salut et assure le contact éternel entre Dieu et le monde.

L'Incarnation a libéré le monde de la misère en lui donnant la possibilité d'entrer en contact avec le surnaturel. Dieu, en se faisant homme, a connu la misère humaine ; sa souffrance suprême s'est avérée inefficace à sauver les damnés. Dieu a ainsi connu la désespérance humaine. Mais c'est précisément de cette désespérance, de cette misère que l'espérance et la Rédemption ont jailli ; en assumant la misère humaine, Jésus l'a consacrée et en a inversé la signification. Désormais l'angoisse, la solitude et le désespoir ne font plus partie du Mal universel, ils ne sont plus des réalités insupportables ; ils sont la voie à travers laquelle la grâce pénètre une âme pour la travailler, la libérer, l'arracher à elle-même, obtenir d'elle un mouvement de confiance et l'illuminer par l'espérance sans motif et sans but.

Ainsi l'acte dont il était question dans le drame n'est-il plus le combat humain où les camps ennemis prient et se fient au même Dieu, implorent la miséricorde et sollicitent la protection du même Dieu, et où Dieu lui-même semble des deux côtés à la fois. Dans le ‘ Mystère ’ ainsi que dans le ‘ Porche ’ – à travers les méditations de Madame Gervaise –, l'acte s'arrache à la vision humaine pour prendre petit à petit l'aspect d'un pur mouvement de confiance et d'espérance. Peu importe désormais l'issue de la lutte contre l'ennemi du moment que le combat contre soi, contre ses inquiétudes et ses doutes est remporté, combat où l'espérance rencontre le désespoir au plus profond de l'âme pour, tout à coup, changer sa portée et rapprocher l'être du cœur de son sauveur. Les hommes ne sont plus seuls devant leurs malheurs ; l'Incarnation les a libérés d'un lourd fardeau qui repose désormais sur les épaules de Jésus. Ils cessent de se sentir délaissés et ne s'adressent plus à un ciel lointain et muet.

Il y a dans le ciel et sur la terre un trésor de la grâce, une source éternelle qui coule toujours et qui est éternellement pleine ; un trésor de souffrances que la Passion de Jésus a empli d'un seul coup ; un trésor de prières que Jésus a empli une fois pour toutes, mais il dépend de nous de garder ce trésor infini, plein et intact. Jésus a tenu, d'un seul coup, toutes les promesses, mais c'est de nous que dépend leur accomplissement.

À dix ans d'intervalle, la première ‘ Jeanne d'Arc ’ et le ‘ Mystère de la charité ’ se présentent sous la forme de deux quêtes de la même passion du salut qui participe à la Passion du Christ : l'une, armée d'efforts humains, avorte et conduit au silence assourdissant du bûcher ; l'autre, liée par l'Incarnation au cœur même de Jésus et illuminée par la grâce, s'ouvre sur le chant lumineux et glorieux de la petite fille Espérance.

Notes
331.

BEAUNE, Colette, Guerrières, bergères et prophétesses, « L'Histoire », n°210, ‘ op. cit. ’, p. 26.

332.

DALARUN, Jacques, Naissance d'une sainte, « L'Histoire », n°210, ‘ op. cit. ’, pp. 51-54.

333.

PÉGUY, Charles, ‘ Jeanne d'Arc ’, ‘ op., cit ’, p. 31.

334.

Ibid. ’, p. 62.

335.

Ibid. ’, pp. 306-307.