Introduction générale.

1. Présentation du sujet.

Depuis quelques années, des réformes structurelles de type libéral s’opèrent un peu partout dans les pays du tiers-monde. Cette tendance à réhabiliter le rôle du marché dans l’activité économique remet à l’ordre du jour cette vieille question de l'économie politique : qui, de l'Etat ou du marché, doit assurer la coordination de la concurrence que se livrent les acteurs de la production et partant, la régulation de l’activité économique. Ce débat prend toute son acuité au regard de certaines expériences de réforme, toujours en cours. Il convient cependant de signaler que, bien que la polarisation des positions demeure, l'avancée des sciences sociales conduit à remettre en cause les solutions simples attribuées tant aux partisans d'une intervention volontariste de l'Etat qu'aux adeptes du laisser faire cher à A. Smith.

En Algérie, pays où fut tentée une expérience de développement dont la principale caractéristique est qu’elle s’est faite à l’abri et à l’encontre des lois objectives du marché, le mouvement de réforme s’apparente à une remise en cause de la conception «politico-administrative» de l’économie, conception fondée sur la négation du caractère objectif et nécessaire des lois qui président à la formation des prix et des revenus.

Dans la pratique, la conception en question s’est traduite par la soumission formelle de la société économique à l’Etat ; la volonté de ce dernier s’étant toujours substituée, sans réciprocité et de façon continue, aux lois du marché (Boudjema, 1990). Un tel déséquilibre dans les relations entre l’Etat et la société économique avait plusieurs manifestations : un système administré de prix ne reflétant pas des échanges de valeurs sanctionnés par les lois du marché ; des agents économiques sous tutelle car dessaisis de l’essentiel de leur pouvoir économique de contrôle et de décision ; un pouvoir monétaire relevant du « fait du prince » ; un monopole absolu de l’Etat sur le commerce extérieur… etc. Ces manifestations, qui expriment une volonté de reconstituer la sphère des échanges de manière artificielle, finirent inéluctablement par engendrer une situation pour le moins perverse : l’accumulation privée des richesses ne puise plus dans l’exploitation du travail (à travers l’extension des unités productives et/ou l’accroissement de la productivité du travail) mais résulte d’opérations spéculatives (marché parallèle) ou, comme c’est souvent le cas, des liens, établis à l’ombre des réseaux clientélistes, avec la sphère du pouvoir politique.

Le caractère pervers d’une telle situation ne tient pas seulement au fait que celle-ci va à l’encontre des projections de la politique de développement telles que formulées dans le discours de l’Etat, mais aussi et surtout au fait qu’elle consacrela rente commecatégorie prédominante dans la répartition du revenu national1.

Comment s’explique la prédominance de la rente dans la répartition des revenus en Algérie et quels en sont les effets sur la dynamique interne des processus d’accumulation? A ces questions, on ne saurait naturellement répondre sans examiner les conditions socio-économiques qui président à la formation des prix et des revenus.

Dans le cas particulier de l’Algérie, ces conditions présentaient, jusqu'à la fin des années quatre vingt, la caractéristique d’être, sinon complètement, du moins fortement soumises à l’action volontariste de l’Etat. Ce dernier, s’appuyant sur la disponibilité de la rente énergétique, s’est toujours dispensé, pour des raisons qu’il conviendra, le moment venu, d’examiner, d’affronter les logiques du marché, de la production et de la concurrence.

Tout se passait en fait comme si l’Etat se fixait comme objectif de lutter contre le marché. L’avantage immédiat d’une telle pratique était double : sur le plan économique, elle offrait incontestablement des facilités que la régulation par les lois du marché ne permettait pas ; sur le plan politique, elle faisait fatalement dépendre la société toute entière du pouvoir politique. Son inconvénient est qu’à la longue, elle stérilise la rente externe en bloquant toute dynamique productive interne, seule à même de soutenir un développement économique.

Mais, par-delà les spécificités de l’expérience algérienne de développement, la question est aussi de savoir sous quelles conditions, et dans quelles limites, la rente d’origine externe peut être convertie en fonds d’investissement pour financer l’accumulation. Plus concrètement, il s’agit de savoir au travers de quels mécanismes institutionnels (ou architecture institutionnelle) est-il possible d’impulser durablement la transformation de la rente en capital productif.

Notre travail se propose de mettre en avant le rôle fondamental que joue la configuration d’ensemble des formes institutionnelles dans l’établissement d’une économie productive dans un contexte où l’essentiel du surplus est de nature rentière. Sur un plan théorique, la question qui se pose est de savoir s’il existe un mode de résolution des conflits, d’ordre économique, inhérents à l’utilisation de la rente énergétique à même de favoriser une dynamique d’accumulation productive, stable et durable2.

La thèse défendue dans ce travail est que la réhabilitation des mécanismes de marché conduirait paradoxalement, en l’absence d’une architecture institutionnelle adéquate dans laquelle le politique jouerait un rôle principal, au phénomène du Dutch Disease, ce qui va à l’encontre de l’objectif de promouvoir une dynamique productive interne.

Comme le souligne à juste titre S. Gouméziane (1994),  dans les pays à économie rentière comme l’Algérie, le vrai débat doit porter sur l’opposition entre le secteur productif et le secteur non productif rentier. Pour être plus instructif, ce débat devrait définir les conditions institutionnelles permettant la canalisation de la rente vers les activités productives. Dans une conjoncture où la réhabilitation du marché est à l’ordre du jour, il convient en effet de ne pas perdre de vue que le marché est structuré par les institutions, opère dans les institutions et influe sur les institutions, qui l’organisent. Les formes institutionnelles ne conditionnent pas seulement les ajustements de courte ou de moyenne période. Elles façonnent aussi les conditions de l’accumulation, et par voie de conséquence, les régimes de croissance à long terme.

L’hypothèse que nous avançons et que nous tâcherons, tout au long de ce travail, de vérifier n’est pas nouvelle, bien que différemment formulée. Elle consiste à considérer que si la rente énergétique a « bloqué » le développement, c’est parce qu’elle n’a jamais été utilisée comme valeur d’échange s’insérant dans une logique marchande, mais comme valeur d’usage, c’est à dire comme richesse destinée à être détruite dans la consommation.

Une telle hypothèse pèche cependant par son caractère abstrait et général.

étant une catégorie de la répartition, la rente pose en effet la question de sa transformation en catégorie de la production, autrement dit de sa conversion en moyen de financement de l'accumulation. L'idée essentielle est que tout dépend des institutions régulatrices en place.

L’hypothèse implicite est que toute dynamique d’accumulation est le résultat d’un arrangement institutionnel d’ensemble3. Le rôle des institutions est primordial. Cette hypothèse découle du postulat général que chaque mode de croissance (ou régime d’accumulation) doit être rapporté à l’architecture institutionnelle caractéristique de l’espace et de la période étudiés.

Au regard du contenu des changements institutionnels intervenus durant les deux dernières décennies, l’hypothèse devrait nous conduire à nous poser la question de la viabilité du régime économique associé à la nouvelle architecture institutionnelle. Autrement dit, les questionnements doivent porter sur les modalités institutionnelles de dépassement du régime rentier d’accumulation. Pour la théorie de la régulation, une telle question est à priori ouverte. Il n’y a point de fonctionnalisme. En Algérie, il semble qu’il faille admettre que le recul du volontarisme comme mode de régulation a permis d’introduire de profondes modifications dans le circuit de la circulation de la rente, et donc de son mode d’appropriation, mais cela ne va pas pour autant jusqu’à permettre d’enclencher une dynamique en vue de la neutralisation des effets « stérilisants » de cette dernière. La question serait alors de se demander si la libéralisation en cours en Algérie est une simple forme de redistribution de la rente qui instrumentalise le marché.

C’est là un résultat qu’il appartient à l’analyse empirique de vérifier.

Notes
1.

S. Gouméziane (1994) parle à cet égard de déséquilibre dans la répartition du revenu national puisque les salaires réels représentaient moins de 50% du revenu national et les profits moins de 20% tandis que les rentes dépassaient 30%. Alors que dans les pays développés, on note une certaine permanence historique du rapport entre le salaire et le revenu national, rapport estimé entre 65 et 70%. Le reste, soit entre 35 et 30%, allant aux autres revenus, dont essentiellement le profit.

2.

A cette question, beaucoup d’auteurs répondent par la négative, mettant en avant la prévalence des rapports de distribution sur les rapports de production, prévalence qui s’expliquerait par le seul fait que le surplus est de nature rentière.

3.

Cette hypothèse explique, à notre sens, pourquoi le recours à la théorie dite du « syndrome hollandais » et à ses modèles n’est pas pertinent pour appréhender la réalité de l’économie algérienne. Nous reviendrons, le moment venu, sur ce point.