2. Cadre conceptuel.

Notre étude a pour cadre conceptuel de référence la théorie de la régulation4. Nous nous y référerons donc autant que possible et nécessaire.

Ceci énoncé, il convient à présent de noter que la rente dont il est question ci-dessus n’est pas créée par le travail local mais provient de l’exportation des hydrocarbures. Il s’agit donc d’une rente énergétique, d’un transfert d’une valeur créée ailleurs5.

Manifestement, il y a là une ambiguïté qu’il convient de lever : en tant que catégorie de l’économie politique, la rente se constitue comme revenu à l’intérieur d’une collectivité économique. Lorsque donc l’on évoque la rente du point de vue de la collectivité économique nationale, nous n’envisageons point le revenu pétrolier qui, lui, se constitue comme tel à l’extérieur de la collectivité6, mais les revenus qui, au même titre que les salaires et les profits, se forment au sein même de la collectivité. Nous verrons plus loin que ces derniers ne sont, en fait, que la résultante d’un mécanisme de réalisation et de conversion de la rente pétrolière en monnaie locale.

Cette remarque étant faite, il convient maintenant de revenir sur les autres concepts auxquels la théorie de la régulation fait traditionnellement appel, au premier rang desquels se trouvent les deux concepts clé : le mode de régulation et le régime d’accumulation.

Par mode de régulation il faut entendre l'ensemble des mécanismes qui permettent aux formes institutionnelles a priori indépendantes de former système. Le concept désigne « l’ensemble de procédures et de comportements, qui a la propriété de reproduire les rapports sociaux fondamentaux à travers la conjonction de formes institutionnelles historiquement déterminées, et de permettre ainsi de soutenir et de « piloter » le régime d’accumulation en vigueur » (Boyer, 2004, 54).

Quant au régime d’accumulation, il s’agit là d’un concept dont l’objectif est de formaliser la dynamique économique par la prise en compte explicite de l’impact des formes institutionnelles sur la répartition du revenu entre les différents protagonistes, et leur compatibilité avec l’impératif de valorisation et de réalisation (Boyer, 2003.b). Par régime d’accumulation, il faut donc entendre la façon dont est mobilisé le surplus en vue d’une progression générale et relativement cohérente de l’accumulation du capital, celle-ci étant entendue comme le processus de renouvellement des bases matérielles du développement. Le régime d’accumulation décrit la stabilisation sur une assez longue période de l’affectation du produit entre la consommation et l’accumulation (Lipietz, 1985, 15).

Pour la théorie de la régulation, la viabilité d’un régime d’accumulation pose la question de la reproduction des formes institutionnelles. Lorsqu’un régime d’accumulation s’effondre, l’architecture des formes institutionnelles, qui lui est associée, est directement affectée (Boyer, 2004).

Enfin, ce détour par les concepts de la Régulation serait incomplet si l’on ne fait pas mention de la notion récurrente de forme institutionnelle. La forme institutionnelle, ou l’institution, « codification d’un ou plusieurs rapports sociaux fondamentaux » (Boyer, 2004, 39), ou, selon la définition classique de Commons7, « l’action collective qui maîtrise, qui libère et qui élargit l’action individuelle » (Colin, 1990), renvoie avant tout au concept de rapport social. En cela, la notion s’inscrit dans la démarche théorique des pères fondateurs de l’économie classique (Boyer, 2004, 32), tout en permettant par ailleurs de passer du concept général de rapport social à la configuration spécifique qu’il peut acquérir dans des conditions de temps et de lieu données8.

L’institution trouve son origine dans les conflits sociaux. C’est une création collective. Elle est le produit d’interactions sociales conflictuelle et correspond au compromis qui, se développant à partir de ces conflits, va les normaliser, les stabiliser et produire ainsi des régularités macro-économiques (Aglietta, 1976).

Dans leur rôle de canalisation des comportements individuels et collectifs, les formes institutionnelles agissent selon trois principes d’action qu’il convient de distinguer dans toute analyse : la loi, soit un principe de contrainte ; le compromis, soit un principe de négociation ; la communauté d’un système de valeurs ou de représentation, soit un principe de routine.

Ces précisions étant faites, il y a lieu d’exposer quelques éléments sur l’approche théorique de l’étude.

Schématiquement, la réflexion que nous nous proposons de mener a pour but de tenter d’identifier les facteurs explicatifs de la perversion du régime d’accumulation en Algérie. Il ne s’agit pas pour nous d’une entreprise d’énumération fondée sur une démarche purement empirique, mais d’une tentative d’explication basée sur l’approche de la régulation, approche qui met en avant le rôle fondamental que jouent les rapports sociaux, ou du moins ceux d’entre eux considérés comme fondamentaux, dans la définition d’un régime d’accumulation.

La théorie de la régulation, qui s’inscrit dans la perspective plus globale de l’approche institutionnaliste, présente l’avantage de permettre une délimitation du champ d’investigation en mettant en avant le rôle central que jouent cinq institutions économiques fondamentales, qui constituent autant de mécanismes de coordination alternatifs dans une économie de marché, à savoir : le rapport salarial, la monnaie, le mode d’insertion internationale, le régime de concurrence et l’Etat. La référence à une conceptualisation en termes de régulation suppose d’introduire dans l’analyse les problématiques de mode de régulation et de formes institutionnelles (Aglietta, 1976). L’analyse en termes de combinatoire des formes institutionnelles, combinatoire fondée sur les principes de hiérarchie9 et de complémentarité10des institutions, fournit une grille de lecture à même de nous permettre de dépasser l’impasse méthodologique souvent évoquée par certains auteurs lorsqu’il s’est agi de caractériser l’expérience de développement menée en Algérie.

Dans « L’impasse du populisme », L. Addi illustre cette difficulté méthodologique en soutenant que le « refus politique de la régulation par l’économique », caractéristique de la politique de développement en Algérie, rend difficile l’interprétation des pratiques de développement selon les grilles de l’économie politique qui, dans sa définition, suppose l’autonomie des agents économiques et un certain type de relations entre le politique et l’économique. Ces pratiques, entachées d’incohérences par rapport à l’objectif proclamé de la politique de développement, à savoir la construction d’une économie moderne, font que les concepts de surproduit, de profit, de salaire, de travail…. sur lesquels s’est construite l’économie politique sont pour le moins inopérants (Addi, 1989, 63).Outre qu’elle montre le caractère contingent de l’économie politique, l’analyse de l’expérience algérienne de développement pose la question de la rationalité régulatrice dans une société où la reproduction économique ne réside pas dans « l’exploitation du travail », mais dans la rente d’origine externe.

Dans un régime rentier, la régulation apparaît d’autant plus nécessaire que le conflit majeur inhérent à la nature de la rente n’est pas seulement lié aux modalités de partage de celle-ci entre les prétendants à son appropriation, mais surtout à son partage entre la consommation et l’investissement. Pour la théorie de la régulation, l’opposition entre les impératifs de la répartition et ceux de la production ne peut être surmontée qu’au travers de compromis qui naissent du conflit même et qui, une fois institutionnalisés à travers l’action collective, vont médiatiser ce conflit et en stabiliser, pour un temps, les termes, créant ainsi, par voie de conséquence, des régularités (Boyer, 2003b).

Naturellement, la fonction générale de ces institutions médiatrices est d’édicter des règles établissant des normes et des contraintes collectives et des « cadres cognitifs favorisant la prise de décision des agents économiques » (Boyer, 2004).

En raison de la nature fondamentalement ambivalente et indéterminée de la rente pétrolière, le conflit de partage réapparaît, sous des formes différentes, à chaque étape du circuit de réalisation que trace la circulation de la rente. Il doit donc être résolu, ou régulé, à chacune de ces étapes par des médiations institutionnelles appropriées. Ces médiations régulatrices s’exprimeront, à chacune de ces étapes, dans des configurations institutionnelles spécifiques qu'il conviendra, le moment venu, de caractériser.

Cette grille d’analyse, pour l’essentiel inexplorée en Algérie, doit donc être en mesure de rendre compte de l’inéluctabilité de l’impasse à laquelle devait conduire le modèle volontariste et des effets produits sur l’économie algérienne par la mise en œuvre globale du PAS.

Dans les nombreux travaux consacrés à ce qu’on a convenu d’appeler « la stratégie algérienne de développement » (SAD), l’accent est souvent mis sur des considérations technico-économiques pour expliquer la médiocrité des résultats obtenus, éludant ainsi la dimension « politico-sociale » inhérente à la question de l’usage interne de la rente énergétique. Or, force est de noter que l’enjeu plus général de la question de la rente est essentiellement politique, et cet enjeu se trouve encore de nos jours idéalement transposé dans le champ de la théorie « pure » à travers le débat traversant la communauté des économistes.

La littérature politique sur la « SAD », quant à elle, insiste sur le rôle de facteur de blocage qu’a joué la rente externe, en favorisant, à l’instar des autres pays rentiers, l’émergence et le maintien d’un régime autoritaire, faisant de l’économie une ressource de pouvoir politique. Le refus de l’autonomie de l’économique s’expliquerait dans le cas particulier de l’Algérie par l’idéologie populiste ayant caractérisé le mouvement national, idéologie refusant de voir la société à travers les contradictions qui la divisent.

S’agissant des analyses consacrées à la question qui nous intéresse et à lumière de ce qui précède, nombre d’auteurs présentent des travaux qui méritent d’être signalés.

Il en est particulièrement ainsi de L. Addi (1990) qui, dans « l’impasse du populisme », expose, dans une démarche qui n’est pas sans rapport avec celle de la TR, le fondement des pratiques économiques de l’Etat algérien, pratiques qui, de par leur incohérence par rapport à l’objectif de construction d’une économie moderne, posent le problème des relations entre l’économique et le politique.

Pour L. Addi, la compréhension des mécanismes du sous-développement en Algérie exige qu’elle soit cernée par une problématique appropriée dans laquelle la question de la rationalité régulatrice de l’ensemble de la société ne saurait être éludée.

Un autre auteur, A. Henni, explique dans « Essai sur l’économie parallèle – cas de l’Algérie » (Henni, 1991), selon une démarche « anthropologique », comment des mécanismes de régulation « parallèles » se mettent en place et opèrent dans une société où formellement tout est soumis à la volonté de l’Etat.

Les travaux de l’un et de l’autre nous semblent complémentaires. Ils constituent un matériau utile permettant en particulier d’éviter, dans l’usage qui est fait de la catégorie « rente », la confusion des différents champs disciplinaires auxquels celle-ci renvoie.

Il va sans dire que l’on ne saurait faire l’impasse sur la dense littérature consacrée à l’analyse de la crise des régimes rentiers. Un détour par les travaux de L. Talha (1994, 1995, 2001), D. Peguin (2001), R. Haussmann (1986), C. Ominiami (1986), D. Liabès (1986), A. Sid Ahmed (1983, 1990), A. Amarouche (2004, 2006), pour ne citer que ceux auxquels nous avons pu avoir accès, est incontournable.

Notes
4.

En raison de l’usage fréquent qui en sera fait, l’expression « théorie de la régulation » sera souvent remplacée dans la suite par l’abréviation « TR ».

5.

Cette considération est importante. Dans la mesure où la valeur véhiculée par la rente énergétique n’est pas créée par le travail local, il est évident que l’on ne peut conférer à celle-ci le même statut que celui que, par exemple, la théorie ricardienne accorda à la rente foncière dans la société anglaise du XIXèmesiècle. Cela aurait peut être été possible si la rente était d’origine interne, ce qui signifierait l’existence, au niveau interne, d’un mécanisme de création de valeurs. Dans le cas particulier de l’Algérie, la référence à Ricardo peut se révéler par ailleurs inappropriée en raison notamment de l’absence de mécanismes de marché dans la formation des prix.

6.

Le revenu pétrolier ne se constitue comme rente que du point de vue de l’économie internationale.

7.

Rappelons que Commons est, avec Veblen, l’un des fondateurs de l’institutionnalisme américain avec lequel la théorie de la régulation a des attaches certaines, tant dans la méthodologie que dans la thématique. Voir B. Chavance (2007).

8.

Ainsi, par exemple, le rapport salarial représente l’unité d’un rapport social et de sa forme institutionnelle. La forme institutionnelle, c’est la façon dont les individus rentrent dans un rapport social, mais ce n’est pas le rapport social lui-même.

9.

On dit qu’il y a hiérarchie lorsque la transformation d’un arrangement institutionnel particulier peut piloter la transformation des autres arrangements … en imposant ainsi des transformations à l’ensemble des institutions (Amable, 1999).

10.

Par principe de complémentarité, il faut entendre le fait que chaque arrangement institutionnel dans un domaine est renforcé dans son existence ou son fonctionnement par d’autres arrangements institutionnels

(Amable, 1999).