1.2.1. Les tentatives de transposition.

Parmi les premières tentatives de transposition, il y a lieu de citer les analyses de R. Hausmann (1986) et de C. Ominami (1986)36. Ce dernier a tenté de généraliser l’approche de la régulation à l’ensemble des pays du Tiers-monde. Le travail de C. Ominami illustre les insuffisances qui entourent l’application de la notion de régulation à des économies très éloignées du fordisme.

Résumée, l’analyse part du postulat implicite que les PVD possèdent les mêmes institutions qui ont soutenu le dynamisme de la croissance fordiste, au premier chef le rapport salarial, mais avec des configurations différentes. Ce faisant, l’auteur suppose résolus les problèmes liés à la genèse, l’évolution et la fonction des institutions37. Il n’est dès lors pas étonnant que l’analyse de l’auteur de « Le Tiers-monde dans la crise » débouche en fin de compte sur une caractérisation en « négatif » des institutions dans les PVD. Ainsi, le sous-développement des institutions, en particulier du rapport salarial, expliquerait le sous-développement économique… et inversement. Pour l’auteur, les sociétés du Tiers-monde se caractérisent par une faible extension et un manque d’institutionnalisation du rapport salarial, et de conclure que les formes particulières que prend le rapport salarial dans ces pays constituent une source majeure de blocage de l’accumulation. Ceci d’un côté. De l’autre, le sous-développement est lui-même conçu comme  une situation dans laquelle des facteurs d’ordre structurel empêchent l’épanouissement systématique du rapport salarial.

Notons enfin que dans l’analyse de C. Ominami, la transposition mécanique du modèle fordiste ne concerne pas seulement le type d’institutions, mais aussi le type de hiérarchie institutionnelle propre à ce modèle, d’où son insistance sur les défaillances du rapport salarial. Or, il nous semble évident de considérer que dans une économie non fordiste, le système institutionnel, s’il existe et s’il comporte les mêmes institutions clés, ne peut pas, par définition, être centralement structuré autour d’un rapport salarial peu développé, sinon il serait qualifié de fordiste.

L’exemple concret développé par B. Coriat (1994) permet de souligner, d’une façon on ne peut plus manifeste, ce qui vient d’être dit.

Citant le cas des contrats de productivité-salaires pour illustrer la fonction que peut remplir une institution dans un régime fordiste, l’auteur soutient que sans cette forme de médiation codifiée, qui résulte d’un compromis social et qui édicte des règles de comportement, il n’y aurait sans doute pas eu les « trente glorieuses ». Et l’auteur d’en fournir la démonstration en évoquant un contre exemple, celui du Brésil.

En effet, constate t-il, durant la période du « miracle » économique que ce pays a vécu, il y a eu de très hauts niveaux de dégagement de gains de productivité, notamment dans les secteurs investis par les firmes multinationales, pendant que les contrats salariaux existants ne permettaient pas le transfert d’une partie de ces gains de productivité aux salaires, si bien que le régime d’accumulation brésilien se caractérisait par la coexistence de hauts gains de productivité et de bas salaires. Il en a résulté une croissance, certes rapide, mais lourdement instable.

Cet exemple a le mérite de souligner davantage l’importance de l’institutionnalisation salariale comme condition nécessaire, mais pas suffisante, d’une croissance durable. Il a aussi le mérite d’apporter un enseignement tout aussi fondamental, à savoir le caractère subordonné, second, du rapport salarial puisque la dynamique des gains de productivité dépend étroitement de l’implantation des entreprises étrangères. Celles-ci auraient-elles, en effet, investi au Brésil si elles devaient se soumettre à des conventions collectives ou à des règles dictées par l’Etat, en vue de partager ces gains de productivité avec leurs salariés brésiliens ?

L’exemple du Brésil révèle l’existence d’une hiérarchie institutionnelle gouvernée, non pas par le rapport salarial, mais par l’insertion internationale. C’est elle la forme dominante, et dans ces conditions, on n’est plus dans le cas d’un quelconque fordisme tronqué ou inachevé.

Dans son étude sur la Corée du sud, M. Lanzarotti (1992) développe une problématique qui, sur le plan méthodologique, permet de rompre avec le fordisme. Deux avancées significatives méritent d’être signalées à cet égard.

La première consiste dans l’approfondissement de la notion de mode de régulation, conçu comme un système hiérarchisé d’institutions, en fonction des problèmes spécifiques des pays en développement. Sa conception du mode de régulation englobe, outre le rôle consistant à assurer le soutien et la reproduction du régime d’accumulation en vigueur, celui de favoriser l’émergence, l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation.  L’avènement d’un régime d’accumulation, écrit-il, trouve ainsi son origine dans une conjonction de modalités particulières assumées par les formes institutionnelles.Manifestement, cette conception rompt le cordon ombilical qui relie l’approche de la régulation au modèle fordiste. En effet, si dans l’approche du fordisme, le type de régime d’accumulation est donné (le fordisme), dans une économie en développement, par contre, le régime d’accumulation n’est pas donné et le problème est précisément de rechercher les facteurs pouvant favoriser (ou non) l’émergence d’un régime d’accumulation dont on ne connaît pas à l’avance la forme.

La deuxième avancée, tout aussi importante que la première, bien que discutable38, consiste dans le renouvellement de la définition du sous-développement. L’auteur caractérise le sous-développement par l’inexistence ou le développement insuffisant d’un secteur de production domestique de biens d’équipement, situation devant être compensée par le recours à l’importation. Dans le cas le plus fréquent, l’approvisionnement extérieur en biens d’équipement est financé par l’exportation de produits miniers ou agricoles : le régime d’accumulation est alors qualifié de rentier.

D’aucuns considèrent que ces deux avancées théoriques contribuent à faire progresser la réflexion sur les possibilités d’une approche institutionnelle du développement (Peguin, Talha, 2001). Mais des interrogations demeurent.

En effet, les tentatives de transposition de la TR, tout en ouvrant la voie à l’analyse institutionnelle du développement, soulèvent de sérieuses interrogations. Outre la question méthodologique ayant trait à la pertinence de la prise en compte des cinq formes d’institutions canoniques du point de vue de la TR pour rendre compte de la réalité du sous-développement, le recours à la TR pose le problème de la spécificité des institutions dans les économies en développement. Autrement dit, existe-t-il une hiérarchie institutionnelle typique de ces économies ?

Notes
36.

Dans la TR, il s’agit là des premiers travaux analysant explicitement des pays dominés dans leurs propres régimes d’accumulation et leurs modes de régulation successifs.

37.

Problèmes essentiels auxquels la TR se propose justement d’apporter des réponses.

38.

Nous y reviendrons ultérieurement.