Dans les sociétés rentières (ou que l'on peut qualifier de rentières), l'Etat joue, quand il est propriétaire de la rente, un rôle central puisque c'est à lui que revient la tâche de gérer les antagonismes inhérents à la nature de la rente. En effet, dans ce type de sociétés, et à la différence des sociétés salariales étudiées par la régulation (Aglietta, 1976), les conflits de partage, associés à l'appropriation de la rente, mettent en jeu, non pas le capital et le travail, mais le propriétaire de la rente d'un côté (l'Etat), et les non propriétaires de l'autre.
Comment cette forme institutionnelle particulière (l'Etat) va-t-elle s'articuler aux autres formes institutionnelles associées aux catégories de l'économie de marché (monnaie, salariat,...) pour contribuer à fonder un mode de régulation?
Un régime rentier d'accumulation suppose l'utilisation de la rente à des fins d'investissement productif, et donc la conversion préalable de la monnaie internationale en monnaie locale. Ceci implique la définition d'un régime de change, définition qui peut donner lieu, comme nous l’avons souligné précédemment, à l’instrumentalisation de la monnaie par l’Etat.
Cette interprétation pèche cependant par son caractère trop général. Elle ne permet pas d'appréhender le type de gestion de la monnaie dans un régime rentier. Il convient, pour aborder cet aspect particulier de la question, de prendre en compte, par-delà l'Etat, la forme du régime politique.
Selon l’analyse développée par J. Marquès-Pereira et B. Theret (2001), on peut considérer que la forme du régime politique détermine le régime monétaire, ce qui, sur le plan méthodologique, signifie qu'il est possible d'identifier le régime monétaire d'un pays dès lors qu'on a identifié son système politique.
Peut-on caractériser le type de régime politique, et partant, le régime monétaire, d'un pays rentier en recourant à une telle grille analytique?
L'analyse de J. Marquès-Pereira et B. Theret, exposée précédemment, repose sur l’idée de la prédominance de l'ordre politique dans la spécificité des déterminations des institutions-clé de la régulation.
Si l'on suit la problématique proposée par les deux auteurs, il existerait deux modes alternatifs de résolution du conflit de répartition de la rente, et à chaque mode correspond des configurations institutionnelles spécifiques.
Le premier, le mode corporatiste, consiste à privilégier la voie corporatiste pour régler ex ante, de manière coercitive et dans le cadre d'un rapport salarial fortement codifié, le conflit de répartition en question. Pour garantir un tel pacte social, la stabilité monétaire, et donc un régime monétariste, est nécessaire.
Le second, le mode clientéliste, institue une relation directe entre les détenteurs du pouvoir politique et les individus. Le conflit de répartition se règle ex post, en fonction du jeu de la clientèle. Il s'ensuit alors un processus de redistribution inflationniste qui nécessite la manipulation permanente de la variable monétaire, donc une gestion structuraliste de la monnaie. Celle-ci, rappelons-le, peut témoigner non seulement de l'incapacité de l'Etat à maîtriser les conflits de redistribution au sein du rapport salarial, mais aussi d'une volonté politique de privilégier la croissance par rapport à la stabilité monétaire.
Il va sans dire que, de par sa nature, la rente ne détermine d'aucune façon le choix entre ces deux modalités de résolution du conflit de répartition. L'indétermination économique de la rente, doublée de son exogèneïté, exclut donc que la forme de résolution du conflit soit dictée par la logique de l'ordre économique. L'instance de détermination est, en raison de ce qui précède, à chercher du côté de l'ordre politique, d'où la question de la forme d'Etat associée à la rente.
Si la forme d'Etat est, en général, la résultante des processus de l'action collective, dans le cadre du régime rentier, elle est étroitement liée à la forme de propriété du sol. En fait, dans la problématique particulière de la rente, le droit de propriété du sol (ici, monopole juridique détenu par l'Etat) constitue le rapport social de base.
Par ailleurs, l'Etat est simultanément une institution qui exerce les missions d'une puissance publique, ce qui nécessite l'engagement de dépenses publiques. Dans le cas d'un Etat rentier, ces dépenses sont pour l'essentiel couvertes par la fiscalité pétrolière. Ceci permet à l'Etat de se passer de la légitimité démocratique qu'appelle la levée de l'impôt sur le revenu.
L'Etat est, dans le cas présent, à double facettes : en tant que propriétaire du sol, il s'approprie la rente; et en tant que puissance publique, il transforme cette rente en dépenses en direction de la société. Cette dualité a une portée particulière, puisque sans son monopole de la propriété du sol, l'Etat serait réduit à sa seule fonction de puissance publique, ce qui implique une modification et du régime monétaire et du mode de contrôle et de mobilisation de la société, autrement dit du régime politique.
En outre, l'indétermination économique de la rente fait que l'intervention de l'Etat dans la gestion de la rente revêt le caractère d'une nécessité, mais sans que celui-ci ne soit d'aucune façon contraint à l'utiliser à des fins productives.
Du fait de son contrôle exclusif de la rente, l'Etat se trouve dans une position d'extériorité par rapport à la société, dont les attentes et les exigences auraient pu, en d'autres circonstances, le contraindre.
Peut-on cependant conclure en soutenant la proposition selon laquelle quelles que soient les formes d'interventions spécifiques sur la société auxquelles l'Etat rentier se trouve conduit, celles-ci ne peuvent être déterminées que par une logique politique pure, ou plutôt par la seule logique du politique?
D'aucuns soutiennent qu'une telle proposition est loin d'être infondée. En effet, à la différence des sociétés salariales, les sociétés de type rentier sont dans une étape historique où généralement l'ordre économique ne s'est pas encore émancipé de l'ordre politique. L'absence d'autonomie de la sphère économique par rapport à la sphère politique expliquerait les difficultés liées à l'avènement d'une économie de marché et de l'Etat de droit dans ces sociétés44.
Toutes ces particularités font que l'on ne peut appréhender la problématique de l'Etat dans les sociétés rentières en recourant à la conception "fordiste" de la régulation qui considère l'Etat comme une forme canonique de la société salariale, à l'instar, entre autres, du rapport salarial et des formes de concurrence. Un cadre d'analyse plus approprié pourrait être déduit de la conception élargie de la régulation, proposée par J. Marquès-Pereira et B. Theret pour l'analyse du rôle de l'Etat dans les sociétés périphériques.
Cette approche suggère de prime abord de postuler que la logique propre du politique est à même de se constituer comme agent du développement économique ; d'où la prédominance de celle-ci dans la détermination des autres formes institutionnelles. Selon cette approche, l'Etat est une métastructure constitutive d'un ordre de pratiques dont la logique est fondamentalement contradictoire avec la logique économique, ce qui justifie la nécessité d'un mode de régulation institutionnelle conçu comme la mise en cohérence des pratiques guidées par la logique politique d'un côté, et la logique économique de l’autre.
Comme nous le verrons plus loin, il s’agit là d’une problématique fondamentale qu’on ne saurait éluder lorsque l’on traite du cas de l’économie d’un pays comme l’Algérie. Souvent occultée dans les travaux universitaires, la question de l’autonomie de la sphère économique par rapport au politique trouve sa formulation la plus explicite dans les travaux de L. Addi.