1.4. De l’usage productif de la rente : une diversité d’expériences.

Les pays pétroliers, qui constituent le principal exemple de régime rentier, sont tous plus ou moins exposés au phénomène de l’intoxication pétrolière. Cependant, au regard des faits ayant marqué les trajectoires nationales, force est de constater que certains d’entre sont parvenus tant bien que mal à en limiter les effets tandis que d’autres s’y sont abandonnés complètement45.

Rappelons que l’intoxication pétrolière dont il est question et à laquelle on assiste dans les pays exportateurs de pétrole est un effet pervers qui touche la dynamique interne des processus d’accumulation en œuvre dans ces pays, suite à l’accroissement des disponibilités financières et le gonflement de la capacité d’importer. Elle fait référence à une distorsion structurelle caractérisée par un renforcement progressif mais inéluctable de la dépendance à l’égard du pétrole.

Cette dépendance peut être mesurée à l’aide d’un ensemble d’indicateurs, parmi lesquels la part relative de l’industrie pétrolière dans la formation du PIB, la part des recettes pétrolières sur les recettes totales de l’Etat, la part des exportations pétrolières sur le total des ventes à l’extérieur…etc.46.

L’objet de cette section est d’établir un constat empirique sur la diversité des configurations institutionnelles accompagnant la mobilisation de la rente dans les processus de développement47. Comme les économies minières ou pétrolières ont des dynamiques spécifiques axées sur la création et la circulation de la rente (Hugon, 2006), une caractérisation, grâce à l’appareillage conceptuel de la TR, du circuit de la circulation de la rente dans différentes expériences vécues fournirait un éclairage utile sur les similitudes et les différences significatives pouvant exister entre différentes trajectoires nationales.

En effet, l’observation de certaines trajectoires nationales permet de relever certains faits qui, pour être épars et fragmentaires, n’en constituent pas moins des éléments très significatifs dont il convient de tenir compte dans toute réflexion sur la question de l’emploi de la rente à des fins de développement. On remarquera d’emblée que ces faits particuliers se rapportent tous, d’une manière directe ou indirecte, aux médiations institutionnelles encadrant la circulation de la rente, médiations qui définissent par ailleurs une certaine articulation entre le politique et l’économique.

La littérature consacrée à l’analyse des expériences de développement dans les pays rentiers mentionne souvent le fait que certains pays ont pu trouver l’antidote à l’intoxication pétrolière, ce qui se traduit notamment par une diversification de leurs économies tandis que d’autres ont vu le caractère rentier de leur économies se renforcer. Dans le premier groupe, plus restreint que le second, on cite en exemple des pays comme l’Indonésie et la Malaisie. Dans le second, on trouve des pays comme le Venezuela, l’Iran, le Nigeria, et, bien sur, l’Algérie.

Quels sont, sommairement, les traits caractéristiques des expériences qui ont réussi ? Et quels sont ceux de celles qui ont débouché sur un échec ? A ces questions, on ne peut apporter ici que des fragments de réponse.

Les trajectoires nationales de la Malaisie et de l’Indonésie, pour ne prendre que ces cas, sont un exemple de réussite dans le sens où ces pays ont pu réaliser une croissance stable et soutenue et réussi à diversifier les sources de financement de leur accumulation.

La Malaisie, pays rentier48, affiche, depuis l’indépendance en 1957, des performances et une stabilité économiques notables. Grâce à la rente et à un système politique autoritaire et stable, le pays a pu mettre en œuvre des politiques de développement ambitieuses, éviter l’endettement, développer ses infrastructures et diversifier ses exportations.

La Malaisie se présente comme un pays rentier dans lequel les dépenses publiques, alimentées essentiellement par la taxation des exportations et des activités industrielles49, accaparent une part importante du revenu national50. La rente a toujours servi à financer des programmes de développement ambitieux, notamment dans les domaines des infrastructures et de l’éducation, tout en entretenant une fonction publique importante.

Au lendemain de l’indépendance, une configuration institutionnelle spécifique s’est mise en place. Parallèlement à la mise en œuvre d’une politique économique libérale et des plans de développement ambitieux, l’espace public est fortement tenu sous contrôle, et le droit d’association des travailleurs très limité, avec recours fréquent à une gestion coercitive. Durant cette phase fut également créée une caisse nationale de retraite pour tous les employés du secteur privé. Cependant, la politique économique de ces premières années d’indépendance ne visera pas à changer la structure rentière de l’économie. Le gouvernement fait le choix d’accélérer le développement de l’économie rentière et non pas de la transformer.

Après la crise politique de 1969, l’Etat s’est mis à appliquer une politique économique interventionniste. L’économie du pays est marquée par l’expansion considérable du rôle de l’Etat ; la création d’une compagnie publique pour gérer le secteur pétrolier dont les exportations fournissent désormais l’essentiel des ressources financières budgétaires ; l’accélération de l’industrialisation, œuvre d’une classe d’affaires complètement dépendante de l’Etat ; les vagues de délocalisation des firmes américaines et japonaises. Les industries du secteur primaire (pétrole, forêt, l’huile de palme, caoutchouc) vont dominer les exportations du pays jusqu’au milieu des années 80. Pendant toute cette période, l’espace public demeure toujours fermé, mais la croissance économique est appréciable, conférant à la politique économique de l’Etat une grande légitimité.

La crise de 1987, due à la conjoncture économique moins favorable, n’empêche pas l’Etat de garder l’économie ouverte et de courtiser activement le capital étranger pour soutenir la croissance. Malgré la politique de privatisation qui caractérise alors toute l’action du gouvernement, la compagnie publique de pétrole, tout comme la caisse de retraite, demeurent sous le contrôle de l’Etat.

L’édifice sera cependant ébranlé en 1998 lorsque l’économie se contracte dans le sillage de la crise asiatique. Mais le système économique fera montre d’une grande résilience. Quant au système politique à l’origine du modèle, son évolution invalide, plus que tout autre, l’idée d’un certain sens de l’histoire en marche vers la démocratie libérale, idée qui imprègne encore de nos jours les discours politiques dominants.

Les traits caractéristiques de l’expérience Malaisienne – autoritarisme politique, ouverture économique - se retrouvent aussi dans la trajectoire nationale de l’Indonésie.

L’expérience de l’Indonésie est celle d’un pays rentier ayant entrepris et réussi d’utiliser les recettes pétrolières à des fins productives, parvenant ainsi à stimuler la diversification51et à maintenir une croissance durable52.

Quels sont les traits spécifiques du modèle indonésien ? Dès le début du règne de Suharto, l’accent a été mis sur la sécurité alimentaire, la stabilisation macroéconomique et la réforme du secteur financier. Les recettes pétrolières et celles tirées de l’exploitation des abondantes réserves de gaz ont servi à améliorer l’infrastructure économique et à fournir des intrants agricoles bon marché au secteur agricole. L’intervention de l’Etat se manifeste par ailleurs par la présence de nombreuses entreprises d’Etat et le contrôle des prix de plusieurs produits de base tels que le pétrole, le riz et l’électricité. Les arrangements institutionnels internes sont donc similaires, dans l’ensemble, à ceux observés en Malaisie. Il en est de même de la nature du régime politique, autocratique. Cependant, en dépit de la situation politique fermée, les secteurs non pétroliers (agriculture et industries utilisatrices de main d’œuvre) ont pu s’organiser en groupes de pression capables de faire comprendre aux autorités l’importance de l’efficience des dépenses publiques et, surtout, de la nécessité d’éviter une trop forte appréciation de la monnaie nationale.

Au lendemain du contre choc pétrolier de 1985, les autorités indonésiennes ont lancé une série d’ajustements de type libéral, incluant l’austérité budgétaire, la dérégulation des secteurs bancaires et financiers, une libéralisation du commerce extérieur et du régime d’investissement. Cette libéralisation produit un boom de l’investissement étranger53, notamment dans les industries d’exportation54.

La nouvelle configuration institutionnelle n’est pas étrangère à la crise survenue en 1997. Le mouvement de défiance des investisseurs étrangers provoqua alors des sorties massives de capitaux privés et une dépréciation sans précédent de la monnaie nationale, ce qui engendra un phénomène d’hyperinflation et une contraction brutale du PIB55.

Le débat sur la crise asiatique n’a pas encore livré toutes ses conclusions, mais pour beaucoup d’analystes, la crise en Indonésie trouve son origine dans la libéralisation hâtive des marchés financiers et des marchés de capitaux et met, de ce fait, en évidence le rôle de l’insertion financière internationale comme élément majeur de déstabilisation. En d’autres termes, la crise montre le caractère hiérarchiquement supérieur de la modalité d’insertion internationale du régime d’accumulation à l’œuvre dans le pays56.

Aujourd’hui, l’économie Indonésienne présente une structure qui la classe dans la catégorie des pays en voie d’industrialisation57.

Dans le groupe de pays qui ne sont pas parvenus à trouver un remède à l’intoxication pétrolière, le Venezuela fait figure d’exemple.

Dans ce pays, en effet, les relations sociales de base telles que le rapport salarial, la création monétaire et l’Etat sont dominées et altérées par la présence de la rente pétrolière. Le régime d’accumulation, qui repose sur une forme d’articulation entre rente pétrolière et industrialisation par substitution d’importations, se caractérisait, à l’origine, par une hégémonie du capital commercial et une appropriation de la force de travail locale par l’Etat. L’épuisement relatif de la rente pétrolière, survenu à partir des années 50, invalidera, aussi bien politiquement qu’économiquement, la doctrine du libre-échange et ouvrira la voie à une politique de protection du marché intérieur. Le changement qui ne tardera pas à s’opérer conférera à la dynamique des prix internes une certaine indépendance vis-à-vis des prix internationaux. Une politique de substitution des importations sera le cadre dans lequel le capital industriel bénéficie d’un accès privilégié aux ressources en devises, permettant ainsi le développement du secteur abrité tandis que la dépense publique est orientée vers l’amélioration des services collectifs (santé, éducation, travaux publics, …).

Ce modèle, qui a connu une stabilité remarquable durant deux décennies58, portait en lui les germes de sa crise. En effet, en dépit des progrès accomplis dans la substitution d’importations, l’économie non pétrolière continue de présenter les caractéristiques traditionnelles spécifiques aux régimes rentiers : D’abord quasiment aucun processus productif ne parvient à exporter59, ensuite, cette économie continue de dépendre, pour son financement, des ressources tirées du pétrole. Par ailleurs, le modèle de l’ISI butte sur l’obstacle que constitue l’appréciation du taux de change réel de la monnaie nationale, selon le mécanisme décrit précédemment60, ce qui, à la longue, débouche sur une réorientation de l’accumulation vers les secteurs non productifs et un épuisement du processus de substitution d’importation. Enfin, le secteur public, devenu, à partir de 1974, un lieu où la rente est désormais mobilisée pour être directement transformée en capital, s’est révélé, pour des raisons objectives61, incapable de se constituer comme une source autonome de l’accumulation.

La trajectoire économique du Venezuela, dont les caractéristiques sont constitutives d’un modèle de développement, montre la difficulté à initier dans un régime rentier un processus cumulatif de substitution qui serait de caractère fordien. Au regard de la trajectoire économique du pays, il semble que l’affirmation selon laquelle plus la rente pétrolière sera grande, moindre sera la stimulation du secteur exposé à la concurrence internationale (le secteur manufacturier notamment) et plus difficile sera l’essor du fordisme à l’intérieur est une conclusion tout à fait justifiée.

A contrario, les cas de l’Indonésie et de la Malaisie montrent que le phénomène du Dutch Disease peut s’émousser de lui-même lorsque les revenus d’exportations sont utilisés dans le but d’améliorer l’efficacité économique. Cela nécessite, il va sans dire, un processus de régulation dont la logique serait le développement d’activités productives compétitives.

Mais par-delà les spécificités de telle ou telle trajectoire nationale, une étude empirique plus exhaustive montrerait que ce ne serait pas tant les ressources abondantes ou les booms qui influenceraient la croissance que la manière dont il est fait usage des revenus générés et le contexte institutionnel dans lequel ces ressources apparaissent et évoluent.

L’objectif de cette section était de montrer, sur un plan empirique, qu’il n’y a pas un seul modèle de mobilisation de la rente, mais une diversité d’expériences. La dimension relative de la rente, les modalités de son appropriation et de sa circulation se révèlent comme autant de facteurs qui contribuent à différencier les économies rentières de type pétrolier. Nous avons ainsi pu voir, bien que sommairement, qu’il existe, d’un cas à l’autre, des différences aussi bien dans les caractéristiques même des appareils industriels mis en place que dans les arrangements institutionnels qui en constituent le fondement, mais aussi des similitudes en matière de défis à relever, défis qui font dire à certains auteurs qu’il existe une macro-économie spécifique des économies pétrolières (Sid Ahmed, 1987).

Notes
45.

Il convient de préciser que parmi les pays pouvant être rangés dans la catégorie de régime rentier, il y a lieu de distinguer deux cas. D’une part, les économies dont l’activité productive est entièrement dominée par l’extraction du pétrole : c’est le cas des pays du Golf où le pétrole y couvre en général plus de la moitié du PIB et où l’industrialisation est faible. D’autre part, le cas représenté par des pays comme l’Algérie, le Venezuela et l’Iran dont le degré d’industrialisation est comparativement beaucoup plus élevé et la part du pétrole dans le PIB moins écrasante. C’est évidemment le second groupe qui fait l’objet de notre étude.

46.

Remarquons qu’il n’y a pas de définition empirique universellement admise de l’économie rentière. Mais cela ne semble pas constituer un handicap majeur à l’analyse dans la mesure où c’est l’évolution relative des indicateurs ci-dessus évoqués qui permet de caractériser la nature des dynamiques à l’œuvre dans l’économie.

47.

Le constat empirique dont il est question ici se limitera à évoquer, à titre illustratif seulement, certains traits caractéristiques de certaines trajectoires nationales. L’observation a, en l’occurrence, pour but de fournir un complément empirique à l’analyse par trop générique exposée dans les deux sections précédentes du présent chapitre. L’analyse précédente indique en effet qu’en étudiant quelques expériences de développement parmi celles qui reposent sur la mobilisation de la rente, on peut montrer que, par-delà les différences de contexte historique, il existe des problèmes invariants auxquels tout processus de transformation de la rente en capital productif doit apporter des réponses. Identifier les points de passage obligatoires que tout processus de développement doit emprunter est l’objet même de la théorie du développement. Mais s’il y a des points de passage, la manière dont on les traverse n’est pas toujours forcément identique. C’est pourquoi l’étude des expériences particulières s’avère utile.

48.

La Malaisie est exportateur de matières premières (étain, caoutchouc) depuis le 19ème siècle, puis de pétrole depuis les années 70.

49.

Ces dernières sontcontrôlées, pour l’essentiel, par les capitaux étrangers.

50.

Ainsi, les dépenses publiques ont toujours été plus élevées que celles de la moyenne des pays en développement.

51.

En 1980, les revenus pétroliers représentaient 80 % de ses exportations de biens et 70 % de ses revenus budgétaires. En 2008, les exportations de pétrole et de gaz sont à l’origine de 17 % de ses exportations et 30 % de ses recettes budgétaires. L’industrie manufacturière indonésienne se montre maintenant capable d’être compétitive sur les marchés mondiaux. Ainsi, le matériel informatique représente 17 % des exportations, les vêtements 4 %, l’électronique grand public 4 %.

52.

Entre la fin des années 60 et la crise de 1998, l’Indonésie a enregistré un taux de croissance annuel moyen de 7 % ! La production industrielle, quant à elle, a été multipliée par 25 entre 1970 et 2005.

53.

Le boom de l’investissement étranger se manifesta par des entrées massives de capitaux, sous forme d’IDE, d’investissements en portefeuilles et de prêts consentis par des banques étrangères aux entreprises locales.

54.

Ainsi, la part des produits manufacturés dans les recettes d’exportation du pays bondit de 18 % en 1986 à 52 % en 1994. Inversement, le pétrole qui, en 1980, représentait 80 % des exportations ne représente plus que 15 % en 1998. Pour l’anecdote, le pays est devenu importateur net de pétrole en 2005.

55.

L’inflation atteint, en 1998, le taux de 80 % tandis que le PIB s’est contracté de 13 %. Remarquons que la crise en Indonésie est survenue dans une économie qui ne présentait, en apparence, pas de déséquilibres économiques fondamentaux. En effet, l’épargne était élevée, les finances publiques équilibrées et l’inflation maîtrisée.

56.

D’où la question qui se pose de savoir si, dans le cas des pays du Sud Est asiatique en général et de l’Indonésie en particulier, la crise n’est pas davantage celle du système financier international plutôt que celle des économies nouvellement industrialisées.

57.

A titre d’illustration, en 2006, le PIB se décomposait comme suit : agriculture : 12.9 %, Industrie : 36.5 %, Services : 40.0 %, hydrocarbures et mines : 10.6%. La comparaison avec la Corée du Sud, pays membre de l’OCDE où, en 2005, l’agriculture représentait 3.8 %, l’industrie 41.4 % et les services 54.8 % montre l’importance des progrès qui ont été réalisés par le pays dans la voie de l’industrialisation et de la diversification.

58.

Entre 1952 et 1973, le pays connaît une croissance moyenne de 6 % par an pour un taux d’inflation moyen de 1.7 %.

59.

Cela signifie surtout que les conditions de réalisation de la production doivent avoir lieu exclusivement sur le marché interne, qui demeure très protégé.

60.

Voir section 1 du présent chapitre.

61.

Comme modalité de mobilisation de la rente à des fins productives, le secteur public s’est partout structurellement confronté aux problèmes d’organisation interne, de prix, de financement, d’efficacité productive…etc.