2.2.1. Le rapport salarial.

Les années 70 sont marquées en Algérie par la tentative d’implantation d’un procès de travail fordiste, tentative favorisée par une conjoncture externe caractérisée par l’essoufflement du paradigme productif fordien et le déclassement des industries grosses consommatrices d’énergie73.

Pour d’aucuns, la tentative fut un échec.

A la faveur de l’industrialisation accélérée, un salariat industriel s’est formé en un laps de temps record. Ainsi, de 1967 à 1978, l’emploi industriel (industrie, artisanat, BTP, Transport, hydrocarbures) est passé de 28,3% de la population occupée à 48% tandis que l’emploi agricole a diminué de 50% à 30%.

Le salariat industriel est la composante du salariat qui a connu l’évolution la plus importante entre 1967 et 1979, comme le montrent les données du tableau ci-dessous.

Tableau n° 2.4 : Répartition du salariat entre 1967 et 1979 (en milliers).
  1967 1979 Evolution (en %)
Salariat Industriel 170.7 636.2 272
Salariat de services 35.8 1.1.9 184.6
Salariat d’Etat 305.8 597.0 95.2
Total salariat recensé 512 1335.1 160.6
Emploi total hors agriculture
874

2065

136.3

Source : Bilan Economique et Social, MPAT, Alger, 1980.

La création massive d’emplois a modifié la structure des ressources monétaires dans laquelle la rémunération des salariés représente en 1978, 55 à 60%, la masse des revenus salariaux étant passée de 5.8 milliards de DA pour un effectif de 1 177 000 salariés en 1967 à 33.4 milliards de DA pour 2 193 000 salariés74.

Si, incontestablement, il y a eu un formidable accroissement du salariat, le rapport salarial mis en œuvre présente, cependant, des caractéristiques particulières qu’il convient de souligner.

La première d’entre elles a trait au débat portant sur la qualification de ce rapport. S’agit-il d’un procès de travail fordiste75 ? Si le qualificatif de fordiste s’applique au procès de travail entendu comme combinaison technique, il englobe aussi de nombreux autres éléments concourant au relèvement de la productivité du travail, au versement de salaires élevés, … De ce point de vue, il semble que l’on ne puisse parler de procès de travail fordiste en Algérie, pour plusieurs raisons apparentes :

  • Il y a d’abord la faiblesse du revenu salarial industriel en Algérie au cours de la décennie 70. A titre d’illustration, entre 1966 et 1976, le taux d’accroissement des revenus salariaux était de 2% / an selon une enquête de l’AARDES76 ;
  • Le régime fordiste pose le problème de la répartition du surproduit entre la FBCF (Formation Brute de Capital Fixe) et la masse salariale. Or, en Algérie, l’essentiel du surproduit est d’origine extérieure à l’industrie hors hydrocarbures, ce qui pose le problème de la nature véritable du rapport salarial dans l’industrie ;
  • D’un point de vue technique, l’implantation d’un procès de travail de type fordiste n’a pas les effets escomptés en matière de productivité. L’évolution de la productivité dans le secteur industriel public (hors hydrocarbures) a été négative sur toute la période 67-82 (Bouzidi, 1986).

La thèse selon laquelle l’industrialisation en Algérie a consisté à implanter un procès de travail fordiste est, pour toutes les raisons évoquées, discutable. Si le type de technologies importées et l’organisation de la production que ces technologies induisent favorisent l’adoption du procès de travail de type fordiste, celui-ci est demeuré extérieur à la société civile et à la société salariale, qui n’ont intégré ni les comportements sociologiques, ni les contraintes techniques qu’appelle de toute nécessité un tel procès (Amarouche, 2006, 308)77.

On peut donc conclure, à la suite de Amarouche (2006), que le rapport salarial à l’œuvre en Algérie78, ne peut être apparenté au fordisme que de façon formelle, morphologique, puisque sa configuration concrète n’est dotée d’aucune efficacité productive. Comme le rappelle R. Boyer (2002), il ne suffit, en effet, pas d’observer des chaînes de montage pour induire un mode de croissance fordiste. Importer des machines ne suffit pas. Encore faut-il construire les relations sociales du travail correspondantes (Lipietz, 1985, 57). Si donc l’expérience d’industrialisation a permis une réelle transformation sociale, avec le développement d’une classe ouvrière, de couches moyennes et d’un capital industriel (physique) moderne, il n’en demeure pas moins que l’on ne peut parler que de « fordisme morphologique »79, c'est-à-dire d’une apparence de fordisme, « une tentative d’industrialisation selon la technologie et le modèle de consommation fordiens, mais sans les conditions sociales, ni du côté du procès de travail, ni du côté de la norme de consommation de masse » (Lipietz, 1985, 58).

La seconde caractéristique a trait à la gestion étatique de la reproduction de la force de travail, autrement dit au statut du salaire en tant que catégorie de revenu.

En effet, au cours de la phase d’industrialisation du pays, les salaires n’ont pas été un facteur d’efficacité économique. Fonction de la rente et de la politique de l’Etat, les salaires sont distribués sans tenir compte des résultats économiques des entreprises. Par ailleurs, la demande salariale qui en a résulté ne pouvait être satisfaite par le marché local. C’est le marché international, à travers l’Etat, qui suppléera au marché local.

En réalité, la gestion étatique de la reproduction de la force de travail n’a été menée que grâce au recours à la rente énergétique. Cette gestion s’est concrétisée par le biais des importations alimentaires (qui représentent 17% des importations globales du pays pour la période 1967-1978 et plus de 19% pour la période 1979-1983) et par la politique de soutien des prix des produits dits de première nécessité80.

Par ailleurs, s’il faut voir dans la pratique du soutien des prix des produits de large consommation un élément constitutif de la politique de gestion de la reproduction de la force de travail en Algérie, on ne peut s’empêcher de noter en même temps qu’une telle pratique va à l’encontre du mouvement d’émancipation de la classe ouvrière (avec ses répercussions sur une éventuelle autonomie syndicale), émancipation qui ne peut se réaliser que si les moyens de subsistance de celle-ci échappent à l’interférence du politique81.

La troisième caractéristique renvoie à ce que C. Ominami (1986) appelle manque d’institutionnalisation.Pour l’auteur de « Le tiers-monde dans la crise », le manque d’institutionnalisation est une caractéristique marquante du rapport salarial dans les économies du Tiers-monde. Il en déduit que les formes particulières que prend ce rapport constituent une source majeure de blocage à l’accumulation.

Certes, on ne peut nier l’existence d’une inadéquation fondamentale entre l’internationalisation des normes de production et de consommation dominantes à l’échelle internationale et les relations sociales internes, mais il convient aussi de mettre en relief le caractère particulier que prend le processus de mise au travail dans le contexte rentier, où la reproduction repose non pas sur la création d’un surplus en valeur, mais sur la rente d’origine externe.

En Algérie, la faible institutionnalisation du rapport salarial est un fait. Elle illustrerait la réalité du chaos des rapports sociaux (Ominami, 1986). Ainsi, la multiplicité des rapports sociaux à travers lesquels se canalise la force de travail dans les différents secteurs de l’économie – formel ou souterrain, marchands ou de subsistance, moderne ou traditionnel82– crée une forte atomisation au sein du monde du travail, ce qui engendre une grande difficulté pour les différents acteurs sociaux à exprimer des intérêts généraux dépassant le cadre étroit du corporatisme.

Cependant, avancer l’idée que la faible institutionnalisation du rapport salarial constitue un facteur de blocage de l’accumulation est une thèse qui ne tient pas lorsque l’on observe le cas de certains pays (pays du sud est asiatique, par exemple) où cette institutionnalisation a lieu au travers d’une gestion libre, c'est-à-dire faiblement institutionnalisée. Il nous semble que la gestion libre du rapport salarial est elle-même une forme d’institutionnalisation et l’auteur reconnaît d’ailleurs le caractère ambivalent de la précarité du rapport salarial en admettant que, sous certaines conditions, une telle précarité, qui se traduit par une plasticité du rapport salarial, peut avoir des effets positifs sur l’accumulation.

En somme, comme le note C. Courlet (1990), les pratiques de production, tout comme les modalités de la reproduction de la force de travail, révèlent que le travail n’a pu être « socialisé » comme puissance productive. Fatalement, un écart important s’en est suivi entre la mobilisation de la force de travail et la logique de valorisation du capital installé. Cet écart était toléré tant que les transferts opérés à partir des ressources en hydrocarbures le permettaient (Courlet, 1990, 87).

Evoquer les caractéristiques du rapport salarial à l’œuvre en Algérie n’a d’intérêt que si cela permet d’expliquer l’inefficacité avérée du système productif, et partant le blocage de l’accumulation. A ce stade, il y a lieu de compléter l’analyse en mettant en avant les déterminants politiques et idéologiques du rapport salarial.

Il semble qu’il faille chercher dans l’idéologie populiste la cause principale de la perversion des rapports de travail en Algérie. Comme le note à juste titre A. Amarouche (2006),  rien n’est plus éloigné des rapports de travail de type fordiste que l’idéologie populiste.

Il n’est pas dans notre propos de revenir sur l’histoire de la trajectoire politico-idéologique du pays. Le fait est que, sur un plan économique, celle-ci est marquée par une constante : le populisme. Ce dernier véhicule une conception de l’économie dans laquelle la notion de conflit n’existe pas.

Or, le rapport salarial est une institution qui naît du conflit. La configuration qu’il prend, dans un contexte historique donné, exprime le règlement du conflit, en même temps qu’il en normalise les termes.

En Algérie, l’idéologie populiste a produit ce que L. Addi a appelé « le compromis tacite global régulateur », compromis consistant en un échange entre l’Etat et la société : discipline relâchée à l’intérieur de l’usine, contrôle politique à l’extérieur (Addi, 1990).

Ainsi, le relâchement de la discipline à l’intérieur de l’usine est compensé par un autoritarisme politique dans la société. Le conflit inhérent au fordisme –entre le capital et le travail –est éludé tant que la rente pétrolière permettait de faire face aux déséquilibres et déficits des entreprises publiques.

L’idéologie populiste, dont la principale caractéristique est son refus de voir la société à travers les intérêts économiques qui la divisent, finit par conforter son emprise sur la société industrielle, emprise menée à son apogée avec l’adoption du Statut Général du Travailleur (SGT). Ce dernier, qui a pour ambition de codifier les relations de travail dans leurs moindres détails et de définir les principes devant régir les rémunérations des travailleurs, quelles que soient leurs fonctions, ne laisse, en effet, aucune marge à la négociation entre employeurs et employés.

Notes
73.

L’industrialisation par l’importation massive d’équipements industriels semble s’inscrire dans la stratégie des pays développés pour relancer leur croissance dans un contexte marqué par la crise pétrolière de 1973 et l’émergence de la crise du fordisme. Ainsi, dès 1976, tout est mis en œuvre pour que la croissance des PVD soit supérieure à 6% (10% en Algérie) de manière que leurs importations relancent la croissance des pays développés, quitte à leur faciliter leur endettement.

74.

Tous ces chiffres sont tirés du Bilan Economique et Social, MPAT, Alger, 1980. Il y a lieu de préciser que bien qu’il s’agit de dinars courants, ces chiffres demeurent cependant significatifs puisque, durant cette période, l’inflation fut très peu élevée.

75.

Rappelons que le fordisme est le régime d’accumulation dans lequel un certain type de rapport salarial concilie les progrès de la productivité et les hausses de salaires. Le rapport salarial fordiste suppose la combinaison de deux éléments : le premier, une organisation du procès de travail de type « taylorienne » (parcellisation des tâches, mécanisation des processus productifs, séparation complète entre conception et exécution), organisation qui tend à s’appliquer dans la majorité des secteurs ; deuxième élément, une possibilité de partage des gains de productivité (autrement que par le jeu de la pénurie de la main d’œuvre) en contre partie d’une mise au travail conforme aux normes techniques des machines.

76.

Agence Algérienne de Recherche Démographiques, Economiques et Sociales.

77.

Soulignons que le problème de l’extériorité du procès de travail par rapport à la société, ou inversement, constitue une thèse largement répandue dans le courant régulationniste.

78.

L’auteur traite du rapport salarial à l’œuvre dans les pays rentiers ayant entrepris de s’industrialiser.

79.

L’expression est de A. Lipietz.

80.

Voir section précédente.

81.

Remarquons que la politique de soutien des prix des produits de base n’est pas sans rappeler le fameux système de Speenhamland, évoqué par K. Polanyi dans «  La  grande transformation ». Ce dernier écrivait, à propos du « droit de vivre » institué par Speenhamland : «  Si l’économie complexe de Speenhamland échappait même à l’entendement des observateurs les plus compétents de l’époque, la conclusion n’en apparaissait que plus irrésistible : l’aide aux salaires devait être porteuse d’un vice propre, puisqu’elle faisait tort, comme par miracle, à ceux là même qui en bénéficiaient » (Polanyi, 1944, 119).Comme le fait remarquer L. Addi (1990), il est, en effet, significatif que, pour l’Angleterre, K. Polanyi situe la date de naissance de la classe ouvrière à l’abolition du système de Speenhamland.

82.

Voir sur ce point précis l’analyse intéressante de A. Henni (1993). L’auteur y évoque le recours, notamment dans le secteur privé, à la tradition pour fonder une sorte d’articulation entre la logique marchande et la logique communautaire qui fait appel au « confrérisme ». Les pratiques auxquelles ce dernier donne lieu finissent, écrit-il, par faire du patron un cheikh dont les employés sont les clients.