2.2.2. La monnaie.

« L’Etat porte la contrainte monétaire, peut en déplacer les effets dans le temps et modifier la manière dont ils sont subis dans l’économie, mais il n’est pas en son pouvoir de se substituer à la loi de la valeur » écrit M. Aglietta (1976). L’expérience algérienne en matière de politique monétaire en est une illustration parfaite.

Dès le lendemain de l’indépendance nationale, les autorités politiques du pays se sont arrogées le pouvoir monétaire et le pouvoir bancaire.

La volonté d’assujettir le pouvoir monétaire est affichée dans les textes. La loi de finances complémentaire (loi n° 65-83) du 08 avril 1965 stipule : « sont abrogées les dispositions relatives au mode de réalisation et aux limites de pourcentage et de durée… Ce mode de réalisation et ces limites seront désormais déterminées par le Président de la République ».

Ainsi, est instituée, dès les premières années de l’indépendance, l’obligation pour la Banque Centrale de financer, sans aucune limite, et sur simple demande du pouvoir politique, les besoins du Trésor.

La valeur de l’unité monétaire algérienne se trouve fixée ainsi de facto ; elle est un « fait du Prince » comme dans les formations sociales précapitalistes (Addi, 1990, 200).

La question du statut de la monnaie n’est pas sans rappeler les termes du débat qui a dominé la Pensée économique anglaise au cours de la première moitié du XIXe siècle. La pratique volontariste de développement en Algérie est fondée sur une conception instrumentale de la monnaie. En l’absence d’un pouvoir économique émanant de la société économique, le pouvoir politique a pu lever toutes les limites qui se sont dressées devant lui pour faire face aux énormes besoins de liquidités engendrés par les volumineux programmes d’investissement. Les données statistiques officielles montrent l’énorme disparité entre l’évolution de la masse monétaire et celle du PIB. A titre d’illustration, sur les périodes 1968-1972 et 1975-1978, la masse des biens et services a augmenté respectivement de 7 % et 6 % par an alors que la masse des moyens de paiement s’est accrue respectivement de 19, 9 % et 26.6 % par an (Addi, 1990, 197)83. Sur l’ensemble des années 70, le rythme d’évolution de la masse monétaire est sept fois plus rapide que celui de la production tandis que, durant les années 80, le taux d’évolution annuel moyen de la masse monétaire était supérieur à 20% (Gouméziane, 1994). Ces chiffres montrent on ne peut mieux que l’économie algérienne connaît, durant toute cette période, un taux de liquidité très élevé traduisant un excès évident de monnaie par rapport aux besoins réels de l’économie.

Si, en l’absence de limites institutionnelles, la création monétaire s’est intensifiée en prenant des proportions dépassant l’entendement, ce n’est pas seulement en raison du volume des investissements engagés84, mais aussi et surtout à cause de l’aggravation du déficit comptable des entreprises d’Etat85. Ces dernières, incapables de générer un surplus en valeur à même d’assurer sinon leur développement, du moins leur équilibre, obligent le système bancaire à leur consentir des crédits jusqu’à concurrence de leurs dépenses, imposant ainsi un découvert bancaire de plus en plus important, ce qui correspond à une création de monnaie scripturale86. Tout se passe comme si, en fait, le pouvoir monétaire est exercé par l’entreprise d’Etat87.

Le découvert bancaire du secteur d’Etat pose problème car, outre qu’il écume le pouvoir d’achat de larges couches sociales, il constitue une source de surprofits (rentes) pour le capital privé commercial auquel s’adresse une forte demande.

L’inconvertibilité du dinar apparaît dans ce contexte comme un prolongement logique de l’assujettissement du pouvoir monétaire au pouvoir politique, puisqu’elle permet à l’Etat d’émettre de la monnaie sans avoir à honorer des engagements avec l’étranger. Pour d’aucuns, le refus de la convertibilité du dinar avec les monnaies étrangères doit surtout être interprétée comme le signe de la volonté politique de mobiliser les ressources énergétiques pour le développement économique et éviter ainsi qu’elles ne soient transférées, sous forme de capitaux, à l’étranger.

Il nous semble que l’analyse des mécanismes monétaires et financiers de l’Algérie indépendante est à même de restituer, à elle seule, les contradictions sociopolitiques de l’expérience volontariste d’industrialisation. Pour L. Addi (1990), si l’émission d’un si grand volume de signes monétaires – en disproportion de la PIB – traduit la ferme volonté de développer le pays, volonté, souligne l’auteur, héritée du mouvement national, il n’en demeure pas moins que cette volonté pèche par sa tendance à ruser avec les lois de l’économie politique qu’elle tente d’éviter ou d’enjamber. En fait, l’émission de monnaie ne correspond pas, affirme l’auteur, au seul besoin de l’échange, mais aussi et surtout au besoin de négocier la contrainte productive car, souligne t-il, l’Etat ne maîtrise pas le procès de travail, ni la force de travail. Tout se passe comme si la défaillance de l’autorité dans le procès de travail est compensée par l’émission monétaire88.

Au regard de l’importance du volume de crédits octroyés aux entreprises, on serait tenté de conclure que l’économie algérienne est une économie de crédit. Rien n’est plus faux, cependant. Nous reviendrons sur ce point dans la section suivante du présent chapitre.

Notes
83.

Chiffres tirés par l’auteur du « Bilan économique et social », document officiel élaboré par le Ministère de la Planification et de l’aménagement du Territoire en 1980, et qui a servi de référence pour justifier le changement opéré en matière d’affectation des ressources pétrolières durant la décennie 80.

84.

Dans les années 70, près de 30% des investissements sont financés par la planche à billet (Goumeziane, 1994). La création monétaire est d’autant plus aisée qu’elle est le fait du Trésor. Par ailleurs, le recours sans limites au système monétaire permet aussi de financer les déficits du Trésor public : entre 1970 et 1985, le financement monétaire représente 40% du déficit (Goumeziane, 1994).

85.

Rien qu’entre 1973 et 1978, le déficit comptable du secteur industriel est passé de 408 millions de DA environ à 1.88 milliards de DA. Ce déficit ira en s’aggravant durant les années 80.

86.

Quelques chiffres illustrent cette « dérive » : les créances sur l’économie, mises à la disposition des entreprises par les banques primaires, passent de 6,1 milliards en 1970 à 36,9 milliards en 1976. Par comparaison, durant la même période, le produit industriel, sur la base 100 en 1970, atteint le niveau de 187,6 en 1976 (hors hydrocarbures et BTP), la masse monétaire, toujours base 100 en 1970, s’élève à 380 en 1976, alors que le poste « créances sur l’économie » des banques primaires, base 100 en 1970, passe à 604 en 1976 (Palloix et kichou, 2002).

87.

Palloix et Kichou (2002) parlent de confiscation du pouvoir monétaire par les entreprises publiques.

88.

D’où le cercle vicieux : émission monétaire → affaiblissement du pouvoir d’achat des salaires → affaiblissement de l’autorité sur le procès de travail → émission monétaire.