2.3. Perversion du régime d’accumulation.

La configuration institutionnelle d’ensemble, décrite précédemment, est sans doute à l’origine d’innombrables effets pervers sur la dynamique interne du processus d’accumulation, en l’occurrence :

Une telle situation peut cependant être différemment interprétée.

En effet, selon une approche dichotomique fondée sur la distinction des deux espaces : espace des valeurs d’usage – espace des valeurs d’échange, le blocage de l’accumulation peut être analysé en terme d’inadéquation entre reproduction et accumulation.

A. Amarouche (2006) nous fournit une illustration de cette approche. Pour l’auteur, les blocages auxquels est confrontée l’accumulation en Algérie s’expliquent entre autres par le décalage entre reproduction et accumulation, décalage imputé à la non maîtrise du principe de composition 91 , ce qui se traduit par le recours systématique et perpétuel à l’importation des biens capitaux et d’une grande partie des objets de consommation.

Se référant au schéma classique de définition de la crise chez les marxistes, celle-ci y étant définie comme la résultante de l’aggravation, au point de devenir intenable, de la dérive de l’accumulation au regard des nécessités de la reproduction, l’auteur souligne cependant qu’en raison de l’extraversion de la branche Hydrocarbures pour servir de source de financement à l’accumulation, la rupture de cette dernière d’avec la reproduction semble consommée au moment même de leur « union » car, ajoute t-il, la reproduction domestique n’est plus seulement alors soumise aux lois de l’accumulation interne mais aussi à celles de la reproduction externe, et donc de l’accumulation externe, dans la mesure où accumulation et reproduction sont en adéquation dans le système productif externe (Amarouche, 1992). Une telle thèse est discutable, mais elle a le mérite de souligner un aspect important de la reproduction interne : celle-ci ne peut être assurée sans le renouvellement permanent de son point d’ancrage avec la reproduction externe, ce qui n’est possible que si se renouvellent en permanence les ressources en devises du pays.

En effet, si l’on admet que les frais en capital sont payés par la rente pétrolière92, il est aisé de montrer que le « divorce » entre l’accumulation et la reproduction ne permet pas, quand la rente ne suffit pas à payer la couverture en capital, d’assurer une reproduction simple. Dans « Essai sur l’économie parallèle », A. Henni illustre, en s’appuyant sur les schémas de Marx, cette contrainte (Henni, 1991)93.

Partant de l’idée que la rente doit avant tout servir à payer les frais en capital, l’auteur distingue, comme dans les schémas de Marx, deux sections : une section de production de biens de consommation et une section jouant le rôle de branche substitutive à la production des moyens de production : la branche pétrolière. Nous aurons donc:

Section I (branche pétrolière) : C1+V1+PL1=R ;

Section II (biens de consommation) : C2+V2+PL2=M2

Dans ces conditions, l’équilibre de reproduction simple est réalisé si la rente sert à l’achat de capital (C1+C2=R) et que l’ensemble des revenus distribués (salaires et profits) est égal à M2. Un tel équilibre est obligatoirement rompu si une partie seulement de la rente est consacrée à l’achat de biens de consommation ; ce qui peut être illustré à travers l’exemple ci-après :

Branche pétrolière : 100C1+25V1+25PL1=150R ;

Section II : 50C2+20V2+20PL2=90M2

La rente sert à acheter le capital (150R=100C1+50C2) et la production de biens de consommation nourrit les salariés et autres (25V1+25PL1+20V2+20PL2=90M2). L’équilibre d’une production simple est donc assuré.

Supposons que 15 de rente soient distribués en revenus et non récupérés en impôts permettant le maintien de l’achat en capital C2, il vient :

100C1+25V1+25PL1=150R

35C2+35V2+20PL2=90M2

Le total de la demande de consommation (25V1+25PL1+35V2+20PL2=105) est alors supérieur au niveau de la production (90M2). D’où crise, donnant naissance à des phénomènes tels que l’endettement (pour financer l’achat de capital) et le marché parallèle.

Mais, loin d’être une simple « hypothèse de travail », l’affectation d’une partie de la rente à l’achat de biens de consommation relève d’une pratique courante et permanente. Située dans son contexte, elle révèle en effet les blocages auxquels est confronté le procès de production interne. Aussi, l’étude de la reproduction réelle dans ses déterminations internes s’avère nécessaire si l’on veut appréhender les facteurs de blocage de la reproduction interne.

Par déterminations internes de la reproduction, il faut entendre « les conditions, matérielles et sociales, de création et de réalisation en dinars de la valeur, considérées hors leur rapport au procès externe de reproduction/accumulation » (Amarouche, 1992). Remarquons que cette définition implique d’emblée une « monétarisation » des échanges, autrement dit, la prise en compte de la monnaie, ce qui signifie que nous ne sommes plus dans l’espace des valeurs d’usage, mais bien dans celui des valeurs d’échange. Elle renvoie aussi aux configurations concrètes du processus de formation des prix (et donc de la concurrence), du rapport salarial à l’œuvre dans la société, de l’action de l’Etat à travers sa politique budgétaire ; bref, elle suggère la prise en compte de l’ensemble de l’environnement institutionnel tel que défini par la théorie de la régulation, exceptée le mode d’insertion internationale de l’économie, institution à la configuration de laquelle l’auteur attribue l’origine du « divorce  précoce » entre la reproduction et l’accumulation.

L’analyse de Amarouche confère à la contrainte extérieure un statut hiérarchique qui va au-delà de ce que serait, en un lieu et à une époque donnés, le statut d’une forme institutionnelle dans l’architecture institutionnelle d’ensemble. En fait, si elle fait usage du principe de la hiérarchie, elle omet de mettre en œuvre le principe de complémentarité selon lequel chaque arrangement institutionnel dans un domaine est plus ou moins renforcé dans son existence et son fonctionnement par d’autres arrangements institutionnels.

Un exemple illustre ce qui vient d’être dit. Après avoir souligné que « c’est grâce à l’aisance financière que permettaient les recettes en devises que l’inadéquation entre reproduction et accumulation a pu être surmontée », il ajoute : « Dans ces conditions (…), il importe peu que les entreprises algériennes dégagent des bénéfices ou font état de pertes si bénéfice et perte sont saisis dans la monnaie nationale. Dans un cas (bénéfice), elles dégagent une épargne qu’il leur est impossible d’investir productivement si ce n’est dans l’achat de produits intrants produits localement ou dans des équipements produits plus rarement encore par l’économie domestique (…) ; dans l’autre, elles ne font que révéler leur incapacité à produire un surplus  et donc à se régénérer d’elles-mêmes» (Amarouche, 2004, 421).

Par ailleurs, il semble que si l’auteur a du mal à se départir de l’approche dichotomique évoquée ci-dessus, c’est surtout parce qu’il s’obstine à s’inscrire, dans la même analyse, dans deux perspectives différentes : d’un côté, celle qui a pour référence la séquence M –A –M’, qui est à l’œuvre dans l’espace des valeurs d’usage, et qui implique une analyse en terme de reproduction ; de l’autre, celle qui a pour référence la séquence A –M –A’, à l’œuvre dans l’espace des valeurs d’échange, et qui implique une analyse en terme d’accumulation.

Comme l’indique implicitement la séquence A–M –A’, l’accumulation passe par le détour de la production. En Algérie, ce détour revêt, dans son accomplissement, un caractère pour le moins pervers, caractère dont on a évoqué les effets au début de la présente section.

A l’origine donc, il y a cette incapacité structurelle des entreprises d’Etat à dégager un surplus à même de leur permettre de se développer94. Cette incapacité se traduit dans les faits par l’accumulation de déficits comptables95. Ces derniers sont compensés par les découverts bancaires et les subventions consenties par l’Etat. Economiquement, cela équivaut à un transfert de valeur dont l’origine n’est autre que les recettes pétrolières de l’Etat et la diminution du pouvoir d’achat des ménages.

Cependant, le recours systématique au découvert bancaire ne constitue nullement une entrave à la poursuite de l’activité du secteur public car celui-ci bénéficie du soutien quasi-automatique de l’Etat.

Tout se passe en fait comme si l’entreprise contracte des dettes qu’elle éteint grâce à l’Etat. Mais ceci ne signifie pas qu’elle fonctionne grâce au crédit car ce dernier suppose une capacité de recréer l’emprunt.

Sans aller jusqu’à rappeler les fondements historiques et théoriques de l’économie keynésienne qui est, comme on le sait, une économie de crédit par excellence, il convient de souligner que le crédit est accordé à des potentialités de production qui ne demandent qu’à devenir réelles (L. Addi, 1990). C’est une anticipation sur la production future. Ce rappel permet d’apprécier la « spécificité » de l’économie algérienne.

En effet, si la mécanique keynésienne, qui préconise pour l’Etat la pratique du déficit budgétaire afin de provoquer une « épargne forcée », financée par la déthésaurisation et, éventuellement, par le futur de la production, n’a pas fonctionné dans celle-ci, c’est parce que l’efficacité marginale du capital, qui est, comme on le sait, le principe fondamental de cette mécanique, y est absent ou trop faible (Addi, 1990, 202).

Les quelques chiffres qui suivent illustrent, on ne peut mieux, l’inefficacité du capital public industriel.

En guise d’évaluation de l’efficacité du capital investi durant la période des années 70, deux chiffres marquants peuvent être cités : le coût en capital de l’industrialisation en Algérie est multiplié par deux par rapport aux pays développés, tandis que le coût par emploi crée est multiplié par cinq par rapport aux normes internationales (Gouméziane, 1994).

Ajoutons que pour les unités en activités, les taux d’utilisation des capacités de production sont relativement faibles (estimés généralement de l’ordre de 45 à 65 %).

Sans doute, le faible rendement des facteurs explique pour beaucoup la forte déperdition de l’efficacité productive du capital. Cette faiblesse se manifeste surtout par la surconsommation technique des immobilisations, ainsi que le montrent les données du tableau ci-dessous, relatives à l’évolution du ratio Consommation de Fonds Fixes / Valeur ajoutée, entre 1982 et 1987.

Années 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989
CFF(MDA) 18 21 22,8 27,6 30,7 31,1 30,7 31
VA (MDA) 165 184 208 230 226 235 262 322
CFF/VA(%) 10,9 11,5 11 12 13,6 13,6 11,7 9,7

Source : Baba-Ahmed (1999), cité par A. Amarouche (2006).

Au regard des quelques chiffres qui précédent, il est évident que l’économie algérienne ne peut pas se reconnaître dans la problématique keynésienne. De ce point de vue, il semble que l’économie algérienne est une économie d’endettement et non une économie de crédit.

La pratique du découvert bancaire, qui reflète l’incapacité des entreprises d’Etat à assurer la reproduction de leurs capitaux propres, a permis, par ailleurs, au secteur privé de se constituer une épargne considérable. Ce dernier trouvait dans la pratique étatique de redistribution des salaires la substance qui allait le renforcer, situation entretenue par les difficultés financières de l’entreprise d’Etat96.

L’organisation sociale du marché des facteurs de production fait qu’une telle épargne trouve difficilement à s’utiliser en investissements. Celle-ci se reporte alors sur la consommation, provoquant ainsi la naissance d’une demande sans commune mesure avec l’offre évaluée aux prix administrés, d’où l’économie parallèle de distribution.

L’impossibilité de transformer l’épargne en investissements ne tient pas seulement à la difficulté d’accéder au marché des facteurs de production mais aussi à d’autres considérations dont la plus importante est le revenu que rapporte l’épargne.

Dans une économie où existe un marché financier, ce revenu dépend du taux d’intérêt : quand le taux d’intérêt augmente, les agents sont incités à placer leur argent en titres, quand le taux baisse, les agents s’abstiennent de placer leur argent et quand ce taux descend au dessous d’un certain niveau, c’est la « trappe à liquidités ».

Quand le niveau du taux d’intérêt est tel que le placement de l’épargne sur le marché financier n’est pas avantageux, toute nouvelle émission monétaire ne fera qu’alimenter la « trappe » et c’est ce qui semble se produire en Algérie.

Ainsi, le montant de l’épargne placée sur livret (qui était la principale forme de placement en Algérie) n’atteignait en 1989 que 50 milliards de DA, soit à peine 5 à 10% du stock d’épargne privée existant en Algérie (Henni, 1991). De plus, il convient de souligner que cette épargne était très souvent liée à l’espoir d’acquérir un logement et non pas au revenu qu’elle rapporte.

Mais s’il est certain que la faiblesse du taux d’intérêt explique pour beaucoup le fait que l’argent détenu par le secteur privé (entreprises et ménages) soit affecté ailleurs que sur le marché financier, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas la seule cause réelle de l’existence de la « trappe à liquidités » car, très souvent, la détention de l’argent sous forme liquide permettait de réaliser, dans la distribution, des plus-values qu’aucun placement sur le marché financier ne peut concurrencer (Henni, 1991).

Si l’épargne ne se transforme pas en investissements, ce n’est donc pas seulement parce que le taux d’intérêt est faible mais aussi et surtout parce que l’équilibre sur le marché des biens et services n’est pas assuré par le biais des prix administrés. Ceci est d’autant plus vrai que même dans le cas où les revenus distribués correspondent à la valeur administrée de l’offre, un système administré de prix provoque un accaparement de l’épargne par les spéculateurs. Ces derniers, pour augmenter leurs gains, alimentent le marché parallèle en produits supplémentaires importés, ce qui, à son tour, engendre des tensions sur le marché de la devise, d’où une hausse des prix parallèles consécutivement à la baisse de la monnaie locale.

Les mécanismes décrits ci-dessus ne rendent pas compte des multiples dimensions de la problématique de l’accumulation dans une économie comme celle de l’Algérie. Le lecteur aura remarqué que tout au long des développements qui précèdent, nous avons tâché de n’évoquer l’accumulation que dans un sens générique, sans référence au capital. La raison en est que, dans les faits, le champ d’action du capital, en tant que rapport social, est constamment réduit, de sorte que celui-ci ne trouve finalement à n’opérer que de façon marginale.

Ceci nous amène naturellement à nous interroger sur le statut du capital, et partant, du profit, dans le fonctionnement de l’économie algérienne.

Le profit est la rémunération du capital, mesurée par la productivité marginale du capital ou par le degré d’exploitation du travailleur. La simple détention d’un capital, ou son investissement dans une activité « productive » ne suffit pas à créer le profit. L’activité économique n’est productive que si le processus de production de biens et services permet la réalisation effective du profit et son utilisation principale à des fins de nouvelle accumulation. Le profit doit être le résultat d’une combinaison capital –travail.

Le profit est la forme privilégiée du surplus en ce sens que son réinvestissement dans l’accumulation permet l’élargissement de la production et de la consommation.

Les mécanismes décrits précédemment montrent qu’en Algérie, le surplus a pris la forme de rente spéculative, laquelle s’est développée à partir de la rente pétrolière et du marché parallèle.

Comment situer les rentes spéculatives par rapport à la typologie des rentes que l’économie politique a établie ? Autrement dit, quel serait le statut théorique des rentes spéculatives ?

Ces questionnements ne sont pas sans intérêt.

La situation observée présente des particularités qui font que l’on ne peut se référer à la problématique ricardienne de la rente pour en faire l’analyse. En effet, dans notre cas, le conflit direct entre la rente et le profit, élément constitutif de la problématique ricardienne, est absent car le profit, comme revenu du capital, n’existe tout simplement pas (Gouméziane, 1994).

Cependant, les rentes spéculatives ont ceci de commun avec la rente telle que étudiée par l’économie politique : elles sont une conséquence et non une cause. Ceci nous amène à conclure que ce qui est fondamentalement en cause, ce ne sont pas les rentes spéculatives, mais bien les pratiques les ayant générées, ce qui renvoie en dernière instance à la configuration d’ensemble des formes institutionnelles.

Notes
91.

L’auteur appelle principe de composition « la loi, de nature anthropologico-économique, selon laquelle s’organisent et se structurent les faits, événements et idées ayant trait à l’activité humaine dans toute sa diversité… ». Bien qu’occupant une position clé dans son étude, le principe de composition, concept à dimensions multiples et donc fatalement abstrait, ne pouvait être suffisamment et efficacement mobilisé par l’auteur pour expliquer les faits. Souvent, l’usage qui en est fait rappelle celui appliqué à la boite noire dans la théorie des systèmes : si le principe de composition est la loi qui préside à la conversion des inputs (entrées) en outputs (sorties), ses mécanismes opératoires sont totalement ignorés.

92.

Ce qui revient à supposer que les revenus du pétrole doivent servir avant tout à l’acquisition des moyens de production.

93.

D’un point de vue méthodologique, le recours aux schémas de Marx pour traiter des blocages de la reproduction dans une économie comme celle de l’Algérie n’est pas sans poser la question de la signification à donner aux éléments de la décomposition de la valeur en « C+V+PL », sachant que cette décomposition traduit un certain type de rapport salarial qu’on ne retrouve manifestement pas dans le cas étudié en l’occurrence.

94.

Beaucoup d’auteurs, dont A. Amarouche (2004, 2006), estiment que la médiocrité des résultats enregistrés par le secteur public industriel trouve son explication dans le manque de cohérence de la combinaison productive, elle-même découlant de l’ambivalence des rapports de propriété au sein de l’entreprise publique. Pour L. Addi, ces résultats seraient surtout la conséquence de la logique clientéliste qui traverse l’ensemble des rouages de fonctionnement de l’entreprise, et pas seulement le rapport salarial (Addi, 1999).

95.

A titre d’illustration, les déficits d’exploitation cumulés pour la période 1984-1987 s’établissent à 125 milliards de DA, soit l’équivalent de 18,5 milliards de dollars (au taux de change surévalué de 1$=6,75DA) (Dahmani, 1999).

96.

La présence du secteur privé est concentrée dans les activités directement liées à la consommation finale, en l’occurrence le commerce et les services. Quant au secteur privé industriel, quelques chiffres suffisent pour illustrer son poids tout relatif : par le nombre, on dénombrait en 1982 plus de 5000 entreprises industrielles et 7000 entreprises de BTP, soit un total de 12000 entreprises environ. En termes de valeur ajoutée, la part du secteur privée dans la valeur ajoutée globale (hors agriculture et hydrocarbures) était de 30 % environ en 1982 (Sadi, 2005).