2.4. Digression –L’interprétation des pratiques économiques de l’Etat en Algérie selon L. Addi.

L’analyse que fait L. Addi des pratiques économiques de l’Etat algérien mérite, de par son intérêt, son éclairage et les questions qu’elle soulève, que l’on en expose ici, brièvement, les grandes lignes.

En effet, il nous semble qu’aucun autre auteur que L. Addi n’ait souligné avec autant de vigueur et de clarté l’importance de la problématique des rapports entre le politique et l’économique dans l’analyse de l’expérience algérienne de développement, dans sa phase volontariste.

Pour L. Addi, l’Etat algérien a entrepris de construire une économie à l’abri du marché. Une telle entreprise pose, à travers les pratiques économiques auxquelles elle a donné lieu, le problème des relations entre l’économique et le politique, problème interpellant la capacité de celui-ci à faire mouvoir l’appareil productif.

Ignorant les lois du marché, ces pratiques donnent naissance à des rentes spéculatives, rémunérant le travail improductif au détriment du travail productif. Par ce biais, l’opposition explicite entre le capital étatique et le capital privé, opposition que l’on retrouve constamment dans le discours politique officiel, devient dans les faits une alliance implicite à tel point que celui-ci se nourrit de celui-là.

Le refus des lois du marché ne procède cependant pas d’une volonté de les dépasser, ce qui aurait conféré à ce refus une cohérence idéologique certaine, mais plutôt d’une vision populiste. Refusant de voir la société à travers les intérêts économiques qui la divisent, l’Etat algérien ne se donnera aucun moyen pour éteindre les rentes qui se forment à la faveur de ses propres pratiques, d’où l’incohérence de ces dernières par rapport à l’objectif proclamé de construction d’une économie moderne.

Une telle incohérence, souligne L. Addi, rend difficile l’interprétation des pratiques de développement selon les grilles de l’économie politique. En fait, la pratique algérienne de développement montre le caractère contingent de l’économie politique. Extraite de son contexte historique, coupée des relations politiques qu’elle instaure entre les agents économiques, celle-ci perd toute sa pertinence.

L’économie politique, rappelle à ce propos L. Addi, est une arithmétique qui met en œuvre des intérêts économiques qui s’opposent et qui se superposent. Elle suppose l’autonomie des agents économiques dont le comportement obéit à la défense de leurs intérêts propres dans un environnement de concurrence exacerbée. La mécanique économique qu’elle se propose d’étudier met en mouvement deux protagonistes : d’un côté, le patronat, obsédé par le taux d’exploitation de la force de travail, et de l’autre, les ouvriers, soucieux de négocier l’augmentation du salaire réel. De cette mécanique contradictoire, l’économie politique a déduit les concepts de surproduit, de profit, de salaire, de travail pour combattre les notions de rente, de ponction et de prédation.

Une telle définition illustre la pertinence de l’économie politique dans un état libéral, ce dernier n’intervenant en effet que dans les limites que trace l’économie politique, et sa non pertinence dans l’Etat algérien.  « Que signifie, en effet, s’interroge à ce propos l’auteur , la notion de rendement ou d’efficacité du capital dans une situation où le capital spéculatif et commercial rapporte plus que les autres capitaux ? Que signifie la notion de profit dans une situation où la rente est la source principale de l’accumulation ? (…) Que signifie la valeur de l’unité monétaire quand l’administration dispose du pouvoir absolu de battre monnaie ? Que signifie la notion d’élasticité de la demande quand les structures de l’offre sont rigides ? »  (Addi, 1989, 63).

La compréhension des mécanismes du sous-développement en Algérie exige de ce fait qu’elle soit cernée par une problématique appropriée dans laquelle la question de la rationalité régulatrice de l’ensemble de la société ne saurait être éludée.

Par rapport à l’Etat libéral, l’Etat algérien se trouve, de ce point de vue, aux antipodes. Tandis que le premier est assis sur une rationalité économique, le second est assis sur une rationalité politique, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne nie ni l’économique, ni le politique.

La question de l’importance de la rationalité régulatrice soulève en fait l’approche de la relation et de l’articulation entre le politique et l’économique en vue d’une cohérence sociale. Aussi, dire qu’en Algérie, la régulation par le politique prend le pas sur la régulation par l’économique ne signifie pas que l’économique n’a pas son importance puisque, de toute évidence, la satisfaction des besoins économiques est inhérente à toutes les sociétés humaines. Cela signifie que l’accumulation des richesses par des particuliers ne puise pas principalement dans l’exploitation du travail, mais emprunte le passage obligé du politique qui la favorise ou la défavorise.

Par ce biais, il se constitue dans les faits une bourgeoisie monétaire dont la source d’accumulation n’est pas la création de valeurs d’usage, mais le transfert de valeur des revenus fixes selon le mécanisme de la rente prédatrice. Pendant longtemps en effet et à quelques exceptions prés, le capital privé algérien se reproduira à une très grande échelle selon ce mécanisme et non sur la base de l’exploitation du travail productif créateur de richesses.

La régulation par le politique instrumentalise l’économie pour en faire une source de pouvoir politique. Une telle régulation trouve sa meilleure expression dans le statut conféré à l’entreprise d’Etat. Transformée en un lieu de négociation et de sauvegarde des intérêts politiques du régime, celle-ci ne pouvait être que déficitaire.

Le refus politique de la régulation par l’économique correspond cependant à une situation historique caractérisée par l’incapacité du champ économique à puiser en lui-même sa dynamique.

Pour L. Addi, l’expérience algérienne est un exemple suggestif de ce que devraient être – ou ne pas être – les relations entre le politique et l’économique.

Dans les faits, le primat du politique sur l’économique se traduit par un déséquilibre dans les relations entre l’Etat et la société civile. Cependant, un tel déséquilibre reflète beaucoup plus l’indigence de l’économie que la puissance de l’Etat. Si la société civile dépend de l’Etat, ce n’est, souligne L. Addi, pas tant parce que celui-ci est puissant, mais c’est parce que la nature du surproduit –une rente d’origine externe –ne permet pas à celle-ci d’avoir un poids politique aussi important que celui qu’ont les acteurs des sociétés civiles des pays dont l’économie se reproduit sur la base de l’exploitation du travail (ou de la plus-value relative). Se reproduisant sur la base de la rente énergétique, le pouvoir d’Etat reproduit, pour satisfaire la société civile dont il veut qu’elle continue à dépendre de lui, tout un processus de redistribution de cette rente. Chétive, la société civile « colle », quant à elle, à l’Etat pour lui arracher soit des richesses à accumuler, soit de la subsistance pour survivre.

Le système social se trouve ainsi régulé par une logique d’ensemble, traversant aussi bien l’Etat que la société civile. Une telle logique s’est maintenue tant que la reproduction matérielle de l’ensemble de la société demeurait assurée par la rente minière.

Il convient de noter enfin que, pour L. Addi, l’idéologie populiste qui a marqué de son empreinte l’ensemble des choix économiques de l’Algérie indépendante, s’explique grandement par l’origine historique de l’Etat algérien. Né d’une contradiction externe – la colonisation –, ce dernier poursuit une finalité politique qui refuse l’autonomie de l’économique qui divise. L’Etat algérien, écrit-il, est très soucieux de préserver l’unité de la société politique. L’Etat algérien est marqué, plus que tout autre, par le « besoin obsessionnel d’unanimité nationale »  (Addi, 1990b). La singularité de l’Algérie est qu’elle a justement connu un néo-patrimonialisme radical, obsédé par l’absorption de tous les pouvoirs, et à commencer par le pouvoir économique.

Pour l’auteur de « L’impasse du populisme », il n’est pas exagéré de dire que l’Etat algérien n’a pas d’objectifs économiques en soi ; il a des objectifs politiques dont il sait que la réalisation passe par le développement économique. Et de conclure que de ce point de vue, et de ce point de vue seulement, le bilan global de vingt cinq premières années d’indépendance est positif97 dans la mesure où il n’y a pas de présence militaire étrangère dans le pays et que ce dernier a pu préserver une relative autonomie de décision.

Notes
97.

« L’impasse du populisme » est, en fait, un extrait d’une thèse d’Etat de sociologie soutenue par l’auteur fin 1987.