3.1.2. Le rapport salarial :

Dans une économie en développement, et rentière de surcroît, comme celle de l’Algérie, le rapport salarial est loin de revêtir le caractère de forme institutionnelle centrale. Cela ne doit cependant pas occulter le fait que, dans tous les cas, les modalités de mobilisation de la main d’œuvre jouent un rôle essentiel dans les processus de développement.

Dans sa configuration concrète, le rapport salarial a connu une évolution notable. Celle-ci porte aussi bien sur l’aspect formel de la codification juridique des rapports de travail que sur l’aspect réel de sa mise en œuvre.

Du point de vue juridique, la nouvelle législation de travail110 constitue une rupture complète avec l’ancien dispositif du SGT et de la GSE, dans la mesure où, d’une façon générale, elle introduit une plus grande flexibilité dans le fonctionnement du marché du travail.

Concrètement, cette rupture se situe à plusieurs niveaux. On peut noter :

1. La consécration du principe du contrat comme mode de gestion des divers aspects de la relation de travail entre employeurs et employés. Cette consécration permet d’élever les parties contractantes, à savoir l’employeur et l’employé, au statut de sujet de droit. De ce point de vue, la réforme de la législation du travail va dans le sens de la réhabilitation de l’individu en tant que personne (et non plus en tant qu’être social) et s’inscrit dans ce que A. Amarouche (2006) appelle le processus d’individuation.

Ainsi, formellement, la possibilité est désormais offerte aux partenaires sociaux de négocier librement les termes du contrat de travail en instituant des conventions collectives à l’échelle de l’entreprise ou de la branche avec un désengagement de l’Etat des négociations salariales111. De ce fait, la fixation administrative des salaires, selon une grille nationale, disparaît. De même, la liberté syndicale est reconnue, ainsi que son corolaire, l’exercice du droit de grève.

2. La reconnaissance du droit de grève et son élargissement aux salariés du secteur public constitue une rupture majeure dans le sens où elle traduit une reconnaissance de fait du caractère conflictuel des relations de travail et met fin ainsi à la vieille fiction populiste de la convergence des intérêts des employés et des employeurs, quand bien même ces derniers seraient représentés par l’Etat.

Pour A. Amarouche (2006), le nouveau cadre législatif contient tous les éléments qui concourent à instaurer un rapport salarial de type nouveau : celui-là même qui a cours dans les économies de marché avancées et qui se trouve être à la source de leur efficacité productive avérée. D’où, pour l’auteur, la question de savoir si on ne devrait pas en attendre les mêmes effets que dans ce type d’économie, c'est-à-dire une mise au travail des producteurs impliquant la production d’un surplus accumulable. Sans doute, répond A. Amarouche qui précise toutefois que cela ne serait possible que si l’aspect formel du nouveau rapport ne l’emporte pas sur son aspect réel dans l’organisation de la production.

En effet, au vu de l’expérience vécue ces dernières années, il semble bien que cela n’ait pas suffi pour que le secteur industriel devienne performant. Il en est notamment ainsi du secteur public auquel les dispositions réglementaires évoquées ci-dessus semblent exclusivement s’appliquer puisque, dans le secteur privé (formel et informel), le marché du travail aura un fonctionnement infiniment flexible où les salaires, pour ne prendre que cet aspect de la relation de travail, se fixent à leur productivité marginale112.

Par ailleurs, la régulation institutionnelle du marché du travail bute sur plusieurs obstacles parmi lesquels le développement considérable de l’emploi informel (voir tableau ci-dessous).

Tableau n° 3.1: Part de l’emploi informel dans l’emploi total (en %).
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002
11.7 12.5 13.0 15.3 16.1 17.1 17.5 18.8 18.9 19.3 20.2 21.2 21.1

Source : ONS.

Le développement du secteur informel a de multiples causes. Bien qu’il existe peu d’études sur les déterminants de « l’informalisation » en Algérie113, on peut penser que la rigidité des institutions du secteur formel est un facteur majeur pouvant expliquer le développement de l’informel. On ne peut cependant omettre de souligner que c’est surtout l’importance du chômage, avec la disponibilité d’une « armée de réserve » disposée à être rémunérée à sa productivité marginale, à être exclue de la protection sociale, et à accepter des conditions de travail « non décentes », qui alimente le secteur informel114.

Mais par delà l’aspect purement juridique de la question de la codification des relations de travail, il convient de remarquer que les contraintes du rapport salarial, notamment dans le secteur public, demeurent biaisées, dans le sens d’un relâchement manifeste, par la disponibilité de la rente pétrolière, et cela aussi bien du côté des conditions de la productivité que du côté des conditions de rémunération115.

Ceci nous amène naturellement à inscrire la question du rapport salarial au centre même de la problématique de la situation globale qui prévaut dans le secteur public industriel.

En effet, dans le long cheminement des réformes où « l’autonomie des entreprises » apparaît comme la première véritable tentative de réformer le secteur des entreprises publiques116, la réforme des rapports de travail occupe une place centrale.

Théoriquement, la réforme de 1988 instituant l’autonomie des entreprises publiques place ces dernières dans l’obligation de créer un surplus à même de permettre le financement de leur activité (exploitation et investissement). Par-delà les débats portant sur le contenu et les conditions ayant présidé à la mise en œuvre d’une telle réforme, force est de constater que son bilan est loin de correspondre aux objectifs qui lui étaient au départ assignés. Pour A. Amarouche (2004), la raison essentielle en est que la réforme de l’entreprise publique ne s’est attaquée au cœur du problème –à savoir l’instauration d’un type nouveau de rapport de travail –que de façon formelle.

De leur côté, Palloix et Kichou (2002) proposent un diagnostic qui repose sur une approche en termes d’adéquation entre arrangements organisationnel et institutionnel. Outre son intérêt analytique, leur approche présente l’avantage de dépasser la vision normative.

Les auteurs commencent par rappeler que la valorisation des actifs des entreprises (puisque c’est cela essentiellement qui pose problème au niveau du secteur public) s’opère dans un arrangement organisationnel (procès de production, organisation du travail, relations internes et externes, dispositifs contractuels, autorité et hiérarchie, …) dont l’efficience, mesurée généralement en termes comptables (Excédent Brute d’Exploitation, chiffre d’affaire, cash flow, …), est commandée par l’arrangement institutionnel (droit de propriété, structure juridique, règles de fonctionnement, …). L’articulation entre « arrangement organisationnel » et « arrangement institutionnel » s’inscrit dans une dynamique conflictuelle et instable que l’environnement institutionnel encadre, stimule et régule117. La légitimité de la commande de l’arrangement institutionnel sur l’arrangement organisationnel s’exerce par les droits de propriété.

Ainsi, les changements dans l’arrangement organisationnel au sein de l’entreprise publique devenue « autonome » ne correspondent pas, en réalité, à l’émergence d’un nouvel arrangement institutionnel, notamment en matière de propriété. De ce point de vue, l’échec de « l’autonomie des entreprises » s’expliquerait donc par l’absence d’articulation entre les deux types d’arrangements. Pour qu’une telle réforme ait pu aboutir, il eût fallu conférer une légitimité à la commande de l’arrangement institutionnel sur l’arrangement organisationnel, légitimité qui s’exerce notamment par les droits de propriété.

Ceci nous amène à évoquer la question de la privatisation118.

La privatisation, opération qui consiste à céder au secteur privé les actifs appartenant jusqu’alors au secteur public, peut, en effet, être appréhendée en termes d’articulation entre les deux niveaux évoqués précédemment : l’arrangement institutionnel (A.I) et l’arrangement organisationnel (A.O). Cette articulation, qui se décline sur le système productif en général et sur l’entreprise en particulier, définit un type de valorisation des actifs en fonction de l’efficience commandée par le premier au second. Il convient de noter que l’efficience recherchée ici ne se résume pas nécessairement à l’optimum néoclassique (l’optimum de Pareto).

Au regard du contenu du changement introduit dans le mode d’organisation et de fonctionnement des entreprises publiques, devenues formellement « autonomes », et au vu des changements qui se sont produits dans l’environnement institutionnel de l’entreprise, la privatisation apparaît comme une façon (la seule, serait-on tenté de dire) d’adapter l’arrangement institutionnel (droit de propriété notamment) de manière à ce qu’il soit à même de commander, de manière effective, une nouvelle efficience économique à l’arrangement organisationnel.

Certains faits observés sont très significatifs à cet égard.

En effet, l’ « autonomie » conférée au secteur public n’a pas empêché que dans les faits, les pratiques de laisser-aller, de gaspillage et de non-gestion pullulent dans ce secteur. Dans la majorité des cas, l’autonomie de gestion se réduit à une autonomisation des salaires par rapport à la productivité 119 .

A contrario, la cession de certaines entreprises publiques donnera lieu à des situations où les collectifs de salariés font montre de mobilisation manifeste et d’attachement certain à leurs entreprises, désormais privatisées120.

Notes
110.

Cette législation est structurée essentiellement autour des lois adoptées en 1990 et en 1994, à savoir :

-Loi n°90-11 du 21 avril 1990 relative aux relations de travail ;

-Loi n°90-14 du 02 juin 1990 relative aux modalités d’exercice du droit syndical ;

-Loi n°90-02 du 06 février 1990 relative au règlement des conflits collectifs ;

-Décret législatif n°94-09 du 26 mai 1994 ;

-Décret n°94-10 du 26 mai 1994 ;

-Décret n°94-11 du 26 mai 1994 ;

-Décret n°97-473 du 08 décembre 1997.

111.

Hormis pour ce qui est du SNMG (Salaire National Minimum Garanti).

112.

Il convient par ailleurs de signaler que parmi les procédures prévues par la nouvelle législation, en particulier celle portant sur l’institution des conventions collectives, beaucoup butent sur la faible présence des syndicats dans le secteur privé (à titre d’exemple, le taux de syndiqués dans ce secteur ne dépasse pas 5% en 2003).

113.

On peut voir Bounoua (1999), Henni (1991, 1992), Zidouni (2003).

114.

Le développement rapide de l’emploi informel rend l’impact pratique des mesures de flexibilisation presque nul. Pour Benachenhou (1999), si la pression en faveur de la déréglementation du marché du travail est relativement faible, c’est parce que elle s’est imposée dans les faits depuis longtemps.

115.

De par leur faiblesse, les niveaux de productivité enregistrés par le secteur public industriel contrastent fortement avec les niveaux de rémunération pratiqués par le secteur, notamment en faveur de la catégorie des cadres dirigeants.

116.

Tentative qui, de par ses résultats médiocres, a ouvert la voie, après moult tâtonnements, à la privatisation.

117.

Par environnement institutionnel, les auteurs entendent l’ensemble du dispositif légal, politique, judiciaire et culturel qui encadre, impulse, stimule et autorise les actions globales ou individuelles (Palloix et Kichou, 2002). La configuration du système salarial dans la mise en œuvre des arrangements (organisationnel et institutionnel) fait partie intégrante de cet environnement.

118.

Dans la nombreuse littérature qui lui est consacrée, la privatisation est généralement abordée dans son aspect technique ou juridique. On peut consulter à ce propos l’ouvrage, fort documenté, de Sadi Nacer-Eddine (2005). Pour des raisons d’opportunité et d’espace, nous n’aborderons pas cet aspect.

119.

L’expression est de R. Boudjema (1990). Cela est particulièrement vrai des salaires des cadres dirigeants.

120.

Nous pensons en particulier au cas du complexe sidérurgique d’El-Hadjar qui, après des années de difficultés, a réussi, suite à l’entrée d’un partenaire indien, à redresser durablement sa situation interne. L’expérience du complexe sidérurgique d’El-Hadjar montre cependant que le redressement n’est possible qu’au prix d’un bouleversement de la configuration des rapports de travail dans le sens d’une accentuation des contraintes de productivité appliquées au collectif de travailleurs, avec ce que cela implique parfois comme effets collatéraux tels le relâchement manifeste dans les domaines d’hygiène et de sécurité. En contrepartie, le collectif de travailleurs est assuré d’une amélioration relative du niveau des salaires. Autre aspect qui mérite d’être signalé : l’importance de la négociation collective au niveau de l’entreprise. Cette dernière est devenue, depuis la privatisation du complexe, le cadre dans lequel les conflits de travail sont réglés et le lieu où les contours du contrat de travail sont spécifiés. De ce point de vue, la privatisation semble avoir au moins le mérite de conférer plus de crédibilité à la négociation sociale.