4.1. L’économie algérienne se reconnaît-elle dans le dutch disease ?

Dans le chapitre premier de la présente étude, nous avons consacré de larges développements à l’exposé de la théorie du dutch disease168. De par son statut dans le débat théorique, cette théorie est aux économies rentières ce qu’est la théorie de l’équilibre général aux économies de marché constituées : elle constitue la référence théorique dominante. Mais, à l’instar de la théorie néo-classique de l’équilibre général, sa fragile contexture ne doit sa survie qu’à la rareté de ses applications pratiques.

En effet, confrontée à « l’impureté » des situations concrètes, cette théorie s’avère d’un secours bien limité. C’est ce que nous nous proposons, à présent, de montrer en étudiant le cas de l’économie algérienne.

L’économie algérienne se reconnaît-elle dans « le syndrome hollandais » ? A cette question, que nombre d’auteurs se sont posés169, de manière récurrente pour certains, la réponse n’est cependant pas simple. La raison, comme nous le verrons, en est que, « morphologiquement », l’économie algérienne présente tous les symptômes du syndrome, mais pas ses mécanismes.

Ainsi, pour Y. Benabdellah (2006), l’économie algérienne présente, ces dernières années, une configuration sectorielle de plus en plus conforme à celle qui est décrite par la théorie du dutch disease.

En effet, cette configuration, dont on a déjà présenté les traits caractéristiques dans le chapitre précédent, est marquée par :

  • Une croissance vigoureuse du secteur minier (hydrocarbures) ; celui-ci ayant mobilisé des investissements de l’ordre de 21 milliards de $ entre 2000 et 2005, de 32 milliards de $ entre 2005 et 2009 ;
  • Une croissance appréciable dans le secteur des biens « non échangeables », notamment dans le BTP et les services marchands ;
  • Un déclin du secteur industriel (secteur des biens échangeables), notamment public.

Selon l’auteur, la libéralisation des prix, l’ouverture du commerce extérieur et la convertibilité courante du dinar ont contribué conjointement à faire émerger une configuration qui tend, sans toutefois les atteindre, vers les hypothèses du modèle du dutch disease.

D’où la question, légitime, de savoir si l’émergence d’une telle configuration est le signe que le syndrome a opéré. Autrement dit, il s’agit, en l’occurrence, de savoir si le boom pétrolier survenu depuis 1999 n’a pas induit d’effet de dutch disease dans le cas de l’Algérie. A ce stade de l’analyse, il nous semble opportun de faire passer la réponse à la question par l’examen de l’évolution du taux de change effectif réel (TCER), seul canal d’action du dutch disease170.

Selon des statistiques émanant du FMI (voir tableau ci-dessous), il semble que l’on ne puisse, manifestement, parler de dutch disease puisque le taux de change effectif réel a suivi, durant cette période de boom, une tendance à la baisse alors même que les termes de l’échange n’ont cessé de croître.

Tableau n° 4.1 : Evolution comparée du TCER et des termes de l’échange en Algérie (base 100 en 1999).
  1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006
TCER 100 99 99 90 80 80 78 77
T.Ech. 100 175 160 150 170 178 240 260

Source : FMI.

Selon les données du tableau ci-dessus, entre 1999 et 2006, le TCER s’est déprécié d’environ 20 % alors que les termes de l’échange ont augmenté. Il n’y a donc, à l’évidence, pas de relation entre l’évolution des termes de l’échange et celle du taux de change réel171.

Une telle situation (paradoxale) s’explique par le fait que le TCER ne constitue pas, dans la pratique, un élément déterminant la politique de change. Cette dernière se traduit, par ailleurs, par une accumulation sans précédent des avoirs extérieurs bruts (réserves de change) à la Banque centrale172.

S’il en est donc ainsi, c’est parce qu’un facteur d’ordre institutionnel, en l’occurrence la politique de change, a agi pour contrecarrer le scénario auquel nous aurions certainement assisté si l’on était en présence d’une situation où la détermination du taux de change était laissée au libre jeu des forces du marché173. Ceci nous amène à considérer la dimension institutionnelle du problème de la désindustrialisation à laquelle nous assistons dans la majeure partie des pays à régime rentier en général et en Algérie en particulier.

Un tel constat statistique nous dispense par ailleurs de trop nous attarder sur la question de savoir si le boom des années 2000 a un quelconque effet sur le secteur manufacturier (dont on sait que la productivité est pour le moins médiocre), en empêchant que les sources d’accumulation à long terme n’y apparaissent : l’examen de la structure sectorielle de la croissance a montré en effet que celle-ci est essentiellement l’œuvre du secteur en boom.

De ce point de vue, la théorie de la régulation, à laquelle nous nous référerons dans la suite pour identifier les institutions fondamentales du régime rentier d’accumulation, offre une grille de lecture plus intéressante. D’abord parce qu’elle permet de fournir des éléments d’explication pertinents sur la trajectoire prise par l’histoire de l’industrialisation en Algérie, des débuts jusqu’à nos jours ; ensuite parce que, par rapport à la théorie dominante du dutch disease, l’approche par la régulation présente l’avantage d’avoir une portée plus générale. Il est aisé de remarquer en effet que le phénomène du syndrome hollandais correspond en fait à une configuration particulière de la combinaison institutionnelle d’ensemble, particularité qui se lit notamment au niveau du mode d’insertion internationale (à travers notamment le degré d’ouverture et le régime des changes).

Concernant le premier aspect, il semble bien que seul le facteur institutionnel est à même d’expliquer la trajectoire prise par l’industrialisation durant les années 70. L’industrie a connu, durant cette phase que nous qualifions de « volontariste-étatiste » en référence à la configuration institutionnelle d’ensemble marquée par la prédominance de la volonté « subjective » de l’Etat dans la conduite du processus d’accumulation174, une formidable croissance, qui, du point de vue de la théorie du dutch disease, semblerait paradoxale lorsque l’on sait que c’est le boom du secteur des hydrocarbures qui a rendu cela possible. L’industrialisation du pays, entendue ici dans son sens morphologique, fut entreprise dans un contexte très éloigné des hypothèses du modèle du dutch disease puisque, comme le souligne à juste titre Y. Benabdellah (2005), la distinction habituellement opérée entre biens échangeables et non échangeables et sur laquelle est bâtie toute la structure du modèle, n’a aucune signification dans une économie où l’Etat détient le monopole absolu sur l’activité intérieure et sur le commerce extérieur.

Quant au second aspect, à savoir la portée plus générale de l’approche en termes de régulation, il est clair que le caractère spécifique de la configuration institutionnelle à laquelle renvoie implicitement le modèle du dutch disease, à savoir une petite économie ouverte, non contrôlée175, insérée, par l’industrie176, dans la DIT…, ne permet pas d’envisager, dans le cadre du modèle, des situations différentes, dont les configurations peuvent être multiples. En identifiant clairement un ensemble de formes institutionnelles à partir desquelles une typologie des situations concrètes peut être construite, l’approche en termes de régulation offre une grille de lecture qui permet d’intégrer la diversité des situations dans l’explication du phénomène de la désindustrialisation, observé dans les pays à régime d’accumulation de type rentier.

Ainsi, la désindustrialisation ne saurait être réduite à un phénomène dont l’origine est l’appréciation du taux de change effectif réel. Par-delà les aspects liés au déroulement séquentiel du dutch disease et aux mécanismes de transmission entre booms de ressources pétrolières et mauvaises performances du secteur manufacturier, il convient de souligner que la théorie du dutch disease, qui continue encore de nos jours de servir de thèse dominante pour appréhender la question de l’industrialisation, et partant, de l’accumulation, dans les pays rentiers, pèche, tout comme la théorie de l’équilibre général, par le fait qu’elle évacue totalement le rôle des institutions.

Il y a lieu de remarquer à cet égard que, bien que d’obédience néo-classique, la théorie du dutch disease n’en préconise pas moins une stérilisation, mesure qui nécessite une intervention de l’Etat, d’une partie des ressources du boom pour endiguer la menace de la désindustrialisation177.

De ce point de vue, il semble manifestement que les nouvelles configurations institutionnelles qui se sont mises en place en Algérie ces dernières années se caractérisent par une incohérence dans la mesure où, au moment où certaines d’entre elles tendent effectivement à contenir le phénomène décrit par le modèle (manipulation du taux de change nominal de manière à stabiliser le TCER, placement à l’étranger d’une partie des surplus pétroliers), d’autres, au contraire, tendent à le libérer (ouverture extérieure, démantèlement tarifaire, …)178. Il s’agit là d’une considération importante sur laquelle nous reviendrons lorsque nous aborderons la question de la cohérence du nouveau mode de régulation.

Nous terminons par rappeler l’idée, essentielle à notre sens, que le dutch disease n’est pas une fatalité. L’expérience montre aujourd’hui que les avantages comparatifs liés aux ressources naturelles ne bloquent pas la construction d’autres avantages comparatifs (Benabdellah, 2006). Beaucoup parmi les pays agro-industriels ont su, à partir de ressources de l’agriculture, installer une industrie manufacturière compétitive179, d’autres pays ont su, à partir de ressources minières, enclencher un mouvement de diversification de leurs exportations (Iran, Indonésie). Que les expériences se traduisent par un échec cuisant dans la majeure partie des cas ou par un succès, moins fréquent il est vrai, dans d’autres cas, les études empiriques (Eifert B., A. Gelb et N.B. Tallroth, 2003) tendent de plus en plus aujourd’hui à souligner le rôle majeur que jouent les médiations institutionnelles pour expliquer la diversité des trajectoires nationales dans la mobilisation des ressources minières à des fins de développement économique. Ces études montrent que la rente externe n’est ni une malédiction, ni une bénédiction pour le pays qui en bénéficie. Tout dépend en fait de la nature et du contenu des arrangements institutionnels qui encadrent sa mobilisation.

D’une manière générale, il est aujourd’hui admis qu’un processus de régulation a la vocation de contrer le phénomène du syndrome hollandais (Sid Ahmed, 1991). Un tel processus, conditionné par l’existence d’une volonté politique d’œuvrer pour l’instauration d’une économie productive compétitive, doit conduire l’Etat à engager un ensemble de dépenses génératrices d’externalités positives pour l’ensemble de l’économie. Il s’agit des dépenses d’éducation, de formation, de santé, de recherche et développement, ainsi que des dépenses d’infrastructures dans les industries dites de réseaux (électricité, eau, télécommunications, transports) génératrices d’effets positifs pour l’économie dans son ensemble. De telles dépenses sont de nature à augmenter la compétitivité de l’économie nationale, contrebalançant ainsi un des effets négatifs du dutch disease, à savoir la baisse de la compétitivité de l’industrie manufacturière locale.

Dans le contexte qui est celui de l’économie algérienne où les sources de la croissance ne sont pas encore présentes dans le secteur manufacturier180, l’impact négatif de la rente pétrolière sur la croissance à long terme réside justement dans le fait qu’elle empêche que ces sources de croissance n’apparaissent, notamment dans le secteur industriel. Le rôle de l’Etat, dans ces conditions, est de veiller à ce que l’allocation des ressources profite davantage aux secteurs productifs, et plus particulièrement le secteur manufacturier.

Notes
168.

Voir section 1 du chapitre premier.

169.

Voir Amarouche (2006), Benabdellah (2006), Dahmani (2004), Djoufelkit-Cottenet (2003, 2008), Gouméziane (1994), Sid Ahmed (1987), Talha (2001).

170.

Il n’est pas inutile de rappeler ici, et de souligner par la même occasion, que dans la théorie du dutch disease, le recul du secteur manufacturier s’opère par le biais exclusif d’un canal seul de transmission, à savoir l’appréciation du taux de change effectif réel, laquelle induit une modification des prix relatifs en faveur des secteurs non échangeables (Services) au détriment des secteurs échangeables non concernés par le boom (industrie manufacturière et agriculture).

171.

Pour Y. Benabdellah (2006), cela est dû au fait que la Banque d’Algérie réprime systématiquement le surplus de devises par des mesures de stérilisation afin de couper le canal de transmission entre l’offre de monnaie et le taux de change.

172.

Remarquons aussi qu’une telle politique a l’avantage de permettre (du moins théoriquement) d’atténuer le degré d’exposition du secteur productif local à la concurrence externe, bien que celui-ci ne pèse pas beaucoup dans l’économie nationale.

173.

Dire cela, c’est, de toute évidence, reconnaître la validité de la théorie du dutch disease dans le cadre, restreint, de ses hypothèses. En effet, envisager que le taux de change et tous les autres prix soient déterminés par le libre jeu des forces du marché revient à admettre la possibilité que le TCER s’apprécie, ce qui est conforme aux hypothèses de la théorie.

174.

Voir en particulier section 2 du chapitre II.

175.

En particulier dans le domaine des changes.

176.

En effet, comme le note, non sans raison, A. Amarouche (2006), la théorie du dutch disease présuppose implicitement l’existence d’un certain niveau d’industrialisation du pays et que celui-ci s’insérait, jusqu’à la survenue du boom minier, dans la DIT par ses exportations de produits manufacturés (biens échangeables). D’un point de vue méthodologique, cela ne nous semble cependant pas constituer un handicap majeur puisque, dans le cas des pays qui ont entrepris de s’industrialiser comme l’Algérie, le syndrome peut se manifester par le fait qu’aucun processus productif ne parvient à exporter. C’est là, en effet, une caractéristique spécifique de l’économie non pétrolière (économie qui regroupe les activités ne relevant pas directement ou indirectement du secteur des hydrocarbures), caractéristique observée aussi bien durant la phase volontariste que durant la période récente de libéralisation.

177.

Outre la désindustrialisation, la littérature économique identifie d’autres effets liés aux booms exogènes, effets qui renvoient davantage à des mécanismes institutionnels qu’à celui sur lequel est fondé le modèle du dutch disease. Ainsi, le boom de ressources minières conduit à consolider le rôle de l’Etat dans des situations de rentes centralisées ; favorise l’émergence de comportements rentiers dans la population, avec l’octroi de subventions importantes à la consommation ; stimule la création de nombreux emplois artificiels (notamment dans la fonction publique) ; pousse à l’émergence d’entrepreneurs parasitaires, articulés sur la rente ; induit une accélération des importations de toute nature… (Sid Ahmed, 1987).

178.

C’est sans doute ce qui pousse Y. Benabdellah (2006) à se demander si, finalement, la réforme économique n’a pas eu pour effet de libérer le phénomène du dutch disease, réprimé durant la période de l’économie administrée.

179.

Les exemples de la Thaïlande et de la Malaisie sont souvent cités.

180.

L’absence des sources de la croissance dans le secteur manufacturier signifie essentiellement que ce dernier ne parvient pas encore à se doter d’une dynamique propre qui soit autonome du secteur des hydrocarbures et de la sphère budgétaire.