4.2. Impact de la libéralisation  sur le régime rentier d’accumulation : le statu quo.

A la base de la TR se trouve l’idée que des arrangements institutionnels particuliers infléchissent la trajectoire de croissance d’une économie donnée. Le « régime d’accumulation » n’est que le concept qui reflète la projection des rapports sociaux codifiés sur le plan macroéconomique. Tel est, nous semble t-il, le cadre dans lequel devraient s’inscrire les interrogations sur la dynamique de tout régime d’accumulation.

Qu’en est-il de l’Algérie depuis le début de la décennie 90 ? La libéralisation entamée à partir des années 90 a-t-elle débouché sur l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation ?

A cette question, certains auteurs n’hésitent pas à répondre par l’affirmative. Ainsi, H. Bénissad (2009) croit déceler dans la structure économique qui s’est mise en place ces dernières années les éléments d’un nouveau modèle de développement.

Pour l’auteur, dont les analyses font souvent référence, le nouveau modèle, imposé par la crise de la dette et la chute des prix du pétrole en 1986, s’est consolidé depuis le rééchelonnement et la reprise des cours du brut sur le marché international à partir 1999. Il se caractérise essentiellement par deux aspects :

Ces deux éléments font dire à l’auteur que nous sommes en présence d’un modèle de développement par les exportations primaires. Plus surprenant, dans son analyse, l’auteur parle d’un « retour » au modèle en question, suggérant par là l’avènement, entre temps, d’un modèle autre que celui qui était à l’œuvre avant ce « retour » (Bénissad, 2009).

Si le premier aspect marque un changement, autant par le volume que par l’allocation sectorielle, dans les dépenses de l’Etat, le second, quant à lui, constitue une caractéristique permanente du modèle d’accumulation à l’œuvre en Algérie depuis le début des années 70. Il n’y a là rien qui justifie que l’on parle de nouveau modèle. Et si nouveauté il y a, elle est, comme nous le verrons, ailleurs.

L’une des idées avancées par H. Bénissad et sur laquelle les faits semblent cependant lui donner raison est d’affirmer que la politique du libre-échange, portée par l’idéologie libérale à laquelle semblaient s’être ralliés les « policy makers » et menée dans une conjoncture pétrolière des plus favorables, a fatalement eu pour effet de consolider le modèle de développement par les exportations primaires, autrement dit, le régime d’accumulation à caractère rentier. C’est là un fait que les chiffres statistiques confirment181.

Qu’est ce qui caractérise le régime d’accumulation rentier dans sa configuration « libérale » ? Fondamentalement, le régime demeure rentier puisque la dynamique économique interne reste fondée sur l’extraversion d’un secteur minier exportateur fournissant l’essentiel des ressources pour alimenter la consommation et l’investissement internes. La dynamique nationale est toujours en quête de son autonomie puisqu’elle reste rythmée par les pulsations de l’économie mondiale, et du marché pétrolier en particulier182.

Par ailleurs, le paradigme libéral semble mis en défaut par la médiocrité des résultats auxquels la libéralisation a conduit, notamment en matière d’allocation des ressources.

Cependant, force est de noter que des modifications notables sont intervenues dans le schéma de circulation de la rente, cette dernière étant désormais mobilisée de façon différente, au travers de configurations institutionnelles nouvelles183.

Dans sa thèse consacrée à la libéralisation en Algérie, Amarouche (2006) consacre de larges développements à la question des usages éventuels qui peuvent être faits des revenus pétroliers. Ces développements posent des questionnements qui méritent que l’on s’y arrête ici. Pour lui, il existe deux façons possibles d’utiliser ces revenus :

Le critère de distinction entre activités productives et activités non productives réside dans le caractère marchand ou non marchand du produit184. De l’échec de la première modalité, l’auteur déduit que les activités marchandes doivent désormais se développer par elles-mêmes en faisant un usage productif de leur surplus tandis que l’Etat, de son côté, ne devrait s’occuper que des activités non marchandes car n’ayant pas vocation à produire un surplus.

Manifestement, l’auteur confond entre financement par la rente et financement par la dépense publique. Pour lui, les revenus pétroliers ne peuvent être utilisés que sous forme de dépenses publiques d’investissement. Les autres modalités (Fiscalité, crédit, taux de change, …), qui sont autant de configurations qui définissent un mode de mobilisation de la rente à des fins de financement de l’accumulation, ne sont guère envisagées.

En effet, par-delà la question de savoir quelles activités relèvent de la sphère productive ou non productive185, il s’agit de savoir selon quelle modalité les revenus pétroliers peuvent être mobilisés pour financer ou prendre en charge telle ou telle activité. S’il est aujourd’hui exclu que l’Etat prenne directement en main, en mettant en œuvre un rapport de travail de type salarial, certaines activités productives, puisqu’il a montré ses limites dans cette entreprise, il n’en demeure pas moins que, par le jeu d’un arrangement institutionnel cohérent et approprié (autrement dit un mode de régulation), l’Etat a un rôle central à jouer. En d’autres termes, le vrai problème est de savoir dans quelles conditions l’intervention de l’Etat peut s’avérer nécessaire et par quels moyens elle peut s’exercer. L’expérience de certains pays rentiers montre que si l’Etat doit peser sur l’orientation du système productif, il n’est pas forcément nécessaire que cela passe par l’exercice d’un contrôle direct sur la production, comme cela a souvent été tenté grâce à la mise en place et l’entretien d’un secteur public étendu.

De toute évidence, l’Etat n’a pas vocation à endogeneiser ce que l’auteur appelle le principe de composition. L’enjeu en l’occurrence est de neutraliser l’effet de la rente externe sur le système productif et cela dépend grandement de la configuration d’ensemble des formes institutionnelles fondamentales.

La thèse de Amarouche consiste à dire que, en définitive, c’est l’existence même de la rente qui pose problème, et non l’usage qui en est fait. La crise du régime d’accumulation revêt ici le caractère de fatalité.

En termes plus concrets, l’auteur suggère l’emploi des revenus pétroliers à la réalisation des grandes infrastructures économiques qui font cruellement défaut, ces investissements en infrastructures sont susceptibles de faciliter les investissements productifs dans les activités marchandes sans altérer leur vocation : produire un surplus accumulable.

Si l’on regarde les données statistiques, il semble que tel semble être la tendance depuis au moins le retournement de la conjoncture pétrolière en 1999. D’un Etat « entrepreneur industriel » dans les années 70, l’Etat se tourne, depuis le début des années 2000, vers le développement d’infrastructures économiques et sociales.

Les vastes programmes d’investissement dans les infrastructures économiques et sociales sont de nature à générer des externalités positives pour le reste de l’économie et la société en général. Cependant, en l’absence d’une combinaison institutionnelle d’ensemble adéquate, il est permis de douter que les agents économiques puissent capter les effets externes de l’action de l’Etat. De plus, le fait que la dépense publique soit le principal moteur de la croissance de certains secteurs comme la construction et les services n’est pas sans effet sur la configuration sectorielle des agents économiques ou des entreprises186.

La question de l’emploi productif de la rente est au centre de la problématique de l’accumulation. Dans le contexte institutionnel actuel, la question peut être formulée comme suit : peut-on envisager un emploi productif de la rente pétrolière sans que cela ne passe par le détour du marché ?

Si pour les travaux d’équipement public (infrastructures économiques et sociales) la question ne se pose pas tellement puisque c’est l’Etat, à travers le budget, qui en prend directement la charge, il en est autrement des autres activités qui relèvent de la sphère productive marchande.

Là, il semble que la configuration institutionnelle d’ensemble ne favorise pas l’émergence et le développement d’un capital productif dynamique. Le projet industriel porté par la « SAD » ayant lamentablement échoué, on assiste, à la faveur de la libéralisation, à la constitution de capitaux privés en quête de rentes et dont le principe de fonctionnement est resté fondamentalement le même : bâtir une relation spéciale avec l’Etat pour s’accaparer de manière directe ou indirecte une partie de la manne pétrolière. Cela est vrai des entreprises qui activent dans le domaine des marchés publics, mais aussi des entreprises industrielles dont le développement s’explique davantage par leur proximité des sphères du pouvoir que par un effort d’accroissement de la productivité. Dans le secteur productif, public ou privé, l’esprit de rente prédomine187, bien qu’il ait manifestement changé de lieu d’expression. Désormais, c’est au niveau des banques que la rente est immédiatement disponible188.

En somme, le nouveau régime d’accumulation, si tant est qu’on puisse le qualifier de « nouveau », présente fondamentalement la même caractéristique que l’ « ancien » en ce sens que c’est toujours la rente pétrolière qui en constitue le fondement. Dans ce régime, la rente de base (rente pétrolière) continue de contaminer, au travers des formes institutionnelles de la régulation, dont les configurations respectives sont, il est vrai, tout à fait nouvelles, le comportement des agents et des acteurs. Ces derniers ont toujours tendance à transformer toutes les opportunités qu’offre l’architecture institutionnelle d’ensemble en lieux et formes de captation d’une rente. Cela est valable pour tous les agents, publics et privés, et dans tous les secteurs d’activité.

En fait, contrairement à l’idée selon laquelle la libéralisation a conféré à la rente pétrolière un nouveau statut189, il semble que c’est plutôt le statut quo qui a prévalu durant ces deux dernières décennies. Le statut quo se reflète, pour ne prendre que cet indicateur, dans la part ridiculement faible de produits manufacturés dans les exportations. Le pays est devenu le lieu où prospère le secteur protégé (les services, la construction, les travaux publics…), secteur qui se développe grâce au recyclage de la rente pétrolière, tandis que les activités manufacturières connaissent un déclin que rien ne semble, en l’absence d’un changement institutionnel approprié, pouvoir arrêter190.

Notes
181.

Voir chapitre III, section 2. Par ailleurs, il convient de noter que le secteur des hydrocarbures continue de bénéficier de la priorité dans l’allocation des ressources financières. A titre d’illustration, entre 1997 et 2001, le programme d’investissement dans le secteur des hydrocarbures mobilise 19.1 Mds de $, soit l’équivalent pour les autres secteurs de toute la décennie 90 (Dahmani, 2004).

182.

C’est ce qui explique pourquoi dans les travaux se réclament de la théorie de la régulation, les régimes rentiers d’accumulation, dans leurs versions sous-développées, ne sont pas caractérisés en recourant à des atténuations du fordisme.

183.

Voir chapitre III, section 1.

184.

Remarquons que dans le contexte d’une économie « administrée » comme celui qui a prévalu durant les années 70 et 80, une telle distinction n’aurait été ni possible, ni même envisageable.

185.

Il n’est pas inutile de souligner ici combien cette question est importante dans les débats ayant accompagné la naissance et le développement de la comptabilité nationale.

186.

Ainsi, en 2007, selon les données d’une enquête de l’ONS sur les PME, plus de 34% des entreprises activent dans le secteur de la construction. La plupart de ces entreprises travaillent pour des marchés publics dans la construction de logements, d’infrastructures éducatives ou administratives, d’équipements publics de toutes sortes.

187.

L’esprit de rente est une expression que nous empruntons à Amarouche (2006). Nous l’utilisons car elle nous semble caractériser ce qui constitue l’essence même de la rationalité qui fait mouvoir les acteurs productifs ou, pour reprendre la terminologie de la TR, les centres d’accumulation.

188.

C’est ce qui explique que les banques, publiques pour l’essentiel, soient devenues un enjeu de lutte exacerbées en vue du partage de la rente. La presse nationale rapporte régulièrement des affaires et des scandales impliquant banques et opérateurs économiques. Très souvent, ces affaires portent sur des détournements, des crédits non remboursés ou autres affaires impliquant des acteurs bénéficiant d’une protection politique. L’interférence du politique dans l’accès au crédit est une réalité qu’on ne peut occulter.

189.

Ainsi, pour ne citer que cet auteur, Benabdellah (1999) a cru opportun d’intituler un article, paru dans la revue du CREAD, par « Ajustement structurel et nouveau statut de la rente pétrolière en Algérie ».

190.

Il importe à ce propos de rappeler que le changement institutionnel ne signifie pas nécessairement disparition, en l’occurrence, des comportements rentiers. Lorsque donc nous parlons de changement institutionnel approprié, nous faisons référence à la configuration institutionnelle particulière qui créerait des incitations pour les activités productives. Nous aurons l’occasion, au chapitre V, de revenir sur la notion de changement institutionnel et d’en formuler la problématique relativement au contexte de l’économie algérienne.