4.4. La crise du régime d’accumulation.

L’étude des crises, ou plus proprement des périodes de crise, permet de mieux illustrer les ressorts profonds d’un régime d’accumulation, soumis à de fortes tensions.

4.4.1. Qu’en est-il de la crise en Algérie ?

Il semble que la crise de la fin des années 80 a entraîné des changements institutionnels notables, mais ces derniers se révèlent incapables de favoriser l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation. Telle est l’idée centrale que nous nous proposons de développer dans la présente section. Mais avant d’aller plus loin, revenons sur les acceptions de la notion de crise.

Pour la théorie de la régulation, la croissance économique est, d’une manière générale, l’expression de la cohérence d’un ensemble de formes institutionnelles. Il en découle que les crises structurelles, lorsque crises il y a, sont la traduction même des caractéristiques du mode de régulation et du régime d’accumulation (Boyer, 2004).

La notion de crise semble de ce fait indissociable de celles de mode de régulation et de régime d’accumulation208. C’est ainsi qu’on distingue, dans la typologie générale des crises, deux types de crises structurelles, selon que leur origine est dans la régulation ou dans le régime d’accumulation : la crise du mode de régulation, et la crise du régime d’accumulation209. Dans le premier cas, les enchaînements conjoncturels peuvent être défavorables mais le régime d’accumulation demeure viable. Par contre, dans le second, c’est le principe même du régime d’accumulation qui est en cause dès lors que les contradictions entre les formes institutionnelles les plus essentielles, c'est-à-dire celles qui conditionnent le régime d’accumulation, atteignent leurs limites (Boyer, 2004, 77).

Cette distinction, qui repose sur l’architecture des concepts de base de la théorie de la régulation, peut sembler abstraite. Néanmoins, sa pertinence se révèle amplement dès lors que l’on considère des régimes concrets, comme celui auquel nous nous intéressons ici, à savoir le régime rentier à l’œuvre en Algérie.

Dans ce dernier, deux sources de crises peuvent être identifiées, chacune renvoyant en fait aux deux types de crises ci-dessus évoqués.

La première sourceprovient du fait que les flottements du marché international des hydrocarbures agissent comme une force exogène capable de bloquer ou d’autoriser, selon le cas, la poursuite de l’accumulation. L’action de blocage peut survenir de deux manières principales :

  • Une pénurie de biens de capital (équipement et biens intermédiaires) suite à la baisse de la capacité d’importation, devenue insuffisante ;
  • Un blocage de la dynamique de la demande interne suite à la baisse des revenus des agents rentiers.

Les deux procédés peuvent se combiner simultanément. Tel semble avoir été particulièrement le cas au lendemain de la chute des prix du pétrole en 1986, quand les problèmes d’approvisionnement en équipements et matières premières ont commencé à se faire sentir.

La seconde sourcede crise peut survenir de la faible création de débouchés internes, quand bien même les capacités d’importation (de biens d’équipement, de matières premières et autres) sont suffisantes. Des phénomènes de concentration des revenus, des blocages d’ordre institutionnel, …entre autres, sont susceptibles de s’opposer à l’apparition des processus auto-entretenus de création de débouchés. Cette situation semble caractériser les années 2000.

En somme, les crises peuvent résulter à la fois de l’insuffisante capacité d’importation et de la faible création de débouchés, ces deux situations pouvant se présenter simultanément ou séparément. Dans le premier cas, nous sommes en présence d’une crise du régime d’accumulation, et dans le second, d’une crise du mode de régulation.

Par ailleurs, il convient de remarquer que cette distinction n’est pas trop présente dans les analyses orthodoxes consacrées à la crise du régime rentier, analyses dans lesquelles la primauté est souvent accordée aux facteurs exogènes. Il en est notamment ainsi des approches se réclamant du marxisme210.

Outre la dimension exogène qui renvoie principalement au caractère instable, volatile et éphémère des revenus pétroliers qui servent de source de financement à l’accumulation interne (crise du régime d’accumulation), la crise revêt une dimension endogène (i.e. crise du mode de régulation). Celle-ci présente, cela va sans dire, des particularités par rapport au modèle de référence du fordisme. En effet, par rapport à ce dernier, la crise en Algérie est aux antipodes.

Quelles sont donc, par référence au fordisme211, les particularités de la crise en Algérie ?

D’abord, l’évolution de la productivité dépend pour l’essentiel de l’importation et de l’adoption des technologies incorporées dans les équipements et les biens intermédiaires produits par les économies avancées. Ces gains de productivité n’ont pu, pour diverses raisons, être mobilisés par le secteur domestique, à l’exception du seul secteur exportateur, le secteur des hydrocarbures, qui reste une enclave.

En second lieu, le régime de demande est fortement dépendant des importations. A la différence des pays à économie avancée, le salaire ne contribue pas à la formation de la compétitivité et n’est pas non plus un facteur moteur de la demande domestique. Globalement, le bouclage de l’accumulation est déconnecté par rapport à l’espace domestique, déconnexion accentuée par la plus grande ouverture de l’économie nationale survenue ces dernières années.

Enfin, le caractère ambigu de l’institutionnalisation du rapport salarial conduit à l’instauration de mécanismes concurrentiels en matière de formation des salaires. A l’évidence, la crise dans ce contexte ne peut s’expliquer par les effets déstabilisateurs liés à l’approfondissement et l’institutionnalisation croissante du salariat. Elle semble, au contraire, liée aux blocages qui s’opposent au mouvement de salarisation (Ominami, 1986).

En somme, l’ensemble des éléments qui viennent d’être évoqués nous conduit à admettre la nécessité d’appréhender la problématique de l’accumulation au-delà de la simple analyse classique de la reproduction, du surplus et de l’accumulation, analyse qui met l’accent sur la relation profit – accumulation. La prédominance des comportements rentiers, résultante de l’environnement institutionnel en vigueur dans la société et dont l’émergence n’est pas étrangère à la disponibilité de la rente pétrolière, justifie que l’on s’intéresse aux déterminations des rapports sociaux autres que celles liées à l’accumulation productive. En d’autres termes, il y a lieu de prendre acte du fait que nous sommes en présence d’une situation où les rapports sociaux et économiques sont aussi et surtout déterminés par les normes de clientélisme, d’autoritarisme politique et de soumission plutôt que de profits qui découlent de l’activité productive.

La crise survenue au lendemain de la chute des prix du pétrole en 1986 est révélatrice de la fragilité du régime rentier d’accumulation. Il s’agit d’une crise structurelle qui a nécessité un ajustement dont la finalité première est de mettre l’économie nationale en état de faire face aux contraintes extérieures qui découlent de son mode d’insertion internationale. Les mesures d’ajustement prises en réponse à la crise ne pouvaient manifestement pas avoir pour but de favoriser un dépassement du régime rentier, mais visaient plutôt à créer les conditions d’une reconfiguration institutionnelle à même de rétablir la viabilité, sur le moyen terme, du régime. La reprise des cours du pétrole sur le marché mondial, d’abord timide au milieu des années 90, ensuite vigoureuse et soutenue à partir de 1999, allait renforcer cette tendance à la consolidation des conditions de viabilité du régime rentier.

« Chaque économie a la crise de sa structure. Et il ne faut pas confondre, par ailleurs, les facteurs qui déclenchent une crise avec la crise elle-même » écrit C. Ominami (1986) dans son œuvre pionnière « Le tiers-monde dans la crise ». Ceci est particulièrement vrai de l’économie algérienne durant la décennie 2000. En effet, alors que les revenus tirés de l’exportation du pétrole enregistrent des niveaux jamais égalés, l’économie domestique peine à redémarrer. Pire encore, nous assistons depuis plusieurs années à un paradoxe : à une disponibilité jamais observée de ressources de financement font face un déclin continu et inéluctable des activités productives (et de l’industrie en particulier) et une aggravation du problème du chômage.

Le paradoxe dont il est question ci-dessus a constamment alimenté le débat économique en Algérie ces dernières années. D’aucuns en effet ne s’expliquent pas qu’une telle situation ait pu survenir et durer.

Manifestement, si l’on se réfère à la typologie des crises décrite précédemment, ce paradoxe apparaît comme l’expression d’une crise du mode de régulation, à l’œuvre depuis le milieu des années 90. C’est là une interprétation régulationniste qui met davantage l’accent sur le facteur institutionnel qui se cristallise, dans le contexte présent, dans le comportement rentier de l’ensemble des acteurs de l’accumulation212.

Quoi qu’il en soit, et par-delà la diversité des approches auxquelles l’on peut faire appel pour interpréter la trajectoire économique de ces dernières années, il semble que cette dernière définit un régime d’accumulation dont la dynamique n’est nullement affectée (ou conditionnée) par une quelconque désarticulation entre sections productives. C’est là une affirmation qui remet en cause l’une des idées répandues et souvent admises dans les travaux régulationnistes consacrés à la question du développement.

En effet, dans beaucoup de travaux se réclamant de la théorie de la régulation213, le régime d’accumulation est défini en recourant au découpage sectionnel que l’on retrouve dans le livre II du « Capital » : ainsi, le régime d’accumulation est conçu comme l’ensemble des modalités spécifiques d’absorption de la tendance à l’auto développement de la section I, autrement dit, comme une certaine articulation entre les deux sections I et II. Le sous développement est, sous cet angle, vu comme le résultat du développement insuffisant de la section I.

L’inexistence avérée, dans les faits, de la section I est souvent remplacée, pour le pays rentiers, par l’intégration d’une section III, spécialisée dans l’exportation des produits miniers. Dans cette perspective, l’importation des moyens de production, pour compenser l’atrophie de la section I, qualifie les régimes d’accumulation des pays sous développés, et des pays rentiers en particulier.

Cette approche a donné lieu à des critiques, dont les plus importantes sont essentiellement d’ordre méthodologique (Lipietz, 1982, 1985). Ainsi :

  • Selon cette approche, la stabilité du régime d’accumulation est partiellement conditionnée par la 3èmesection. Or, cette dernière est intrinsèque aux conditions d’échange et non à celles de production puisque ses performances résultent des conditions du commerce international. On en conclut naturellement que l’état du sous développement est la résultante du mode d’insertion de l’économie nationale dans l’économie mondiale, d’où le retour aux infortunes des théories de la dépendance et de l’échange inégal que la théorie de la régulation cherche précisément à éviter ;
  • Cette démarche laisse penser que l’industrialisation épuise le développement, ce qui l’expose aux critiques habituellement adressées à l’encontre des stratégies d’industrialisation mises en œuvre dans beaucoup de pays sous développés ;
  • Enfin, sur un plan strictement théorique, la conceptualisation du régime d’accumulation comme modalité d’articulation entre les sections I et II est discutable pour une raison simple : en tant que concept constitutif de la théorie de la régulation, le régime d’accumulation reflète une dynamique économique et sociale fondée avant tout sur la valeur d’échange (ou la valeur tout court) et non pas sur la valeur d’usage214. En d’autres termes, l’étude du régime d’accumulation nécessite que l’on se situe exclusivement dans la perspective qui a pour référence la séquence A –M –A’, c'est-à-dire l’espace des valeurs d’échange. Dans la séquence ci-dessus, le détour par la production, et donc par les valeurs d’usage, revêt davantage le caractère d’une nécessité que d’une loi régissant l’accumulation.

En conclusion de ce qui précède, il nous semble que le développement ne saurait se réduire à une internalisation de la section I et qu’il est surtout nécessaire d’appréhender la crise en en recherchant l’origine ailleurs que dans la dynamique intersectorielle.

La crise du mode de régulation, caractéristique de la trajectoire économique de la décennie 2000, a une dimension macroéconomique qui s’exprime par un blocage de la transformation de l’épargne en investissement.

Notes
208.

Il y a lieu de noter ici que la théorie de la régulation est, à l’origine, une théorie de la crise. Dès le départ, elle se présente comme une alternative critique et une rupture d’avec le modèle d’Equilibre Général.

209.

Dans la typologie des crises élaborée par la théorie de la régulation (Boyer, 2004, 77), on distingue cinq formes de crises, classées par ordre croissant de gravité, au sein d’une même configuration institutionnelle. Il s’agit de : 1. La crise comme perturbation interne ; 2. La crise cyclique, expression du mode de régulation ; 3. La crise du mode de régulation ; 4. La crise du régime d’accumulation ; 5. La crise du mode de production. Dans notre travail, nous ne nous intéressons qu’aux crises, de type structurel, qui correspondent à l’horizon temporel dans lequel nous nous situons, c'est-à-dire les formes 3 et 4.

210.

Les approches se réclamant du marxisme présentent souvent la crise en liaison avec les dynamiques économiques contradictoires qui animent le centre et qui finissent par se répercuter négativement sur les dynamiques économiques et sociales à l’œuvre dans les pays de la périphérie, dont font partie les pays dits rentiers. Quand la référence est faite aux facteurs internes pour expliquer la crise, c’est souvent pour souligner la « connivence » de certaines forces internes alliées avec le capital international.

211.

La référence au fordisme n’est pas sans intérêt pour comprendre les spécificités de la crise dans les économies rentières comme celle de l’Algérie. Rappelons que, schématiquement, le fordisme se caractérise par trois mécanismes. Le premier a trait à la dynamique des gains de productivité, fondée sur l’existence de rendements d’échelle et d’effets d’apprentissage ; le second établit, de façon souvent explicite, un lien entre la formation des salaires d’un côté, et l’évolution des prix à la consommation et celle des gains de productivité, de l’autre ; le troisième mécanisme décrit comment se forme la demande une fois connue la distribution du revenu. Il suppose que la consommation des salariés est un indicateur clé pour la décision d’investissement (Boyer, 2004).

212.

Le comportement rentier, qui est tout ce qu’il y a de rationnel, est une résultante de l’environnement institutionnel. Lorsque la dynamique sociale se trouve fondée sur le comportement rentier, il s’ensuit souvent que les rapports sociaux et économiques obéissent davantage aux normes de clientélisme, d’autoritarisme politique et de soumission qu’à celles de profits liés à l’accumulation productive. Nous reviendrons sur ces aspects dans le chapitre V consacré à la question du changement institutionnel en Algérie.

213.

Voir en particulier Lanzarotti (1992), Haussman et Marquez (1986), pour n’en citer que les plus représentatifs.

214.

Cette question a déjà été évoquée dans le chapitre II, section 3. La distinction entre la section I et II est fondée sur le critère de la valeur d’usage des biens. Dans le champ de l’analyse économique des conditions sociales de la production, il nous semble que l’objet premier de l’étude est l’examen des lois qui président à la formation de la valeur d’échange. Contrairement à une idée répandue, la valeur d’usage n’est pas, dans une économie de marché, la raison pour laquelle une marchandise est produite. Elle n’est que prétexte, détour, à une activité dont la finalité est d’ordre économique.