4.4.2. Blocage de la transformation de l’épargne en investissement.

Commençons d’abord par dresser, en quelques chiffres, un état des lieux.

L’épargne nationale est essentiellement le fait du secteur des hydrocarbures. La hausse du prix du pétrole a, cela va de soi, entraîné une augmentation de l’épargne nationale ; celle-ci est constituée de l’épargne budgétaire, directement liée à la fiscalité pétrolière, et de celle de la compagnie nationale des hydrocarbures, Sonatrach, bien entendu.

Depuis 2000, le taux d’épargne nationale en proportion du PIB n’a cessé de croître. Depuis cette date, ce taux est en effet supérieur à 40 %. Comparé au taux de l’investissement, qui oscille autour de 30 % sur la même période, on mesure aisément les capacités de financement inemployées du pays215.

Tableau n° 4.2 : Evolution du taux d’épargne et du taux d’investissement (En % du PIB).
  2000 2001 2003 2004 2005 2006 2007
Epargne nationale dont
Etat
Non publique
44.1
-
-
40.2
-
-
43.2
-
-
46.2
-
-
51.8
22.6
29.2
54.9
25.6
29.2
57.2
20.0
37.2
Investissement dont
Non public
29.7
-
30.2
-
30.3
-
33.2
-
31.2
20.4
29.7
17.6
34.6
19.1
Solde
épargne-investissement

14.4

10.0

12.9

13.0

20.6

25.2

22.6

Source : ONS.

L’excédent d’épargne sur l’investissement revêt plusieurs formes : thésaurisation, épargne oisive, des dépôts auprès des banques et le Fonds de régulation des recettes.

Cette aisance financière observée au plan macroéconomique n’a cependant pas eu pour effet un allègement de la contrainte de financement au plan microéconomique. Ainsi, au niveau des entreprises, le recours au financement externe (financement bancaire et autre) n’intervient qu’à hauteur de 25 % dans l’exploitation et 30 % dans l’investissement (Benabdellah, 2008).

Par ailleurs, malgré le contexte d’excès d’épargne sur l’investissement qui caractérise le cadre macroéconomique, le ratio « crédit à l’économie / PIB » reste faible puisqu’il ne dépasse pas 25 % en moyenne, tandis que le ratio « crédit au secteur privé / PIB » ne dépasse pas 12 % en moyenne216.

Manifestement, ces quelques chiffres montrent qu’il y a difficulté à absorber productivement l’épargne. Il en résulte une situation paradoxale dans laquelle des ressources financières considérables mais oisives coexistent avec un sous-investissement dans les entreprises. Plusieurs explications sont avancées, parmi lesquelles l’inefficacité de l’intermédiation bancaire et financière.

Pour d’aucuns, en effet, le système bancaire et financier est inefficace, ce qui explique pourquoi la santé macroéconomique du pays n’arrive pas encore à produire des effets concrets sur l’économie réelle. Ainsi, pour A. Benachenhou (2009), l’excédent d’épargne sur l’investissement pose la question de savoir si l’intermédiation financière ne souffre pas fondamentalement du fait que les liquidités disponibles sont concentrées chez des acteurs ou dans les banques (Trésor, Banque Extérieure d’Algérie, CNEP) qui n’en ont pas l’usage immédiat. Pour l’auteur, seul un redéploiement substantiel de ces ressources financières est à même de faciliter l’intermédiation et mettre fin ainsi à la situation décrite précédemment. Même s’il ne précise pas comment un tel redéploiement pourrait s’opérer, il semble qu’il faille lier la question de la faiblesse de l’intermédiation au statut juridique des banques.

Publiques pour l’essentiel, les banques sont devenues, après l’Etat, le lieu où la rente est immédiatement disponible. La gestion de cette dernière par les banques semble n’obéir à aucune logique ou politique, industrielle ou autre. L’absence d’une politique active de l’Etat en matière d’investissement productif, politique qui se justifierait par le caractère public de la majorité des institutions bancaires, fait que ces dernières apparaissent, dans leur gestion des ressources financières disponibles, comme livrées à elles-mêmes.

Dans ces conditions, la faible mobilisation, à des fins d’investissement, des ressources disponibles au niveau des banques publiques est un phénomène qui s’apparente à la faible mobilisation des capacités de production, observée dans le secteur public industriel. N’étant pas configurées pour prendre des risques, les banques se contentent de s’orienter vers des marchés lucratifs et moins risqués.

Par ailleurs, on ne peut faire l’impasse sur l’importance des interférences, de tous ordres, souvent politiques, dans la gestion de l’accès à ces ressources. La proximité du pouvoir politique ou des réseaux clientélistes demeure un critère clef dans l’accès au crédit. La banque publique est, à l’instar de l’entreprise publique, traversée par les mêmes logiques politiques qui en font un instrument, une ressource de pouvoir politique. Ainsi, le secteur bancaire continue de subir de lourds handicaps, sous forme de financement contraint, sur injonction formelle du gouvernement ou sur injonction informelle émanant de certains centres de pouvoir, d’entreprises publiques structurellement déficitaires et celui d’entreprises privées ne remboursant que partiellement leur emprunts217. Quant au secteur privé ne bénéficiant pas de la protection de réseaux clientélistes, son développement est lourdement handicapé par la difficulté d’accéder au financement bancaire en raison, entre autres, des défaillances managériales des banques publiques.

Si la crise du mode de régulation s’exprime par le blocage de la transformation de l’épargne en investissement, il serait cependant naïf de réduire les causes de ce blocage à la seule inefficacité de l’intermédiation financière. En fait, le problème est beaucoup plus complexe. La théorie du « dutch disease », qui ne traite de la question de l’usage de la rente que dans le cadre (restrictif) d’une configuration institutionnelle d’ensemble particulière218, permet cependant de poser la problématique de la gestion de la rente pétrolière en termes de capacité d’absorption qui, en l’occurrence, semble manifestement limitée.

Comparativement à la situation qui a prévalu lors de la phase « volontariste » de l’expérience de développement où, en raison de l’insuffisance de l’épargne nationale, l’Etat a eu recours au financement monétaire et à l’endettement externe pour réaliser les vastes programmes d’investissements productifs, la situation actuelle est aux antipodes. Dans ce contexte d’excédents d’épargne qui caractérise l’économie algérienne depuis le début de la décennie 2000, la question se pose de savoir si la politique budgétaire de relance par la demande est de nature à favoriser l’enclenchement d’un processus d’autonomisation de la croissance par rapport au secteur des hydrocarbures. La réponse à cette question contient des éléments qui sont à rechercher dans la configuration de l’architecture des formes institutionnelles219.

En d’autres circonstances, le blocage de la transformation de l’épargne en investissement aurait nécessité, à juste titre, des politiques keynésiennes (budgétaire ou monétaire). Cependant, comme nous avons eu l’occasion de le rappeler dans le chapitre II 220, celles-ci reposent toutes sur l’existence d’une offre locale disponible et efficace, ce qui ne semble pas être le cas en Algérie où les structures de l’offre demeurent encore rigides et inefficaces221. Dans un article intitulé Keynes est mort, Benachenhou (2009) conclut que, pour l’Algérie, une politique de reprise ne peut pas être une politique de demande, mais une politique de l’offre. C’est là une conclusion que l’on retrouve logiquement dans les analyses se réclamant de la TR, et ce depuis la publication des premiers travaux consacrés à la question de la crise du régime rentier d’accumulation.

Par ailleurs, la question du blocage de la transformation de l’épargne en investissement n’est pas sans lien avec la logique qui fonde le comportement des acteurs de l’accumulation, logique qui découle grandement de l’architecture institutionnelle dont la vocation principale est de définir les contraintes et les incitations qui encadrent et régulent ces comportements.

Notes
215.

Rapporté au taux d’investissement brut, le taux d’épargne nationale représente, en 2007, plus de 160 % ! C’est dire combien l’épargne excède l’investissement.

216.

A titre de comparaison, le ratio « crédit à l’économie / PIB » atteint 80 % au Maroc et 65 % en Tunisie. Quant au ratio « crédit au secteur privé / PIB », il est en moyenne de 140 % en Chine, 100 % en Corée et 40 % dans les pays émergents de l’Europe (Benabdellah, 2008).

217.

On estime le taux de remboursement des emprunts par le secteur privé à 30 %.

218.

C’est dans ce sens que nous disons que la théorie du « dutch disease » est aux économies rentières ce que la Théorie de l’Equilibre Général est aux économies de marché constituées. Sur un plan strictement méthodologique, la comparaison nous semble tout à fait justifiée puisque, à l’instar de la TGE, la théorie du « dutch disease » n’est applicable que si l’ensemble des hypothèses sur lesquelles elle se fonde est réuni.

219.

Dans la section précédente du présent chapitre, nous avons essayé, autant que faire se peut, d’identifier quelques uns de ces éléments. L’analyse nécessite cependant un approfondissement.

220.

Voir chapitre II, section 3.

221.

Pour reprendre le diagnostic de Benachenhou (2009) à propos de l’efficacité (ou plus exactement de l’inefficacité) de l’investissement, on peut affirmer que l’efficacité de l’offre, au même titre que celle de l’investissement, est à lier à sa structure : la part relativement importante du secteur public explique pour beaucoup que l’offre soit aussi rigide et inefficace.