4.4.3. Du comportement des acteurs de l’accumulation comme facteur de blocage.

L’analyse du comportement des principaux acteurs de l’accumulation permet de montrer jusqu’à quel point ces comportements peuvent être déterminés par les arrangements institutionnels en vigueur dans le contexte considéré. Des expériences montrent par ailleurs que des arrangements institutionnels spécifiques sont nécessaires pour orienter et stimuler l’action de ces acteurs dans le sens souhaité222.

En Algérie, le comportement des principaux acteurs de l’accumulation semble s’inscrire dans la logique du mode de régulation mis en place depuis le début des années 90. Schématiquement, ce comportement est d’essence rentière : la captation de la rente semble être son mobile premier. Ce type de rationalité caractérise l’action de l’ensemble des acteurs, du secteur public au capital privé, national ou étranger.

Ainsi, dans le secteur public, la situation n’a fondamentalement pas changé. Les entreprises publiques sont restées majoritairement déstructurées et un grand nombre d’entre elles sont structurellement déficitaires. Si elles arrivent à se maintenir en activité et à financer leur cycle d’exploitation, c’est, comme par le passé, grâce au recours systématique au découvert bancaire.

Mais s’il en est ainsi, c’est parce que le mode de gestion des entreprises publiques n’a fondamentalement pas changé ; ces dernières continuent toujours de subir les injonctions politico-administratives. Les mesures à caractère juridique prises à partir de 1988 en vue de leur procurer davantage d’autonomie en matière de gestion se sont avérées vaines et purement formelles puisque les fonds de participation, transformés ultérieurement en holdings publiques, puis en sociétés de gestion des participations (SGP) de l’Etat, ne sont en réalité que des courroies de transmission des décisions des autorités publiques en charge des secteurs d’activité concernés. Ainsi, pour ne prendre que cet aspect, par le mode de désignation des responsables de l’ensemble des structures intervenant dans la gestion des portefeuilles publics (essentiellement la cooptation) ainsi par le caractère limité des prérogatives qui sont conférées à ces structures, le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital s’apparente à une gestion de carrières et de la distribution de prébendes.

La gestion des entreprises publiques n’a donc pas connu de changements notables. La description qu’en fait L. Addi dans « L’impasse du populisme », bien qu’antérieure à la période des « réformes », demeure encore étonnamment valable.

Il va sans dire qu’une telle situation ne tient que parce qu’existent des revenus pétroliers qui permettent de combler les déficits chroniques d’exploitation, expression de l’inefficacité économique de ces entreprises.

Quant au secteur privé, dont on attendait qu’il prenne les commandes de l’accumulation, ses performances sont peu convaincantes et ses résultats fragiles, et ce en dépit des changements opérés en faveur de son développement.

Ainsi, malgré la possibilité donnée, à partir de 1994, aux entreprises du secteur d’accéder aux ressources en devises, l’investissement productif privé n’a pas décollé. Sur la longue période, l’incitation à investir est contrariée par des conditions macroéconomiques défavorables dont la plus importante est sans doute le rétrécissement du marché intérieur suite à l’ouverture et la déprotection de l’économie nationale223. En somme, nous assistons durant les décennies 90 et 2000 à une évolution qui peut paraître paradoxale puisqu’elle fait coexister une libéralisation relative et une stagnation de l’investissement privé productif.

Mais s’il en est ainsi, c’est surtout, nous semble-t-il, parce que les nouveaux arrangements institutionnels mis en place durant cette période, notamment ceux se rapportant au mode d’insertion internationale (une ouverture commerciale large et précipitée, taux de change surévalué), ont conféré aux activités commerciales une profitabilité supérieure à celle que l’on retrouve dans les activités de production.

L’essor du secteur privé est donc à relativiser. Sa contribution dans l’ensemble de l’économie reste encore limitée. Le secteur, constitué à 90 % de micro entreprises224, souvent de type familial, opère essentiellement dans l’industrie manufacturière225, le transport terrestre, le BTP et les services. Selon des données récentes, la présence sectorielle des PME privées confirme la faiblesse relative du nombre de PME industrielles (voir tableau ci-dessous).

Tableau n° 4.3 : Nombre de PME privées par secteur d’activité (Au 1er semestre 2008).
Groupes de branches Nombre de PME privées Taux (%)
Services 142 222 45.94
BTP 106 865 34.52
Industries 56 111 18.12
Agriculture et pêche 3 517 1.14
Services liés aux industries 863 0.28
Total 309 678 100

Source : Bulletin d’information économique n° 13 du MPMEA.

Ainsi, à peine plus de 18 % de l’ensemble des PME privées sont de type industriel, le reste étant pour l’essentiel des entreprises de service (46 %) et de BTP (35 %). Cette structure, qui n’est pas sans rapport avec la configuration institutionnelle décrite précédemment, montre bien que l’investissement privé s’oriente vers les activités naturellement peu ouvertes à la concurrence étrangère (secteur des biens non échangeables, pour reprendre la terminologie utilisée dans la théorie du dutch disease) et où les délais de récupération sont très courts. Si donc les changements institutionnels ont permis de libérer les initiatives, c’est, pour utiliser une formule empruntée, dans le parpaing et le fourgon aménagé qu’ils ont eu l’effet d’une petite révolution plutôt que dans les activités industrielles.

En réalité, le chiffre d’affaire du secteur est, pour l’essentiel, l’œuvre d’un nombre réduit de groupes privés qui prospèrent aux alentours du pouvoir politique, dans des zones grises, et dans des conditions qui sont loin de celles qui caractérisent la libre concurrence.

En dépit de ses résultats modestes, le statut économique du secteur privé a incontestablement évolué depuis le début des années 90. Cependant, cette tendance à la privatisation de l’économie apparaît davantage comme une création ex nihilo que comme résultat de la désétatisation. De plus, selon Benissad (2009), le développement du secteur privé semble avoir été grandement soutenu par la disparition de « l’effet d’éviction » dont il était victime par le passé, notamment dans le domaine de l’accès au crédit.

Enfin, pour conclure, on ne peut ne pas évoquer le rôle du capital étranger comme acteur nouveau de l’accumulation depuis l’adoption de la politique d’ouverture aux investissements directs étrangers. Au regard des faits observés et des chiffres enregistrés, notamment durant la décennie 2000, il y a tout lieu de penser que sa présence semble davantage relever du discours politique que d’une réalité économique significative.

Très courtisé dans le discours économique des autorités politiques, l’IDE s’est révélé dans les faits décevant. En termes de chiffres, son apport est très faible. Les chiffres donnés en section 1 du chapitre III montrent combien son apport est insignifiant et marginal. Pourtant, dans le discours officiel des autorités, l’IDE est constamment présenté comme la panacée aux problèmes d’investissement226.

Un bref détour par la théorie économique permet de rappeler quelques éléments qui caractérisent le débat sur l’IDE. Dans la théorie du développement, il est en effet mentionné que l’IDE n’a pas que des avantages, comme le montrent certaines observations de son comportement. Souvent, ses interventions se limitent aux étapes finales de la production (assemblage, conditionnement), étapes sans grande valeur ajoutée, ni transfert de technologie. En outre, l’IDE déplace les centres de décision économique à l’étranger, interdit fréquemment à ses filiales de vendre hors du pays d’accueil. Enfin, et c’est là un aspect important de sa présence dans les pays à régime rentier, il a tendance à opérer des « tirages » sur les ressources en devises du pays d’accueil, se transformant parfois en véritable pompe à aspirer les liquidités internationales de ce dernier. Cependant, avec un encadrement institutionnel approprié, l’IDE peut engendrer, dans certains cas, des recettes en devises car, par la délocalisation d’activités, son but est couramment de gagner davantage ou de préserver des marges commerciales, en comprimant les coûts de production227. L’IDE peut par ailleurs stimuler la création d’emplois et contribuer à l’intégration de l’économie. Il est source d’apprentissage technique et peut véhiculer une balance-devises positive.

Qu’en est-il en Algérie ?

Outre son apport faible qui s’apparente à une défection, le capital étranger en Algérie s’inscrit, quand il se déploie, dans une logique manifestement extractive, dans le double sens du terme. En effet, sa présence se cantonne surtout dans les hydrocarbures, les télécommunications, les travaux publics et le bâtiment. Les investissements industriels (hors secteur minier) sont modestes, pour ne pas dire insignifiants. La conséquence en est que les revenus versés au reste du monde, essentiellement constitués au départ des bénéfices exportés par les entreprises pétrolières étrangères, n’ont cessé de croître pour atteindre des niveaux considérables, niveaux qui se trouvent manifestement en disproportion comparativement aux montants investis. Ces dernières années, les transferts au titre des bénéfices expatriés ont tendance à représenter une ponction non négligeable sur les réserves nationales en devises228.

Nous devons enfin souligner que s’il en est ainsi, c’est sans doute parce que l’IDE en Algérie n’est pas soumis à des priorités nationales. L’absence de régulation étatique tant au niveau des orientations sectorielles des investissements qu’au niveau du régime des participations dans la propriété expliquent sans doute la prédominance du caractère essentiellement « extractif » des IDE229.

Quand à la  défection  du capital étranger industriel en dépit de ce que A. Benachenhou (2009) qualifie « d’attractivité potentielle  de l’économie », il nous semble qu’il faille en rechercher les raisons moins dans la nouvelle configuration du rapport salarial que dans celle du mode d’insertion internationale de l’économie algérienne : la volonté d’attirer les capitaux étrangers par l’instauration d’un rapport salarial de type « taylorisme primitif » semble contrariée par l’ouverture extrême des frontières économiques par le démantèlement tarifaire et le désarmement douanier. Cela rappelle la vieille contradiction connue dans la théorie économique entre la libre circulation internationale des marchandises et celle des capitaux, puisque l’une et l’autre tendent, en cherchant à égaliser les conditions de production à l’échelle internationale, à s’exclure mutuellement230.

Notes
222.

Voir dernière section du chapitre I.

223.

Sans doute, les mesures prises en faveur du secteur privé durant les années 90 ont buté sur les effets de la dévaluation qui a entraîné des pertes de change, et les conséquences du programme de stabilisation sur la demande intérieure. Mais nous pensons qu’il ne s’agit là que de facteurs conjoncturels.

224.

Selon les statistiques disponibles, le nombre d’entreprises du secteur privé est passé de 12 000 en 1994 à 200 000 (dont plus de 25000 PME) en 2003, auxquelles s’ajoutent quelques 700 000 artisans et 1000 coopératives artisanales (Saadi, 2005).

225.

Il s’agit essentiellement de l’agroalimentaire.

226.

Depuis fin 2008 et dans le sillage de la crise financière internationale, on note un changement de ton dans le discours officiel sur les IDE, changement qui ne tardera pas à se traduire par des remises en cause brutales de certaines dispositions liées aux conditions d’accueil des IDE.

227.

Ainsi, en Chine, les IDE sont à l’origine de 60 % des exportations du pays, essentiellement des produits manufacturés.

228.

C’est sans doute cet aspect qui pousse des auteurs régulationnistes comme M. Lanzarotti à émettre des doutes sur l’aptitude des IDE à susciter un développement économique durable. Se basant sur son étude de l’expérience coréenne, ce dernier écrit : « Il est en effet peu probable que l’IDE puisse, en tant que moyen privilégié d’approvisionnement en bien d’équipement [Rappelons que pour cet auteur, le régime d’accumulation se conçoit en termes de modalité d’articulation entre les sections I et II. Ndl], soutenir l’accumulation durablement. Les dettes se payent, l’investissement direct se rémunère » (Lanzarotti, 1992, 184).

229.

Ce n’est que dernièrement, et certainement en raison de la tournure prise par la question des transferts des bénéfices, que les autorités politiques du pays ont commencé à prendre conscience de la nécessité d’articuler la politique en matière d’IDE aux priorités nationales. Parmi les nouveaux critères édictés pour l’accueil de l’IDE, il y a la nécessité pour le projet envisagé de présenter, pour toute sa durée de vie, un bilan devises positif.

230.

En réalité, ce qui est vrai du capital étranger l’est aussi du capital privé national. L’échec de la privatisation relève fondamentalement de la même contradiction entre politique de libre-échange et IDE.