5.1.1. Les approches utilitaristes-fonctionnalistes.

Les approches fonctionnalistes des institutions, qui privilégient le niveau microéconomique, sont en général fondées sur l’idée de règles de comportements. Les institutions sont définies comme des régularités comportementales associées à un ensemble de règles et de lois. Les institutions sont perçues comme des contraintes, mais aussi comme des ressources utilisées par les agents dans le déploiement de leurs stratégies. « Les institutions sont les contraintes que les êtres humains imposent à leur propres relations. Ces contraintes (…) définissent l’ensemble des opportunités existant dans l’économie » (North, 2005, 87)  Les institutions sont des contraintes établies par les hommes, qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles (comme les règles, lois, les constitutions), de contraintes informelles (comme les normes de comportement, des conventions, des codes de conduite auto imposées) et des caractéristiques de leur applications  (North, 2005, 72).

Dans cette perspective, les institutions, considérées comme des biens publics, permettent de gérer les externalités générées par le fonctionnement normal d’une économie. Elles permettent de collecter la connaissance et l’information, rendant compatibles les actions et les anticipations des agents.

Comment les institutions changent-elles ? A cette question, D. North apporte une réponse qui, pour être la plus en vue dans la littérature économique, mérite que l’on s’y attarde un peu.

Pour D. North, la clé du changement institutionnel, défini comme le changement structurel que les humains imposent à leurs propres relations dans l’intention de produire certains résultats, réside dans « l’interaction permanente entre les institutions et les organisations dans la répartition économique de la pénurie, donc de la concurrence »234 (North, 2005, 86). Celle-ci oblige les organisations à investir continuellement dans les compétences et les connaissances pour survivre. Les types de compétences et des connaissances acquises par les individus et les organisations orienteront les choix qui altéreront graduellement les institutions. Si la concurrence est « muselée », les organisations se sentiront peu incitées à investir dans de nouvelles connaissances et par conséquent ne seront pas à même de provoquer un changement institutionnel rapide.

Par ailleurs, le cadre institutionnel apporte, de son côté, les incitations qui dictent les types de compétences et de connaissances perçues comme à même de garantir le rendement maximum. Ainsi, la matrice institutionnelle définit « l’ensemble des opportunités, que les rendements les plus élevés y soient dus à une redistribution de revenus ou à l’activité productive » (North, 2005, 88).  Le cadre institutionnel comprend les institutions qui promeuvent les activités qui accroissent la productivité et les institutions qui créent des barrières à l’entrée, encouragent les restrictions monopolistes et empêchent la transmission à faible coût de l’information  (North, 1990). Dans les faits, toute économie offre un panachage d’incitations pour ces deux types d’activités, et la question est alors de savoir lequel des deux l’emporte dans des contextes différents. Ainsi, il apparaît que les organisations créées dans une économie reflètent grandement la structure des rendements obtenus235.

Enfin, la viabilité, la profitabilité et naturellement la survie des organisations d’une société dépendent ordinairement de la matrice institutionnelle existante. La conséquence en est que le changement institutionnel ne peut être qu’incrémental et dépendant du sentier236.

Par rapport à l’hypothèse de la sélection des institutions en fonction de leur efficacité, hypothèse sur laquelle le modèle utilitariste-fonctionnaliste était, à l’origine, fondé237, l’approche de D. North a notablement marqué ses distances238. Pour D. North, les institutions n’ont pas nécessairement vocation d’être socialement efficaces ; elles sont souvent créées – tout au moins les règles formelles –afin de servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir de négociation pour créer de nouvelles règles  (North, 1994).

L’auteur distingue par ailleurs l’efficacité « allocative » considérée dans la tradition néoclassique avec les conditions de l’optimum de Pareto, de l’efficacité « adaptative ». Cette dernière s’applique aux règles qui conditionnent l’évolution d’une économie dans le temps, dans une perspective macro-historique : « La clé de la croissance à long terme réside dans l’efficacité adaptative plutôt qu’allocative. Les systèmes politiques/économiques qui ont rencontré le succès ont développé des structures institutionnelles flexibles qui peuvent survivre aux chocs et aux changements… » (North, 1994).

De ce qui précède, l’auteur conclut que « le modèle économique idéal comprend un ensemble d’institutions économiques qui procurent aux individus et aux organisations les incitations qui les orientent vers les activités productives » (North, 2005, 202).

On retrouve là les termes du débat qui nous intéresse, bien que la formulation pèche par son caractère général. Pour D. North, il y a lieu de souligner que les institutions parues dans les économies occidentales ne sont pas nécessairement applicables aux pays en voie de développement. « La clé,note t-il, est dans la structure incitative qui est créée, non dans l’imitation servile des institutions occidentales » (North, 2005, 204), et de citer, en guise d’illustration de son affirmation, l’exemple chinois.

A contrario du modèle idéal, les économies qui fonctionnent mal possèdent une matrice institutionnelle239 non incitative envers les activités qui améliorent la productivité240. L’explication est double. D’abord, la persistance du « clientélisme » maintient la rigidité des structures institutionnelles et aboutit en général à un mauvais fonctionnement des marchés économiques et politiques, marqué par la corruption, les monopoles, les dépenses ciblées… ; ensuite, leur structure institutionnelle existante engendre des organisations qui ont intérêt à ce que cette structure perdure.

La prise en compte de la dimension politique de la question du changement institutionnel s’avère, à ce stade, nécessaire. En effet, la matrice institutionnelle ne se réduit pas seulement aux institutions économiques, mais elle inclut les institutions politiques et juridiques. L’ensemble du réseau des règles formelles et informelles interdépendantes, propre à chaque économie, conditionne l’évolution de celle-ci et ses performances en termes de croissance à long terme. Le rôle du politique est décisif, ne serait-ce que parce que c’est au niveau du système politique que les règles formelles du jeu économique sont établies et leur application contrôlée. Pour D. North et l’ensemble du courant néo-institutionnaliste, certaines règles revêtent un statut plus important que d’autres. Il en est ainsi des droits de propriété qui définissent l’usage, les droits au revenu et l’aliénabilité des actifs. Ainsi, écrit-il, on obtient des institutions efficaces par un système politique qui incorpore des incitations à créer et à faire respecter des droits de propriété efficaces241.

Pour que le changement institutionnel ait lieu, en particulier lorsque la multitude d’obstacles qui s’y dressent habituellement ne peut être levée par la négociation, le compromis ou la coopération, le recours à l’intervention du politique est souvent nécessaire242.

Cependant, le rôle des institutions politiques est difficile à évaluer. La raison en est que le marché politique n’a, de toute évidence, pas le même fonctionnement que le marché économique243 et que, en dépit du fait que l’on sait beaucoup de choses sur les régimes politiques, l’on n’est toujours pas en mesure d’optimiser ces derniers.

Pour D. North, le dilemme qui se pose est simple : de par la nature du processus politique, le gouvernement (ou le pouvoir politique), qui n’est pas un intervenant désintéressé, peut être amené à adopter un comportement opportuniste pour maximiser les revenus de ceux qui ont leur mot à dire dans son processus de décision. La question est alors de savoir dans quelle situation le pouvoir politique mettrait au point et ferait appliquer une série de règles du jeu qui encouragent l’activité productive.

Cette question est d’autant plus opportune que les marchés politiques sont intrinsèquement moins efficients que les marchés économiques dans le sens où les institutions formelles et informelles ne représentent qu’imparfaitement la structure incitative implicite (North, 2005, 98)244. En raison de ce décalage, le cadre institutionnel construit pour produire des choix politiques finit par s’ériger en source centrale et permanente de divergence entre intentions et résultats245.

Quelles conclusions peut-on tirer en matière de pratique et de conduite du changement institutionnel ? Pour D. North, l’apparition d’une théorie générale du changement institutionnel –une théorie utile –est improbable. C’est pourquoi il y a nécessité d’une approche plus limitée mais maîtrisable à l’égard du changement dynamique, une approche dont les composantes élémentaires se présenteraient comme suit :

  • Les changements de l’environnement humain reflèteront d’une manière générale les changements des institutions. Ils découleront des croyances sous-jacentes de ceux parmi les entrepreneurs-organisations qui sont en position de mettre en œuvre des altérations de l’environnement institutionnel ;
  • Les changements initiés peuvent altérer les coûts d’opportunité perçus des organisations substitutives ou complémentaires. Il faudrait donc connaître en détail la matrice institutionnelle et ses interdépendances, ainsi que les nouveaux coûts d’opportunité des organisations affectées. Si par exemple un changement législatif risque de nuire à la viabilité d’un syndicat, il faudrait savoir de quel « poids » politique dispose celui-ci pour tenter de bloquer, prévenir ou repousser ce changement. La connaissance de la structure du régime politique est essentielle pour pouvoir prévoir le résultat d’une réforme ;
  • Il y a enfin nécessité d’une connaissance beaucoup plus poussée que ce n’est aujourd’hui le cas de la structure institutionnelle de l’économie pour percevoir la matrice institutionnelle existante et ses interconnexions. Seule une telle connaissance approfondie permet de percevoir les altérations des coûts d’opportunité des organisations affectées, l’objectif étant la prise en compte de ces informations dans l’élaboration des politiques.

Ces quelques éléments sont certes très insuffisants pour gérer correctement un changement institutionnel, mais leur prise en considération est de nature à favoriser une meilleure prise de conscience des questions à traiter.

Enfin, un dernier aspect mérite d’être évoqué. Il s’agit du changement institutionnel entrepris par transfert de règles formelles. Très souvent, le transfert ou l’imitation des institutions formelles d’un pays à l’autre n’aboutissent pas aux résultats escomptés. S’il en est souvent ainsi, c’est vraisemblablement à cause des normes informelles qui, elles, ne sont pas soumises aux mêmes temporalités de changement que celles des institutions formelles : s’il est, en effet, relativement facile de changer rapidement ces dernières, les institutions informelles ne se modifient que très lentement. Il en découle, et les exemples historiques allant dans ce sens sont nombreux, que le transfert des règles politiques et économiques formelles d’économie de marché ayant réussi à des économies sous développées ne constitue pas une condition suffisante pour l’amélioration des performances économiques.

Comme l’indique d’emblée le titre de la présente section, la principale limite de l’approche de D. North, et plus généralement, de l’ensemble du courant de la NEI, tient à son interprétation fondamentalement utilitariste-fonctionnaliste des institutions et à son hypothèse d’une évolution continue, sans crise majeure ni blocage, de ces dernières. L’exposé de la démarche préconisée par la TR pour l’analyse du changement institutionnel nous fournira l’occasion de revenir sur les critiques habituellement adressées au courant de la NEI.

Notes
234.

Il convient de noter que dans l’économie institutionnelle, une distinction conceptuelle est établie entre institutions et organisations. Ainsi, si les institutions sont les règles du jeu, les organisations sont les joueurs. Les organisations sont des groupes d’individus liés entre eux par certains objectifs communs. On distingue les organisations économiques (entreprises, syndicats, coopératives…), les organisations politiques (partis, Agences de régulation, assemblées législatives…) et les organisations sociales (communautés religieuses, clubs, …).

235.

Dans le contexte actuel de l’économie algérienne, cette affirmation n’est pas sans nous faire penser à la prolifération des petites entreprises dans le domaine du bâtiment et des travaux publics.

236.

Précisons que pour D. North, le changement est nécessairement incrémental car un changement de grande ampleur susciterait trop d’hostilité parmi les organisations existantes, qu’il pénaliserait et qui s’y opposeraient donc farouchement. Il est dépendant du sentier car l’orientation du changement institutionnel incrémental sera à peu prés cohérente avec la matrice institutionnelle existante et sera gouvernée par le type de connaissances et de compétences dans lesquels les entrepreneurs et les membres des organisations ont investi (North, 2005, 90).

237.

Dans sa version originelle, le modèle utilitariste-fonctionnaliste propose en effet une analyse du changement institutionnel dans laquelle la recherche de l’efficacité constitue un motif essentiel, pour ne pas dire exclusif, de l’action collective et par conséquent de l’adaptation des institutions.

238.

Le rejet de l’hypothèse de la rationalité parétienne intrinsèque aux institutions est sans doute l’un des aspects qui confèrent à l’analyse de D. North un statut particulier dans le courant néo-institutionnaliste.

239.

Chez D. North, la notion de matrice institutionnelle désigne les institutions en tant qu’elles forment un ensemble historique hérité, dans un pays et à une époque donnée. La matrice institutionnelle conditionne les incitations des organisations et des individus et influence, en dernière analyse, les « performances » de l’économie nationale considérée.

240.

Il y a lieu de rappeler que cette idée, qui établit un lien direct entre formes institutionnelles et performances macroéconomiques de moyen/long terme, est commune à plusieurs institutionnalismes contemporains.

241.

Il va sans dire qu’il s’agit ici davantage d’efficacité allocative que d’efficacité adaptative.

242.

Par ailleurs, l’intervention du pouvoir politique, souvent économiquement et socialement coûteuse à court terme, peut s’avérer nécessaire ou du moins bénéfique à long terme (Dockès, 1999, 59).

243.

D’où la difficulté de la modélisation du processus politique. Pour ne retenir que les hypothèses de comportement, celles-ci sont manifestement plus compliquées dans les modèles politiques puisqu’elles reflètent des normes morales et éthiques et des réactions comportementales qui peuvent sembler « non rationnelles ». Pour D. North, si les décisions politiques font appel à la cognition de manière plus compliquée, c’est à cause de la nature de la conscience et de l’intentionnalité (North, 2005, 82). Le postulat de rationalité, que les économistes invoquent utilement pour un certain nombre de questions de micro théorie, ne suffit donc pas pour traiter les questions centrales que pose l’analyse du changement institutionnel à l’échelle d’une société.

244.

D’où la conclusion selon laquelle la clé de l’amélioration de l’ordre politique est d’amener les acteurs à s’engager de manière crédible. C’est sans doute en raison de l’impossibilité de dire comment s’y prendre concrètement pour conférer de la crédibilité à l’engagement des acteurs que l’auteur concède qu’il s’agit là d’une clé fragile.

245.

On retrouve là une idée largement partagée au sein de la NEI, idée selon laquelle les institutions doivent être expliquées en termes d’intentionnalité des humains.