5.1.2. L’approche de la Régulation.

Les fondateurs de l’Ecole de la Régulation ont coutume d’affirmer que la question du changement institutionnel est fondatrice du programme de recherche régulationniste (Boyer, 2004). La théorie de la régulation est souvent présentée comme une théorie de la dynamique des institutions. C’est dire l’importance du statut conféré à cette question dans les recherches théoriques et empiriques se réclamant de la Régulation. Mais, à la différence des autres approches institutionnalistes, la TR se fixe comme thème central l’analyse de la logique qui préside à l’émergence, dans un contexte historique donné, des formes institutionnelles246. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de se demander comment une configuration institutionnelle agit, mais aussi pourquoi elle existe (Lanzarotti, 1992, 177).

A l’adresse des autres approches ayant traité de la question du changement institutionnel, la TR développe un certain nombre de reproches qui, de façon générale, tournent autour de la conception utilitariste et fonctionnaliste du rôle conféré aux institutions. Ainsi, pour schématiser à l’extrême, à l’approche néoclassique, il est reproché l’extension de la notion d’équilibre à un ajustement continu des institutions ; à la théorie des coûts de transaction, l’introduction de frictions, par rapport à un processus censé en principe être gouverné par l’efficacité ; aux approches évolutionnistes, leur tendance à s’intéresser davantage aux technologies qu’aux institutions  et à la NEI, son insistance sur la dépendance de sentier247.

Mais, par-delà ces reproches plus ou moins fondés, l’approche de la régulation se présente comme un ensemble d’énoncés, ou de faits stylisés, qui décrit les principes de base du changement institutionnel. A défaut de pouvoir, en quelques pages, en faire une revue exhaustive, nous nous contenterons d’en dresser les grandes lignes.

Quels sont donc les principes de base du changement institutionnel selon la TR ? Plusieurs éléments peuvent être avancés en guise de réponse à la question.

En premier lieu, il convient de noter que pour la TR, la question essentielle n’est pas l’efficacité ou l’optimalité des institutions mais la viabilité d’une architecture institutionnelle qu’exprime le mode de régulation. Dit autrement, les institutions économiques ne semblent pas avoir pour propriété générale d’être sélectionnées à partir d’un critère d’efficacité248.

Ainsi, à la différence des thèses qui considèrent que la sélection des institutions est gouvernée par un principe d’efficacité, la TR considère que les formes institutionnelles sont le résultat de compromis, institutionnalisés ou pas, qui se développent à partir de conflits de répartition de la richesse, monétaire et symbolique, entre groupes et classes sociales. Les formes institutionnelles établissent donc des règles à partir desquelles sont répartis des droits de tirage sur la production de l’ensemble des richesses produites. Les contradictions, conflits et déséquilibres sont toujours présents et finissent par se manifester à travers des crises au cours desquelles l’acceptation et la viabilité des compromis antérieurs sont remis en cause (Aglietta, 1976). Les formes institutionnelles sont les produits du conflit social et, en même temps, elles en normalisent, pour un temps, les termes. Cette dimension conflictuelle confère à l’institution un caractère ambivalent : elle est d’une part, le produit d’interactions sociales conflictuelles, et d’autre part, elle en est l’aboutissement tout en étant non intentionnelle par rapport au processus de sa création.

Autre élément à relever : la TR insiste sur le fait que l’action créatrice d’institutions est collective, et donc essentiellement politique. Les formes institutionnelles émergent des conflits sociaux et doivent, le plus souvent, passer par la sphère du politique et la reconnaissance par le droit. De cette considération découle le rejet par la Régulation de l’économisme qui caractérise nombre d’approches institutionnalistes contemporaines.

De la même manière, la TR s’inscrit en faux contre le déterminisme technologique qui serait à l’origine de l’évolution des formes institutionnelles249. Pour R. Boyer (2003), les analyses empiriques mettent en évidence la pluralité des configurations institutionnelles permettant de relever les perspectives de croissance de la productivité totale des facteurs.

Outre la dimension conflictuelle, et donc politique, du changement institutionnel, la TR relève une dimension culturelle : en effet, si les formes institutionnelles agissent sur le comportement des agents à travers les lois, règlements, … elles agissent aussi à travers le système de valeurs propres à une communauté250. Dans ces conditions, la culture doit être intégrée comme un mode opératoire des formes institutionnelles. Elle rend nécessaires, ou inutiles, les lois et les compromis négociés et, dans la première éventualité, contribue à leur donner une forme particulière (Lanzarotti, 1992, 176). Bien qu’elle n’évolue que lentement dans le temps251, la culture est un facteur explicatif non négligeable de l’avènement des régimes d’accumulation.

Par ailleurs, la TR identifie, pour décrire le changement institutionnel, trois mécanismes fondamentaux : la conversion, la sédimentation et la recombinaison252. Chacun de ces mécanismes opère à un niveau différent, ce qui fait que leurs actions respectives peuvent se conjuguer, renforçant ainsi leurs effets de transformation.

Mais, par-delà cette identification, il convient de ne pas confondre mécanismes de changement avec facteurs ou sources de changement. Dans l’analyse du changement institutionnel, la TR distingue trois facteurs d’évolution. Outre l’endométabolisme, c'est-à-dire la transformation d’un mode de développement sous l’impact de sa propre dynamique interne253, et le principe de complémentarité institutionnelle qui définit le degré de couplage des institutions et qui constitue une hypothèse souvent considérée pour appréhender la cohérence d’une configuration institutionnelle et les facteurs qui gouvernent son évolution254, la TR met en avant le rôle prépondérant du politique. C’est sur ce dernier facteur qu’il nous semble opportun de nous attarder.

Le rôle instituant du politique se manifeste de différentes manières. Cela découle de l’existence d’une dialectique complexe entre sphère économique et champ politique, dialectique dont les contours sont difficiles à cerner de façon objective et exhaustive, ne serait-ce qu’en raison de la différence de natures entre les rationalités à l’œuvre dans chacun des champs255. Néanmoins, il est possible d’avancer quelques éléments caractéristiques de l’analyse développée dans le cadre de la TR.

Le premier élément a trait au fait que les formes institutionnelles font intervenir, dans la quasi-totalité des cas, des décisions politiques, et donc l’Etat. « C’est dans l’Etat exclusivement, écrit M. Aglietta dans son œuvre fondatrice du courant de la Régulation, que peut s’établir une cohésion des formes structurelles, sans cesse mise en cause et sans cesse reproduite par le compromis fluctuant de la politique économique » (Aglietta, 1976). L’omniprésence de l’Etat peut se lire, comme le font remarquer J. Marques-Pereira et B. Theret (2000), dans le fait que les formes institutionnelles, en particulier les formes canoniques de la régulation, intègrent des déterminations immédiates d’ordre politique. Ces auteurs vont encore plus loin puisqu’ils soutiennent qu’il convient de prendre acte de la logique propre du politique comme agent du développement économique plutôt que de déduire l’Etat de l’économie 256.

Un second élément porte sur l’éventualité qu’une évolution des rapports de pouvoir puisse induire un autre facteur d’évolution, à savoir le basculement d’une hiérarchie institutionnelle à une autre. L’expérience montre en effet que, quel que soit la forme exacte du régime d’accumulation, il n’est pas d’exemple de crise structurelle qui ait été surmontée sans recours au politique comme instituant de nouvelles règles du jeu. Les interventions publiques se sont très souvent révélées cruciales pour surmonter l’impasse dans laquelle s’enferment les stratégies individuelles. Les crises structurelles engendrent des luttes pour la définition ou la redéfinition des règles du jeu ; ces luttes, qui impliquent la sphère du politique, débouchent le plus souvent sur des compromis institutionnalisés fondateurs à partir desquels des stratégies renouvelées seront expérimentées (Boyer, 2004b). L’Etat est donc un vecteur des compromis institutionnalisés, et pas seulement un agent du capital (Boyer, 2004). Pour la TR, cependant, seule l’expérience peut trancher quant à la viabilité de la hiérarchie institutionnelle qui est implicite ou explicite à ces compromis institutionnalisés fondateurs. Enfin, la remise en cause de la hiérarchie institutionnelle peut déboucher sur une autre forme de crise structurelle, impliquant à nouveau la sphère politique.

Un dernier élément mérite d’être pris en compte lorsque l’on envisage les facteurs de changement qui naissent dans le champ politique : il s’agit du facteur symbolique. En effet, les institutions constituent des instruments de médiation politique qui permettent de stabiliser les rapports socio-économiques à un moment donné, compte tenu des contraintes technico économiques présentes, mais aussi des représentations des différents groupes sociaux en présence. Le rôle du symbolique est fondamental dans la dynamique des institutions puisqu’il est à la base de la représentation des acteurs et de la puissance relative des groupes sociaux, dont l’un des objectifs est de produire le discours à des fins de légitimation. Car la dimension symbolique du changement institutionnel soulève, entre autres questions, celle, primordiale, de la légitimité du régime d’accumulation que le pouvoir politique tente de maintenir ou de mettre en place. Tout projet politique doit, à cet effet, jouir d’un minimum de légitimité auprès des salariés appelés à supporter l’essentiel de l’effort que nécessite l’accumulation. En conclusion, plus forte est la légitimité, moindre sera la coercition et plus grandes seront les chances de succès du projet (Lanzarotti, 1992, 252) ; Cependant, il convient de noter que le processus d’adaptation des formes institutionnelles aux impératifs de la reproduction économique et de la légitimité politique n’a rien d’automatique257.

On ne peut conclure ce bref détour sans dire un mot sur l’enjeu du changement institutionnel. Pour reprendre une formule célèbre, celui-ci n’est pas une soirée de gala : le changement institutionnel implique une modification dans la répartition de la richesse et du pouvoir. « Le changement institutionnel se fait au détriment de certaines parties, individus ou groupes, qui sont conscients de subir une perte nette et d’avoir perdu ce que d’autres ont gagné, qui voient leur dépendance se renforcer, parfois de façon cumulative » (Dockès, 1999, 57).

En conclusion, on note une diversité des mécanismes et des facteurs qui gouvernent l’évolution institutionnelle. Il convient aussi de souligner que c’est en étudiant des situations concrètes que l’on peut examiner la pertinence des facteurs pris en considération. C’est ce que nous nous efforcerons de vérifier en examinant les fondements et les caractéristiques du changement institutionnel en Algérie, à l’œuvre depuis maintenant deux décennies.

Notes
246.

Par extension de leur objet qui, à l’origine, portait essentiellement sur le régime fordiste, les analyses régulationnistes se sont souvent intéressées aux facteurs ayant favorisé l’émergence de configurations tout à fait particulières, ayant soutenu des régimes d’accumulation spécifiques, au point d’en assurer la stabilité.

247.

Ce sont là les éléments les plus évoqués dans la littérature produite par le courant de la régulation lorsqu’il s’est agi, pour celui-ci, de fournir des éléments sur la base desquels il construit son « identité ».

248.

Sur ce point, la TR converge avec la NEI, tout au moins avec la version que met en avant D. North (1990).

249.

L’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC) semble avoir crée un terrain fertile au développement du déterminisme technologique comme thèse centrale dans la littérature consacrée au changement institutionnel.

250.

Par système de valeurs, il faut entendre la force qui œuvre dans le sens d’une certaine uniformisation des comportements, en l’absence même de lois ou de conventions privées (Boyer, 2002, 371).

251.

Dans des horizons temporels raisonnablement longs, on peut en effet considérer la culture comme une donnée, un invariant. Mais un invariant qui s’exprime, d’une manière ou d’une autre, dans une configuration institutionnelle particulière. Il n’est, dès lors, pas étonnant que l’on assiste, ces derniers temps, à des rapprochements, de plus en plus assumés, de la TR avec la théorie de l’habitus de P. Bourdieu (Boyer, 1998). La méthodologie de l’habitus et du capital social n’est pas sans apport aux questionnements sur la capacité de l’analyse théorique à rendre compte des jeux complexes de la société moderne, marquée par la forte présence de l’Etat, puissance publique cherchant à garantir la paix civile constamment menacée par les logiques conflictuelles du marché.

252.

La conversion définit un processus de réorganisation interne à chaque institution, le processus dynamique consistant en l’apprentissage et l’expérimentation des individus impliqués dans l’institution. Quant à la sédimentation, elle concerne la création d’une nouvelle institution en parallèle avec l’ancienne au sein du même champ. Enfin, la recombinaison porte sur la redéfinition des liens entre institutions au sein d’une configuration ou d’un système complet. Dans ce dernier cas, le processus échappe très largement aux acteurs individuels et collectifs, si ce n’est à travers leurs stratégies pour mobiliser ou orienter les interventions de l’Etat (Boyer, 2004).

253.

Il convient de noter que l’endométabolisme, qui se déduit de l’héritage marxien de la TR et qui peut aussi se définir comme la transformation endogène des formes institutionnelles qui encadrent l’accumulation, se révèle surtout lors d’études historiques de longue période.

254.

Schématiquement, le principe de complémentarité se manifeste lorsqu’un changement local finit par induire une série de transformations à une échelle globale, entraînant une modification de l’architecture institutionnelle elle-même.

255.

Ainsi, au niveau le plus abstrait, la sphère économique tend à l’accumulation de la richesse tandis que la sphère politique se concentre sur l’accumulation de pouvoir (Theret, 1992). Mais en pratique, l’Etat est amené à prélever des ressources sur l’économie et, à contrario, il peut plus ou moins favoriser l’émergence et la mise en œuvre des institutions nécessaires à l’accumulation. La viabilité de l’interaction entre le politique et l’économique ne peut cependant être constatée qu’ex post.

256.

Cet aspect a déjà fait l’objet précédemment d’un développement lorsqu’il s’est agi de mettre en avant l’apport de la TR à l’analyse des régimes d’accumulation dans les PVD. Voir chapitre I, section 2.

257.

C’est ce qui fait dire à R. Boyer que dans l’analyse du changement institutionnel, le changement est au moins aussi important que l’invariance et que l’un et l’autre doivent être analysés simultanément (Boyer, 2001).