5.2.1. Retour sur le blocage institutionnel.

La question à laquelle il convient de répondre, et à laquelle nous consacrons l’essentiel de cet ultime chapitre de l’étude, est de savoir pourquoi en Algérie, en dépit des effets conjugués et récurrents des chocs et contre chocs pétroliers et des mutations qui sont à l’œuvre à l’échelle de l’économie mondiale, les formes institutionnelles du régime rentier d’accumulation restent fondamentalement les mêmes, dans le sens où leurs configurations concrètes respectives ne sont pas de nature à permettre l’émergence d’une dynamique productive indépendante de la rente? Pourquoi ne laissent-elles pas place à une nouvelle configuration institutionnelle ? Autrement dit, pourquoi les nouvelles configurations des formes institutionnelles, appelées à favoriser l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation, ne parviennent-elles pas à émerger alors que les anciennes ont montré leurs limites ? Pourquoi la transition institutionnelle, qui devrait conduire à une sortie du régime rentier, semble-t-elle bloquée259 ?

Des questions qui précèdent, il s’en suit que c’est, en fait, la question de l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation qui demande à être étudiée car, après la caractérisation du régime rentier d’accumulation dans ses deux configurations successives (« volontariste » dans les années 70 et 80, puis « libérale » à partir des années 90), il s’agit de rechercher quelle configuration architecturale d’ensemble, assumée par les formes institutionnelles, pourrait favoriser (ou non) l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation dont, il est vrai, on ne connaît pas à priori la forme et la nature exactes, mais dont on sait néanmoins qu’il doit reposer sur la réhabilitation et le développement des activités productives.

Tels nous semblent être les termes dans lesquels devrait être formulée la problématique du changement institutionnel en Algérie. Le blocage institutionnel apparaît en l’occurrence comme l’obstacle principal à l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation.

Cependant, si les analyses régulationnistes qui se sont intéressées à la question du changement institutionnel dans les pays à régime rentier d’accumulation260ont toutes souligné l’incapacité des formes institutionnelles adaptées au régime rentier à répondre aux changements requis, elles relèvent aussi que, au-delà de la sphère politique qui, très souvent, n’est pas étrangère à ce blocage261, c’est la dépendance de ces formes institutionnelles par rapport au circuit de la rente qui interdit, ou rend difficile, la transformation du régime économique interne. A défaut d’une volonté politique qui soit à même d’agir en vue de rompre le cordon ombilical qui lie les formes institutionnelles au circuit de la rente, l’évolution du régime économique dans le sens d’une réhabilitation des activités productives simultanément à un épuisement progressif des incitations aux comportements de recherche de rentes demeurera problématique.

Dans le chapitre III de la présente étude, nous avons essayé de mettre en relief cette dépendance en insistant à chaque fois, dans la description qui y est faite des nouvelles configurations institutionnelles, sur l’impact de la disponibilité d’une rente externe sur la formation (émergence et évolution) de chacune des configurations. Schématiquement, cette dépendance se lit en particulier dans des configurations institutionnelles spécifiques : surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d’un rapport salarial de type clientéliste, notamment dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s’inscrivant davantage dans une logique « politique » de redistribution que dans une logique économique de soutien à l’accumulation… etc.

Cette configuration des formes institutionnelles est à l’origine de l’instauration d’un système de captage des rentes. Est-ce à dire pour autant que l’économie de rent seeking 262 est organiquement liée au régime rentier ? Répondre à la question par l’affirmative, c’est admettre que tout régime rentier secrète nécessairement les comportements de recherche de rente et qu’inversement, ce type de comportements n’apparaît que là où il y a un régime rentier. Cette hypothèse peut séduire. D’abord parce qu’elle implique, entre autres, que c’est le régime rentier lui-même qui engendrerait en dernière analyse les facteurs de sa propre crise. Mais en conférant à la crise du régime rentier un caractère endogène, cette hypothèse consacre, du même coup, le caractère fataliste de la malédiction du pétrole.

L’autre hypothèse –celle qui nous semble plus juste, et donc la nôtre –est de voir dans la prédominance des comportements de captage de rente une excroissance du régime rentier (Peguin et Talha, 2002), ce qui signifie que le phénomène peut se développer dans le cadre de tout autre régime d’accumulation en vigueur dans les pays à économie de marché, pour peu qu’il y ait par exemple administration des prix et/ou des quantités au lieu et place d’une régulation par le marché. Dans cette hypothèse, on rejoint ce qui est développé tout au long de ce travail, à savoir que c’est le mode de régulation qui serait à l’origine de la prédominance de la logique rentière dans le comportement des acteurs et des agents économiques, cette logique pouvant contaminer à son tour le fonctionnement d’ensemble de l’économie et provoquer, à plus ou moins longue échéance, sa crise.

En termes de modalités pratiques de transition institutionnelle, cette seconde hypothèse implique qu’il faut –et il suffit de, serions-nous tentés d’ajouter –réformer la configuration de l’architecture institutionnelle d’ensemble263 pour supprimer les sources de captation de rentes. Celles-ci étant faciles à localiser, le problème reviendrait à identifier les facteurs, souvent d’ordre extra économique, qui favoriseraient (ou bloqueraient) une telle transition. Quant à l’autre hypothèse, elle suggère que c’est le mode de développement rentier dans son ensemble qui doit disparaître pour laisser place à un régime de croissance d’une autre nature264.

Remarquons enfin, à la suite de C. Ominami (1986), que dans les pays qui ont réussi l’entreprise de mise en œuvre d’un fordisme périphérique, la transition institutionnelle s’est souvent opérée selon le modèle basé sur la séquence économique « Taylorisation primitive –fordisme périphérique –fordisme autonome ». Dans un pays à régime rentier, la question n’est pas tant de savoir si, pour réussir, la transition institutionnelle doit emprunter le chemin qu’une telle séquence indique, mais plutôt de savoir si une telle transition est possible. La « taylorisation primitive », désignant la phase initiale du processus, est en effet une formule qui désigne une configuration du rapport salarial des plus extrêmes, c'est-à-dire la plus favorable au capital et la plus contraignante pour le travail. La présence d’une rente d’origine externe et qui, plus est, est à la disposition exclusive de l’Etat, rend, pour des raisons qui relèvent davantage du domaine du politique que de l’économique, l’éventualité qu’une telle séquence survienne plus qu’incertaine.

Notes
259.

La transition institutionnelle peut avoir pour objectif premier d’introduire des modifications dans le principe d’action de chacune des formes institutionnelles, dans le sens d’une réduction du degré d’intervention de l’Etat, sans que cela ne se traduise par un changement dans la matrice institutionnelle relative aux incitations. Il s’agit là, bien entendu, de la transition fréquemment mise au devant de la scène analytique, notamment depuis la chute du bloc soviétique, et couramment désignée sous l’expression générique de « transition vers l’économie de marché ». Nous avons mentionné, dans le chapitre précédent, que l’instauration des règles de marché peut très bien s’accommoder de la prédominance des comportements clientélistes et rentiers. C’est la raison pour laquelle nous pensons que l’économie algérienne se reconnaît davantage dans une problématique de passage à une économie productive que dans la problématique, plus fréquemment posée, de la « transition vers l’économie de marché ».

260.

Voir en particulier Ominami (1986), El Aoufi (2002), Hausmann et Marquez (1986), Talha (2001, 2002), Peguin et Talha (2001, 2002).

261.

Nous reviendrons sur cet aspect de la question ultérieurement, dans la section 3 intitulée : « le préalable politique à l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation ».

262.

C’est l’expression consacrée par la littérature économique néoclassique pour désigner les comportements, ou les activités, tournés exclusivement vers la recherche et le captage des rentes … Si la référence au modèle de rent-seeking permet de fournir, dans une optique microéconomique, des indications sur le phénomène de captage de rente et une description assez minutieuse de ses mécanismes, il y a lieu cependant de préciser que le modèle comporte des limites qu’il convient de souligner. En premier lieu, le modèle présente un défaut d’unilatéralité dans la mesure où il n’envisage que le seul effet négatif associé au contrôle étatique (en particulier des importations) alors que ce contrôle peut entraîner de façon tout aussi plausible des effets positifs, en stimulant par exemple le développement des activités de substitution aux produits touchés par les restrictions. En second lieu, le modèle ignore le fait empirique qu’un régime de protection ne provoque pas partout et toujours les mêmes effets. Tout dépend des modalités de régulation en vigueur ou, autrement dit, de la nature de l’équilibre de départ. En troisième lieu, l’approche en termes de rent-seeking, en concentrant le regard sur le régime extérieur, fait l’impasse sur les autres formes institutionnelles. Or, comme nous avons essayé de le montrer dans les chapitres précédents, le phénomène de recherche de rente peut concerner l’ensemble des institutions de la régulation. Le circuit de circulation de la rente nous permet en effet d’identifier plusieurs foyers potentiels de captage de rentes : gestion de la monnaie, du crédit, la dépense publique, …

263.

Nous utilisons cette expression de « configuration de l’architecture institutionnelle d’ensemble » pour souligner la nécessité de la prise en compte des principes de hiérarchie et de complémentarité qui lient les formes institutionnelles dans la réforme du mode de régulation. De même, l’usage des expressions « compromis institutionnel » et « arrangements institutionnels », qui ne désignent pas autre chose que le mode de régulation, met, quant à lui, l’accent sur la nature conflictuelle des rapports sociaux et la diversité des modes de régulation, respectivement. Ce n’est donc pas céder à la tyrannie des mots que d’utiliser toutes ces expressions pour désigner en fin de compte le même objet.

264.

Telle semble être l’hypothèse à laquelle A. Amarouche (2004) semble adhérer dans son étude consacrée à l’expérience de libéralisation en Algérie. Au terme d’une analyse sur laquelle nous reviendrons encore ultérieurement, l’auteur conclut en soutenant que c’est l’existence même de la rente qui pose problème, et non l’usage qui en est fait. La crise revêt ici le caractère de fatalité.