5.2.2. Caractéristiques du changement institutionnel en Algérie.

Dans le déroulement chronologique et séquentiel des changements institutionnels qui se sont produits depuis le début des années 90, plusieurs caractéristiques, symptomatiques du blocage décrit précédemment, peuvent être relevées. Très souvent, celles-ci ont occupé l’essentiel du débat économique portant sur la réforme. Nous citons, en particulier :

De ce point de vue, les premiers signes annonciateurs des revirements en matière de changement peuvent être situés au milieu des années 90. S’en est suivi un relâchement manifeste depuis l’expiration de l’accord avec le FMI, en 1998, relâchement qui a pris, à la faveur de la reprise soutenue des cours du pétrole, les allures d’une inertie institutionnelle tout au long des années 2000.

  • L’omniprésence du politique : L’idée de l’omniprésence, ou plus exactement, de la primauté du politique comme facteur du changement est une hypothèse centrale pour appréhender la réalité du changement institutionnel en Algérie.

C’est là une considération dont il convient de tenir compte lorsqu’il s’agit d’évaluer le rôle de la délibération politique dans la définition d’une réforme institutionnelle ; celle-ci jouant de toute évidence un rôle essentiel dans le processus de réforme.

Que peut-on retenir de l’omniprésence du politique dans la définition et la mise en œuvre du changement institutionnel en Algérie ?

Il convient d’abord de remarquer que jusqu’au jour d’aujourd’hui, et à l’exception de la période de l’ajustement structurel où le FMI exerçait de fait un pouvoir de tutelle sur la conduite de la politique macroéconomique, tous les changements qui ont eu lieu sont le fait du pouvoir politique, et non de la société dite civile. Le pouvoir politique a toujours été à l’origine de l’impulsion principale qui a entraîné le changement (et son blocage, serions-nous tenté d’ajouter). L’omniprésence du politique signifie en l’occurrence absence de la société civile.

Il va sans dire qu’une telle situation trouve son origine dans le fait que l’Etat est le détenteur exclusif de la rente pétrolière, ce qui lui permet d’être le seul responsable des modalités de son utilisation. La conséquence en est que le poids relatif des partenaires sociaux (syndicats, patronat, associations, ...) est insignifiant face à celui de l’Etat265.

Par ailleurs, il convient de noter que, très souvent, l’attitude des acteurs en présence vis-à-vis des réformes ne correspond pas à celle qui, logiquement, devrait être la leur. Ainsi, la vision classique selon laquelle l’intérêt bien compris des acteurs collectifs en présence devrait les conduire à adhérer à une réforme s’avère en l’occurrence dénuée de fondement puisqu’elle est loin de correspondre à la réalité266.

Une autre caractéristique réside dans le fait que, bien que centralisé, le pouvoir étatique en Algérie semble ne pas avoir saisi qu’une stratégie politique affirmée peut profiter d’une conjoncture favorable pour lancer une réforme qui entend répondre par anticipation à des difficultés qui ne se sont pas encore manifestées. Le retournement favorable de la situation sur le plan externe à partir de la fin des années 90 ne semble pas avoir freiné les tentations de recourir aux solutions de facilité qui ont de tout temps caractérisé les pratiques économiques de l’Etat lors de conjonctures favorables.

Un dernier aspect mérite d’être souligné. Il se rapporte à la nature du système politique en Algérie. Celle-ci rend difficile l’interprétation du rôle régulateur des institutions, et ce en raison du développement de ce que D. North appelle les « dual use institutions ». En effet, la rente issue du secteur des hydrocarbures a permis le développement de réseaux clientélistes informels opérant sous le couvert des institutions officielles. Dans ce contexte, beaucoup d’actes de régulation ou de mesures de changement obéissent davantage à des logiques de luttes entre clans qu’à des nécessités économiques. L’économie continue ainsi de subir l’interférence politique des pouvoirs, formel et informel, qui empêchent l’émergence et le fonctionnement des institutions indispensables à la création d’un environnement favorable à une croissance stable, durable, et autonome du secteur des hydrocarbures.

  • L’absence de cohérence, synonyme d’absence de projet économique : A l’exception peut être de la période courte dite des réformateurs (1990-1991) où manifestement une certaine cohérence se dégageait de la multitude de mesures de réforme engagées267, l’absence de cohérence semble être une caractéristique majeure des politiques de changements institutionnels mises en œuvre durant ces deux dernières décennies.

L’exercice effectué dans la section 3 du chapitre précédent n’a, à cet égard, d’intérêt que dans la mesure où il met l’accent sur la compatibilité logique des évolutions institutionnelles avec la dépendance de sentier et sur la compatibilité entre régulations partielles. Or, comme le notent M. Pereira et B. Theret (2000), l’histoire n’est, en pratique, loin d’être logique, notamment dans les périodes de crises. De plus, les décisions en matière de politique économique ne sont pas toujours aussi simples que ne le suggère le raisonnement économique pur : le poids de l’histoire, la complexité et les lourdeurs des processus de prise de décisions politiques, les considérations idéologiques, … interviennent pour beaucoup. C’est ainsi qu’on a pu observer, tout au long des années 90 et 2000, beaucoup de réformes suivies de contre-réformes, des ajustements fondés sur des recettes universelles qui se sont souvent avérées peu adaptées au contexte local.

Bien que la multiplicité des facteurs qui gouvernent le changement institutionnel nous conduise à admettre l’inexistence d’un modèle canonique en la matière, il n’en demeure pas moins que sans l’existence d’un projet économique claire et politiquement assumé et pris en charge, il y a tout lieu de s’attendre à ce que la quête d’une cohérence des réformes institutionnelles soit vaine. En d’autres termes, l’absence de cohérence de la réforme traduit l’absence de projet de réforme.

  • Le poids des contraintes : Il n’est pas inutile de noter ou plutôt de rappeler que, souvent, c’est sous la contrainte, prenant notamment la forme de déséquilibres financiers majeurs (déficits budgétaires, déficits des entreprises publiques…) ou de problèmes macroéconomiques préoccupants (balance des paiements), qu’apparaît la nécessité de réformes et que ces dernières sont mises en œuvre.

Dans le cas spécifique de l’Algérie, il semble que c’est le durcissement des contraintes internationales qui mérite une attention particulière dans la mesure où elles tendent à s’imposer plus directement à l’ensemble de la collectivité nationale. Alors qu’ailleurs la pression d’un durcissement de la concurrence internationale a imposé des réformes du droit du travail (pour devenir moins protecteur), de la fiscalité, du budget, … ; dans le régime rentier qui est le nôtre, la rente pétrolière semble jouer le rôle d’un mur protecteur, comprimant considérablement, au point de la rendre quasiment absente, la pression de la concurrence internationale.

Le poids des contraintes soulève par ailleurs d’autres questions importantes. Ainsi, si la dureté des contraintes n’est pas de nature à favoriser le succès des réformes institutionnelles, il peut sembler cependant plus facile de procéder aux réformes dans le contexte de hausse des revenus pétroliers268. Or, l’expérience de ces deux dernières décennies montre que c’est plutôt l’inverse qui se produit dans le pays.

En effet, force est de remarquer que les quelques tentatives de modernisation des institutions, enregistrées ces dernières années, ont été entreprises suite aux pressions exercées par les institutions de crédit internationales et aux contraintes posées par des déséquilibres intérieurs intenables. Mieux encore, les quelques améliorations constatées ont été réalisées durant les années 90 lorsque le pays traversait une grave crise des paiements. Plus récemment, les paiements externes sont devenus excédentaires, confortés par des prix du pétrole élevés, et les soutiens politiques extérieurs se sont renforcés269. Dans cette conjoncture des plus favorables, le pouvoir politique ne semble guère incité à envisager de véritables réformes, d’où la persistance d’un statut quo.

  • La séquence et la vitesse des réformes engagées : La question de la séquence des réformes se pose souvent dans le débat théorique sur déroulement temporel du changement institutionnel. Il est en effet très important d’analyser, entre autres, les raisons pour lesquelles certaines réformes sont appliquées plutôt que d’autres et pourquoi certaines réformes sont appliquées simplement comme une réponse à une conjoncture particulière, tandis que d’autres s’inscrivent dans le cadre plus large d’un programme complet…Bref, la question de la séquence des réformes se réfère à l’ordre auquel les mesures de changement dans les configurations institutionnelles doivent être mises en œuvre dans un processus de changement institutionnel cohérent et global. Par ailleurs, d’un point de vue pratique, la séquence des réformes est importante parce qu’elle détermine la faisabilité et le succès de celles-ci.

Dans la littérature économique des dernières années consacrée à la réforme dans les pays en développement, on distingue habituellement entre stabilisation (ou ajustement) et réforme structurelle, la première produisant des effets se manifestant sur le court terme et la seconde sur le moyen et long terme. Cette distinction, couramment utilisée et qui concerne l’ensemble des formes institutionnelles de la régulation270, permet d’envisager la question de la séquence des réformes en termes de choix entre deux alternatives : stabilisation suivie d’une réforme structurelle, ou stabilisation et réforme structurelle menées simultanément. Pour beaucoup d’auteurs, l’idéal serait que le changement structurel précéderait l’ajustement macroéconomique (Yachir, 1990). Dans ces conditions, la stabilisation pourrait s’appuyer sur les effets de politiques de long terme déjà en application au moment où intervient le choc déstabilisateur. Cela est évidemment impossible lorsque c’est précisément le choc extérieur qui sert de révélateur d’insuffisances qui manifestement étaient déjà présentes, mais dont l’économie avait pu, par différents biais271, s’accommoder, comme cela semble avoir été particulièrement le cas de l’économie algérienne au lendemain du contre choc pétrolier de 1986.

L’analyse que produit Ph. Hugon (2006) insiste sur les conséquences à long terme du changement institutionnel. Pour l’auteur, la transformation en profondeur de l’économie en développement nécessite la constitution d’un contexte institutionnel favorable. Et l’auteur de rappeler que, contrairement à une idée reçue, le « modèle asiatique », souvent présenté comme exemple de réussite d’un décollage économique des pays anciennement sous développés, repose largement sur un secteur exportateur subventionné, une industrie destinée au marché intérieur protégé, une grande flexibilité du système productif et une libéralisation interne permettant la constitution d’un vrai marché sous l’impulsion d’un Etat fort. Fort de ce constat, l’auteur en déduit des séquences optimales pour les réformes dans les pays en développement. Ainsi, celles-ci devraient, selon lui, suivre le cheminement suivant : 1) la stabilisation économique ; 2) la libéralisation du secteur réel national ; 3) la libéralisation financière ; 4) la libéralisation extérieure commerciale et des capitaux. Le plus important dans un changement institutionnel étant que « les réformes doivent concilier le temps des apprentissages nécessaires et la nécessité de casser des rentes par des réformes structurelles radicales » (Hugon, 2006).

Ce schéma séquentiel est intéressant à plus d’un titre. D’abord parce qu’il semble privilégier la libéralisation interne à la libéralisation extérieure. Ensuite, parce qu’il met, dans la chronologie des changements, la libération commerciale extérieure en dernière position, au même titre que la libéralisation extérieure des capitaux.

En Algérie, le changement institutionnel semble avoir suivi un cheminement qui, manifestement, ne correspond pas au schéma optimal décrit par Ph. Hugon. La stabilisation macroéconomique qui s’est imposée suite à l’exacerbation des problèmes de balance de paiements a été réalisée concomitamment avec une ouverture brutale et inconsidérée des frontières nationales. La libéralisation des opérations du commerce extérieur et le démantèlement tarifaire, qui s’est réalisé en un laps de temps très court, ont fini par déstructurer l’économie réelle interne, rendant vaine et inutile toute démarche visant à améliorer la compétitivité extérieure du pays.

Il convient, pour terminer, de mentionner une caractéristique au sujet de ce que la littérature économique de la réforme désigne par « vitesse de la réforme »272. D’aucuns estiment en effet qu’à l’exception des mesures de réforme entrant dans le cadre du PAS, mesures qui, du reste, sont techniquement très faciles à mettre en œuvre, les autres réformes, structurelles pour l’essentiel, ont connu un rythme très lent dans leur mise en œuvre. Il en est ainsi notamment de la privatisation des entreprises du secteur public industriel, de la définition d’une politique industrielle, de la politique du crédit, du statut économique du secteur privé, … etc.

Notes
265.

On retrouve là une situation déjà décrite par L. Addi dans son œuvre pionnière « L’impasse du populisme », dont une partie est consacrée à la sociologie des pratiques économiques de l’Etat. Bien que traitant d’une période aujourd’hui révolue, son analyse des rapports entre Etat et société civile garde toute son actualité et, à beaucoup d’égards, toute sa pertinence. Voir digression du chapitre II.

266.

Pour l’anecdote, l’organisation patronale dénommée FCE (Forum des Chefs d’Entreprises), une sorte de MEDEF local qui regroupe les principaux groupes industriels privés, a cru opportun de demander, en 2007, aux pouvoirs publics de réévaluer la monnaie nationale afin, soutient-elle, de renforcer le pouvoir d’achat des ménages, mis à rude épreuve par le renchérissement des prix des produits alimentaires, pour l’essentiel importés.

267.

Pour beaucoup d’économistes (Voir Hidouci, (1995), Dahmani (1999), Gouméziane (1994, 2007) …), les programmes politiques des gouvernements qui ont succédé aux « réformateurs » sont d’une indigence consternante au plan économique. Ce jugement est sans doute exagéré, mais il n’en traduit pas moins l’absence de cohérence globale.

268.

Ne serait-ce que parce que, dans ce contexte, il est plus aisé de compenser les gains des perdants grâce à des procédures de redistribution.

269.

Notamment suite aux événements du 11/09/2001.

270.

En ce sens que les configurations constitutives de chaque forme institutionnelle comportent la possibilité d’une réforme à deux dimensions : conjoncturelle dans un cas et structurelle dans l’autre.

271.

Comme l’endettement extérieur, par exemple.

272.

Le problème de la vitesse, ou du rythme, des réformes, qui est l’un des aspects récurrents abordés par la littérature économique de la réforme, se pose en termes d’identification des facteurs qui expliquent pourquoi les programmes de réformes, une fois qu’ils ont été sélectionnés et adoptés, sont parfois appliqués instantanément et parfois graduellement. Le rythme des réformes n’est pas moins important que son contenu. Dans « La grande transformation », Polanyi écrit : « Souvent, le rythme du changement n’a pas moins d’importance que sa direction ; mais s’il est fréquent que celle-ci ne relève pas de notre volonté, il se peut fort bien que dépende de nous le rythme auquel nous permettons que le changement survienne » (Polanyi, 1944, 64).