5.3.1.2. Assujettissement à l’Etat de la société civile.

L’analyse des pratiques de développement en Algérie montre que le politique domine et instrumentalise la rente. L’absence d’autonomie de l’économique par rapport au politique est une donnée essentielle en l’occurrence, car elle a pour conséquence d’entraver l’émergence d’une société civile, condition sine qua non de l’émergence des acteurs collectifs du changement institutionnel (Talha, 2001). Or, sans l’action collective qui permet la sélection des institutions, il ne peut y avoir d’institutionnalisation et de codification des rapports sociaux, notamment du rapport salarial et de la concurrence275.

L’assujettissement des acteurs de la société civile (patronat, syndicats, associations …) à l’Etat semble cependant avoir connu une évolution dans ses modalités concrètes. Au contrôle bureaucratique direct et autoritaire s’est progressivement substitué, à la faveur de la libéralisation économique et sociale « formelle », un contrôle qui intègre de plus en plus des éléments qui relèvent davantage des mécanismes du marché. Des exemples nombreux peuvent être cités pour illustrer cette évolution, mais celle-ci garde son aspect fondamentalement « formel » en ce sens qu’elle relève davantage du discours politique que d’une réalité vécue. A défaut d’une autonomie réelle des acteurs de l’accumulation vis-à-vis du pouvoir politique, nous assistons à une prolifération de sigles désignant des acteurs ou organisations dont la crédibilité de l’action est sujette à de légitimes interrogations.

Le cas de la négociation sociale, pour ne prendre que cet exemple, est à cet égard illustratif de la manière dont est construit le « compromis  institutionnel » en Algérie. Ainsi, depuis 1991, il fut institué un cadre formel de négociation, dénommé « Commission tripartite », qui regroupe le syndicat officiel, l’UGTA, les représentants du patronat et le gouvernement. Ce cadre, censé abriter les négociations sur les salaires, et plus généralement, sur l’avancement des réformes institutionnelles, est purement formel dans la mesure où il ne fait qu’entériner des décisions gouvernementales prises en dehors de toute négociation. De plus, la représentativité, et donc la légitimité des acteurs sociaux faisant partie de la « tripartie » est sujette à discussion. Il en est ainsi notamment de l’UGTA, syndicat officiel exerçant un monopole quasi absolu quand il s’agit de négocier avec les pouvoirs publics, et qui connaît une désaffection significative au profit de nouveaux syndicats crées à la faveur de la reconnaissance légale de la liberté syndicale276. Cette dernière bute cependant sur le refus obstiné des pouvoirs publics d’accepter de s’accommoder, dans les faits, c'est-à-dire dans la pratique, d’un pluralisme syndical. Le blocage de l’action syndicale a plusieurs conséquences qui sont autant d’effets pervers sur l’efficacité du changement institutionnel. Ainsi, on note, entre autres :

Mais par-delà ses expressions formelles, le problème de l’articulation entre le politique et l’économique est que celle-ci consacre le clientélisme comme mode d’action du politique dans le champ économique. Ce faisant, elle évacue du champ de l’action économique de l’Etat l’objectif d’une réhabilitation de l’activité productive seule à même d’assurer durablement une élévation du niveau de vie des populations, au profit d’une logique fondée sur la « redistribution politique » de la rente pétrolière. Nous retrouvons là les termes de la problématique déjà formulée par L. Addi en 1989 (Addi, 1989). Deux décennies plus tard, il est aisé d’observer que la formulation de la problématique reste pour l’essentiel identique, bien qu’entre temps, les mécanismes de redistribution aient beaucoup changé. La redistribution politique de la rente va bénéficier, de façon inégale certes, à différentes catégories sociales et groupes sociaux susceptibles de soutenir la légitimité du pouvoir politique. Concrètement, les premiers bénéficiaires politiques de la rente sont constitués de ce que l’on a convenu d’appeler « la famille révolutionnaire » et toutes les catégories qui ont investi le cadre politique d’expression formelle.

De l’autre côté, l’assujettissement de la société économique au pouvoir politique se manifeste aussi par le fait que les relations économiques se trouvent souvent imbriquées dans les réseaux politiques, rendant la notion même de concurrence dépourvue de tout sens. Ainsi, les performances économiques d’une firme dépendent plus de son appartenance à un clan, de ses relations clientélistes avec l’élite politique que de son efficacité productive. Dans ces conditions, l’enjeu du changement institutionnel serait d’instaurer des relations économiques concurrentielles qui affranchiraient ou libèreraient la sphère marchande de toute subordination aux hiérarchies politiques. L’imbrication des activités économiques et des réseaux politiques peut avoir plusieurs degrés, mais, contrairement à ce que suggèrent les débats classiques entre « libéraux » et « étatistes », la question n’est pas tant de savoir s’il faut plus ou moins d’Etat. La vraie question est celle de la forme des liens entre Etat et économie, entre le politique et l’économique : tant que la configuration de la relation privé –public est fondée sur des relations clientélistes, l’Etat sera fatalement le lieu idoine de l’inefficacité et du gaspillage. D’un certain point de vue, le projet de réforme libérale en Algérie renvoie, quant au sens à lui conférer, à l’expérience historique de l’Europe de l’émergence du capitalisme : instituer le marché compétitif en libérant les individus-entrepreneurs des relations de dépendance qui les lient au politique. Cette libération irait de pair avec la soumission, non à des personnes, mais à des règles, celles de la concurrence, qui tendraient à contraindre à l’efficacité économique.

Notes
275.

Ceci dit, il convient de remarquer que la participation des acteurs collectifs à la codification des rapports sociaux ne signifie pas nécessairement l’adoption des configurations les plus efficaces ou les plus appropriées. Dans l’exposé de l’approche régulationniste du changement institutionnel, nous avons en effet insisté sur le fait que, souvent, le changement institutionnel n’est pas guidé par le principe de l’efficacité. Nous reviendrons sur cet aspect dans la section suivante où nous traiterons de la question du préalable politique au changement institutionnel.

276.

Quant au patronat privé, dont la représentation se caractérise par son atomicité (pas moins de quatre 04 organisations patronales participent aux travaux de la Tripartite) et son manque de crédibilité, sa présence aux négociations relève davantage d’une mise en scène médiatique que d’une réelle capacité de peser sur les décisions, capacité qui, au demeurant, est presque nulle.