5.3.1.3. Le rôle des représentations et du symbolique.

D’un certain point de vue, les institutions peuvent être considérées comme la concrétisation de façons de voir le monde et que ces « façons » constituent l’une des sources de la légitimité et de l’effectivité des institutions. Dans ces conditions, le changement institutionnel correspond au remplacement d’une représentation par une autre. Les visions et les représentations seraient donc motrices du changement institutionnel tout comme elles sont constitutives d’un ordre institutionnel(Boyer, 2004b)277.

Situer l’analyse du changement institutionnel en Algérie dans une telle perspective n’est pas sans pertinence, notamment au regard du caractère indéterminé de la rente externe sur laquelle est fondée la reproduction matérielle de la collectivité nationale. L’indétermination de la rente ouvre en effet de larges possibilités pour que les considérations symboliques ou idéologiques puissent élargir leur champ d’expression, jusqu’à pouvoir se matérialiser au travers de configurations institutionnelles particulières. Il n’est donc pas inutile d’envisager le discours comme vecteur de changement, en particulier pour analyser les transformations, qui en portent les empreintes, intervenues depuis la fin des années 80.

La tâche n’étant pas sans écueils, nous nous contenterons ici de nous référer aux travaux des pionniers, D. Liabès et L. Addi en l’occurrence, pour en livrer, sommairement, les conclusions majeures.

Dans un article qui date de 1986, D. Liabès (1986) établit d’emblée un lien entre l’indétermination de la rente externe et l’idéologie qui en justifie l’usage, le populisme. Ce dernier, écrit-il, apparaît comme un assemblage idéologique qui fera corps avec la rente, ou plus exactement, en exprimera l’équivocité idéologique 278 . Le populisme est donc indissociable de la rente. Mais, remarque-t-il, s’il est incontestable que la rente a permis des réalisations positives (…), il est non moins évident qu’elle a « fossilisé » le mouvement historique et « congelé » les contradictions sociales, les empêchant d’être actives, de faire se moderniser la société (…).

Par ailleurs, il convient de signaler que sa formulation de la problématique de la crise du régime rentier cadre parfaitement avec l’édifice conceptuel de la TR279. A propos de la crise du régime rentier, D. Liabès écrit en effet : « La crise de la rente a une dimension politique-institutionnelle, parce qu’il s’agit, à travers les nécessaires arbitrages dans la répartition, de redessiner la configuration des principaux rapports sociaux, en d’autres termes, la transformation profonde et pour une période durable, des modes de régulation sociale » (Liabès, 1986, 147).

D. Liabès conclut son analyse en soulignant que la crise du régime rentier pose avant tout le dilemme du passage d’un système de légitimité à l’autre.

De son côté, L. Addi soutient que la prééminence de l’idéologie populiste n’est pas étrangère au blocage institutionnel280. L’idéologie populiste, il convient de le noter, traverse aussi bien les rouages de l’Etat que ceux de la société281. L’hostilité au changement, dans ces conditions, n’est pas seulement le fait d’apparatchiks adossés au système politique, ou le fait des élites, mais aussi le fait du petit peuple composé d’employés, d’ouvriers, de fonctionnaires…. L’hostilité des élites s’expliquerait notamment par la nature socio-économique de celle-ci, qui est plus proche de l’Etat que de la société. « Formée dans des écoles d’Etat, elle n’investit pas les espaces autonomes (…), elle préfère retourner vers l’appareil d’Etat d’où elle tire subsistance, reconnaissance et privilèges » (Addi, 2004). Le rejet par les catégories populaires s’expliquerait, lui, par des raisons d’intérêts de classe. Le changement dans le sens de l’instauration d’une rationalité de marché fait ainsi l’objet d’un rejet unanime, exprimé par tous les courants d’opinion, y compris par ceux qui sont censés en principe y adhérer sans réserve : le secteur privé national. Cette unanimité pose, par-delà son caractère rationnel ou pas, la question de la place des facteurs idéologiques, culturels et même religieux dans la dynamique du changement institutionnel. Le contrat social semble, dans notre cas, reposer grandement sur l’adhésion de l’Etat et de la société, dans sa large majorité, à des grandes valeurs communes (Islam, nationalisme, …). En période de crise, l’Etat maintient sa légitimité en se montrant capable de défendre ces valeurs communes.

Notes
277.

Dans les travaux se réclamant de la TR, il est souvent fait mention du rôle des croyances et du symbolique dans la dynamique de changement institutionnel. La recherche de fondements théoriques aux cinq formes institutionnelles de la TR et l’observation des années 90 ont amené certains auteurs régulationnistes à s’interroger sur des notions qui concernent le symbolique. On peut rappeler, à ce propos, les rapprochements effectués par R. Boyer (2003) avec l’œuvre de P. Bourdieu. Selon l’auteur, les concepts d’habitus et de champ, forgés par P. Bourdieu, invitent à une approche historique visant à cerner la genèse, l’institutionnalisation puis les facteurs de transformation et finalement de crise d’un champ, en l’occurrence le champ économique. Ainsi, le rejet de l’homo-oeconomicus conduit R. Boyer à suggérer de retenir le concept d’habitus, entendu comme matrice de formation des comportements, comme une référence en adéquation avec l’accent mis par la TR sur la détermination de la rationalité des agents par le contexte institutionnel. Quant à la notion de champ, elle permet d’établir des similitudes à un niveau plus analytique : luttes internes à l’intérieur du champ pour P. Bourdieu, conflits orientés et polarisés par l’architecture des formes institutionnelles, pour R. Boyer. Une autre convergence est soulignée par R. Boyer, elle concerne le rôle attribué à l’Etat. Dans l’un et l’autre cas, le pouvoir étatique est au cœur du changement.

278.

C’est nous qui soulignons.

279.

Ne serait-ce que parce qu’on y trouve l’essentiel de l’appareillage conceptuel de la TR.

280.

Pour un résumé de l’analyse de L. Addi, voir digression du chapitre II.

281.

Les événements politiques survenus depuis le début des années 90 montrent à quel point la culture populiste est ancrée dans la société algérienne. Le projet politique qui s’est violemment porté candidat à la succession du régime en place n’est en fait rien d’autre qu’une nouvelle version du populisme.