« L’expérience réformiste de ces dernières années en Algérie, écrit A. Dahmani (1999), démontre assez paradoxalement aujourd’hui que l’un des obstacles essentiels à la transition à l’économie de marché est l’absence d’Etat moderne ». Bien qu’elle reprenne mécaniquement la thématique développée par le discours ambiant et récurent sur « la transition à l’économie de marché », cette affirmation présente l’intérêt particulier de s’inscrire en faux contre ce même discours qui prône, de manière constante, le retrait de l’Etat de la sphère économique.
Dans la section 2 du présent chapitre, nous avons essayé, autant que faire se peut, de formuler les termes de la problématique de la transition institutionnelle en Algérie, aussi bien du point de vue de son contenu que de ses objectifs. Nous en concluons que l’économie algérienne, dans sa configuration actuelle, se reconnaît davantage dans une problématique de transition à une économie productive. L’enjeu, en effet, est de favoriser la création, à l’intérieur de la collectivité nationale, d’un surplus en valeur, et cela ne peut résulter que d’un arrangement institutionnel approprié, dont la configuration dépend grandement de l’action de l’Etat.
L’Etat est, ici, reconnu au regard essentiellement de sa capacité à définir et mettre en œuvre des politiques économiques282. Mais dès lors que l’on reconnaît au politique une certaine autonomie, a fortiori dans le contexte d’un régime rentier d’accumulation, on peut considérer comme politiquement tout à fait possible l’éventualité que l’Etat joue le rôle de promoteur d’une modalité nationale spécifique d’intégration dans l’économie mondiale.
Historiquement, l’Etat Algérien a fait montre d’une telle capacité politique, même si le projet mis en œuvre a débouché sur une impasse283. Dans le nouveau contexte international, caractérisé par l’approfondissement des relations économiques internationales, d’aucuns considèrent qu’une telle entreprise est des plus ardues, pour ne pas dire vaine. La mondialisation est souvent présentée comme un facteur inhibant toute tentative de définition d’une trajectoire nationale autonome.
Qu’en est-il en réalité ? Il semble qu’il faille insister sur l’idée que la mondialisation se révèle souvent dans les faits comme davantage un discours qui présente comme déterministe et déjà réalisé ce qui n’est qu’un projet politique dont le devenir est, comme pour tout projet, incertain. Pour le principal représentant de l’Ecole de la Régulation, R. Boyer, la mondialisation peut être définie comme le discours à travers lequel les groupes sociaux et économiques qui tirent profit du processus d’ouverture et de libéralisation externes tentent d’obtenir auprès des gouvernements une redéfinition à leur profit du droit, de la fiscalité, … bref des arrangements institutionnels domestiques284. Pour reprendre une métaphore footballistique, la globalisation se joue à la maison… tout autant que lors des grandes conférences internationales dont beaucoup se soldent par des échecs.
Par ailleurs, l’observation des années 90 et 2000 montre que, loin de conduire à la généralisation d’un modèle de capitalisme, l’approfondissement des relations économiques internationales suscite un raffermissement des compromis institutionnalisés nationaux285.
Face à la mondialisation, ou ce qui s’apparente à une ouverture imposée de l’extérieur, la gamme de choix politiques de l’Etat est très large, d’autant plus que, contrairement à ce qu’enseigne la théorie orthodoxe du commerce international, les relations internationales ne se réduisent pas à des relations marchandes mais font souvent intervenir de façon décisive des négociations d’Etat à Etat. A l’instar notamment de la monnaie et du budget, presque toutes les composantes de l’insertion internationale d’un pays font l’objet d’arbitrages politiques.
Outre le poids du contexte extérieur, habituellement désigné par le terme de « mondialisation » ou « globalisation », d’autres considérations sont évoqués pour étayer la thèse qui rend problématique la possibilité pour l’Etat de promouvoir une modalité nationale spécifique d’intégration dans l’économie mondiale.
Ainsi, pour F. Yachir (1990), la politique économique de l’Etat se heurte à la difficulté de concilier les intérêts des différentes catégories sociales. « La politique économique, écrit-il, n’est en effet ni un concentré de connaissance pure, ni l’exécution d’une rationalité abstraite. Elle effectue des arbitrages entre des demandes sociales conflictuelles, entre des configurations d’intérêts multiples et divergentes. Elle est marquée par l’empreinte de positions sociales déterminées par le système économique et politique » (Yachir, 1990, 27). C’est là un aspect important du préalable politique à un changement institutionnel fécond, c'est-à-dire producteur d’une configuration institutionnelle favorisant le développement des activités productives au détriment des activités de captage de rentes. Selon cette approche, tant que les couches sociales dont l’intérêt se confond avec celui des politiques économiques antérieures détiennent le pouvoir de la décision politique, il n’est guère possible que le changement ait lieu.
En Algérie, il peut sembler que la meilleure illustration d’une telle impossibilité soit le maintien et l’entretien d’un secteur public moribond, cumulant déficit sur déficit286. Peut-on affirmer pour autant, selon une thèse répandue, que la réforme économique des deux dernières décennies, qui a débouché sur la concentration du pouvoir économique entre les mains d’une couche de privilégiés, a eu pour effet de subordonner le pouvoir politique au pouvoir économique de cette même couche de privilégiés ? Selon cette thèse, défendue entre autres par F. Yachir (1990), la concentration du pouvoir économique rend illusoire toute possibilité d’autonomisation du pouvoir politique à l’égard du pouvoir économique émergent.
Contrairement à ce que soutient cette thèse, qui, présentement, revêt le statut de thèse dominante dans le débat public, il nous semble que c’est plutôt le contraire qui se produit en Algérie. Le pouvoir économique continue de subir l’omniprésence du politique, au point où le premier ne peut se développer et s’épanouir que sous la bénédiction et le soutien du second. Sans la bénédiction et le soutien du pouvoir politique, il n’y a point de pouvoir économique287. A cela, il y a une raison : le pouvoir économique émergent est intimement lié à la rente qui, elle, est détenue par l’Etat. Ainsi, on peut observer que la plupart des grands groupes privés (par le chiffre d’affaires ou par l’effectif employé) intervient dans des domaines d’activités où la proximité avec le pouvoir politique joue un rôle clé. Il en est ainsi des activités liées à l’importation, aux travaux publics et bâtiment, et à l’équipement public en général. Et quand cette présence s’illustre dans le domaine industriel, ce qui est rare, c’est souvent à la suite de largesses accordées sous forme d’accès facilité au crédit, au foncier…
L’expérience de réformes des ces dernières années suggère que partir de l’autonomie du politique à l’égard de l’économique paraît être une voie d’analyse plus fructueuse que celles dont on vient sommairement d’identifier quelques aspects. L’analyse historique des pratiques économiques de l’Etat en Algérie montre en effet que ce dernier est une instance assez largement autonome quant aux compromis institutionnalisés qu’il codifie. Cette autonomie ne signifie pas néanmoins indépendance absolue : elle est relative au processus historique de la différenciation des deux ordres : l’ordre politique et l’ordre économique288 (Theret, 1992).
Le processus de différenciation entre le politique et l’économique est l’œuvre d’acteurs dont l’action se déploie sur les deux champs, de manières différentes mais pas nécessairement divergentes quant aux conséquences respectives qu’elles engendrent sur la nature de l’articulation entre le politique et l’économique, et partant, sur la dynamique institutionnelle. Bien que l’identification de ces acteurs soit l’une des difficultés majeures auxquelles se heurte habituellement l’analyse de la dynamique du changement institutionnel, on peut dans le contexte spécifique de l’Algérie reconnaître, selon une lecture northienne, les acteurs suivants :
Cette typologie des acteurs n’a fondamentalement pas changé avec le processus de libéralisation engagé depuis la fin des années 80. Cependant, l’indice de dominance connaît, en apparence, une petite évolution puisque depuis le début des années 90 on assiste à une hégémonie de plus en plus accrue et affirmée de la hiérarchie militaire, la montée des intérêts privés, et surtout l’affaiblissement de la technostructure syndicale. Dès lors, il apparaît clairement que c’est surtout au niveau de la hiérarchie militaire que la délibération politique a lieu. Par conséquent, si changement il doit y avoir, c’est à ce niveau que l’impulsion doit être donnée. Dans un article au titre très suggestif, F. Ghilès (1998) souligne l’incapacité de la hiérarchie militaire, durant la décennie 90, à définir les contours d’un nouveau compromis institutionnel. La persistance du statut quo depuis la fin des années 90 est révélatrice de cette incapacité à concevoir un substitut à ce que L. Addi (1990) appelait le « compromis tacite global régulateur », compromis qui caractérise la trajectoire économique des années 70 et 80 et sur lequel était fondé le régime rentier d’accumulation289.
Toutes ces considérations nous conduisent donc à mettre en avant le rôle du politique dans le changement institutionnel. L’hypothèse à faire n’est pas nouvelle ; elle a été formulée par L. Addi (2004) en des termes très proches de ceux employés par J. Marques-Pereira et B. Theret (2000) à propos du Mexique et du Brésil. Elle consiste à considérer que c’est surtout dans les traits dominants spécifiques de l’histoire de l’Etat et de son rapport à la société civile que réside la source de l’orientation prise par la trajectoire économique nationale depuis l’indépendance.
De ce point de vue, l’Algérie ne semble pas, en particulier depuis le lancement du PAS, avoir élaboré de programmation véritable de son développement économique, la période des années 70 ayant été porteuse d’un projet, avec les résultats que l’on sait. L’absence de projet explique pourquoi l’ouverture au marché mondial s’est faite sans accrocs, presque « naturellement ».
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réussite de la transition institutionnelle telle que nous l’envisageons dans la section précédente du présent chapitre nécessite l’intervention de l’Etat. Une libéralisation incontrôlée a toutes les chances d’enfoncer encore davantage le pays dans sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures. Pour qu’elle puisse mettre fin à cette dépendance, l’intervention de l’Etat doit cependant prendre des formes différentes de celles auxquelles celui-ci s’est adonné durant les années 70 et 80. Ainsi, s’il est aujourd’hui admis qu’on ne peut commander au système de prix qu’en lui obéissant, on ne peut réduire l’intervention de l’Etat à une obéissance aveugle et naïve aux lois du marché. Pour ne retenir que cet exemple, il est évident que la question du taux de change de la monnaie nationale requiert, dans le cas du régime rentier d’accumulation, une intervention particulière de l’Etat, une intervention qui nécessairement doit aller à l’encontre de ce que prône le discours libéral ambiant290. Il en est également de même pour la gestion de la monnaie, du budget, et des autres formes institutionnelles, y compris celles qui ne relèvent pas de la typologie de la TR.
Il va sans dire que pour que les politiques économiques soient, en général, efficaces à terme, il convient que soit reconnue à l’Etat la légitimité nécessaire pour mobiliser les acteurs économiques et sociaux. La question de la légitimité ne peut être éludée.
Voir chapitre II.
Extrait d’une interview donnée par l’auteur en 2004. Une transcription de l’interview est disponible à l’adresse : http://www.autisme-economie.org/article58.html .
Ce raffermissement des compromis institutionnels nationaux, qui se manifeste par la coexistence de trajectoires nationales contrastées, explique sans doute pourquoi la mondialisation n’a pas entraîné la synchronisation des conjonctures macroéconomiques, comme le prévoyaient les économistes et financiers qui pensent que désormais l’accumulation opère à l’échelle mondiale.
L’entreprise publique est, de tous les champs de l’activité économique, l’endroit où le changement a été le moins significatif. Mais s’il en est ainsi, c’est peut être parce que, comme le souligne L. Addi (2004), l’entreprise publique est un élément essentiel de la stratégie politique, un élément chargé de satisfaire des demandes politiques.
L’actualité économico-politique de la décennie 2000 nous fournit une multitude d’exemples d’empires économiques privés qui se sont constitués grâce à la bénédiction et au soutien du pouvoir politique. Certains de ces empires, dont la rapidité de formation rappelle les mécanismes biologiques de la génération spontanée, se sont par la suite effondrés car ne bénéficiant plus de la protection politique à l’ombre de laquelle ils prospéraient. L’émergence d’un pouvoir économique s’opère par le biais de mécanismes divers.
Il convient de remarquer par ailleurs que, dans l’Histoire des sociétés occidentales, l’autonomie est le fait de l’ordre économique à l’égard du politique plutôt que l’inverse.
L’auteur définit le compromis tacite global régulateur en ces termes : discipline relâchée à l’intérieur de l’usine, contrôle politique à l’extérieur. Voir digression du chapitre II.
Une illustration en est donnée par l’appel du FMI, en 2008, en faveur d’une réévaluation du dinar.