Conclusion générale

L’étude du régime rentier n’est pas sans poser des difficultés quant à l’approche à adopter. Ce n’est sans doute pas sans raison que L. Addi (1990), qui avait déjà exposé et souligné l’importance du problème dans « L’impasse du populisme », avait jugé plus approprié d’intituler son analyse de la « SAD » par « Sociologie des pratiques économiques de l’Etat ». La digression qui lui est consacrée291 avait pour, entre autres objectifs, de souligner d’emblée la difficulté de recourir aux concepts et catégories de l’économie politique pour rendre compte des dynamiques sociales et économiques à l’œuvre dans une société où le politique prime sur l’économique. Pour l’auteur, il ne saurait en effet y avoir d’économie politique dans une société où la reproduction économique passe par la captation de la rente, la ponction ou la prédation.

D’où la conclusion selon laquelle la compréhension des mécanismes du sous-développement en Algérie exige qu’elle soit cernée par une problématique appropriée dans laquelle la question de la rationalité régulatrice de l’ensemble de la société ne saurait être éludée (Addi, 1989, 62)292. Ainsi, pour caractériser la logique véhiculée par les pratiques économiques de l’Etat durant les années 70 et 80, l’auteur évoque un certain « compromis tacite global régulateur », termes qui renvoient on ne peut mieux à la notion de compromis institutionnel, souvent utilisée par la TR293.

Le recours à la TR pour l’analyse du régime d’accumulation rentier à l’œuvre en Algérie permet donc de dépasser l’économisme auquel beaucoup d’auteurs semblent avoir cédé. Par ailleurs, la TR présente des traits distinctifs qui, en l’occurrence, en font l’attrait : approche dynamique, prise en compte de l’histoire, imbrication de l’économique dans le politique, démarche plus positive que normative… Dans l’étude présente, nous avons essayé de montrer que la TR constitue une grille de lecture féconde. Mais, à ce titre, elle est aussi sujette à critique294.

Par-delà les insuffisances liées à la méthode, notre étude se présente comme un exercice qui, en dépit de son caractère par endroits « expéditif » et nécessairement fragmentaire et partiel, se révèle fort utile au regard des éléments de conclusion qu’il permet de formuler.

Le premier est que, en général, l’analyse des comportements rentiers des agents doit, pour être féconde, être rattachée à la configuration de la combinatoire institutionnelle d’ensemble. Cette démarche nous a permis de poser la question de la diversité des foyers de captation de la rente ainsi que l’évolution dans le temps des formes de captation. Dans le cas particulier que nous considérons, nous avons pu observer en effet que la libéralisation s’est traduite par un déplacement des foyers de captation de la rente, mais pas une extinction de celle-ci. Ainsi, aux rentes spéculatives qui résultaient du déséquilibre structurel sur le marché des biens et services durant la phase « volontariste » du projet de développement se sont progressivement substituées, à partir des années 90, des rentes qui instrumentalisent les nouvelles règles formelles de marché et qui prennent naissance dans des segments tels que les marchés publics, l’import ou les banques. Ces dernières sont devenues le lieu où la rente est immédiatement disponible (Amarouche, 2004). De ce point de vue, la libéralisation en Algérie semble avoir failli à sa vocation principale, du moins celle à laquelle la doctrine libérale fait souvent explicitement référence, à savoir l’extinction des rentes, de toutes les rentes. « Les politiques de dérégulation et de libéralisation économique, écrit à ce propos A. Dahmani (2004), n’ont fait que perpétuer le système de monopoles et les comportements rentiers des agents économiques ».

Le second élément se rapporte aux caractéristiques de la nouvelle configuration institutionnelle qui s’est mise en place à la faveur de la libéralisation295. Si la principale de ces caractéristiques est que le nouveau mode de régulation inscrit la gestion des recettes des hydrocarbures, autrement dit de la rente pétrolière, dans une perspective de moyen terme296, réduisant du même coup la vulnérabilité du pays face à la volatilité des cours mondiaux du pétrole, il n’en demeure pas moins que les perspectives de croissance à long terme restent encore déterminées par l’évolution du secteur pourvoyeur de rente. En ce sens, le nouveau mode de régulation contribue à stabiliser le régime rentier.

Le troisième élément a trait au statut conféré à la forme institutionnelle particulière qu’est le rapport salarial. Par-delà la question de la pertinence théorique de l’usage du concept lui-même dans le contexte du régime rentier, la non-centralité de ce rapport dans l’architecture institutionnelle d’ensemble résume à elle seule la difficulté qu’il y a à envisager, de façon crédible, une transition institutionnelle rompant avec le régime rentier. Dans les faits, cette difficulté trouve son expression dans le maintien d’une configuration « éclatée » du rapport salarial : clientéliste dans le secteur public, industriel notamment, flexible et concurrentielle dans le secteur privé. Il convient par ailleurs de remarquer que le caractère non-central du rapport salarial exprime en fait la prédominance d’une hiérarchie institutionnelle spécifique qui, il importe de le souligner, est inhérente aux régimes rentiers.

Le quatrième élément porte sur le caractère ambigu du compromis institutionnel véhiculé par le nouveau mode de régulation. A ce sujet, nous avons noté que le manque de cohérence du mode de régulation se lit en particulier dans l’incompatibilité des régulations partielles et l’inaptitude de l’architecture institutionnelle d’ensemble à favoriser et piloter une dynamique d’accumulation en rupture avec la logique rentière. Cette conclusion est par ailleurs fortement étayée par les chiffres. L’examen des paramètres clés de l’activité économique durant les décennies 90 et 2000 montre en effet une absence d’indices pouvant indiquer un changement de trajectoire dans le sens d’une réhabilitation de l’activité productive297.

Dans ces conditions, il est aisé de comprendre que les possibilités de transition institutionnelle à même de permettre de dépasser le fondement rentier du régime d’accumulation dépendent grandement du contenu des stratégies à l’œuvre. Sur ce point, nous avons essayé de montrer que les réformes engagées présentent une configuration qui semble davantage compatible avec l’objectif d’assurer, sur le court terme, une certaine stabilité au régime d’accumulation en place. Or, cette stabilisation, qui se résume en fait à une consolidation temporaire de la position financière extérieure du pays, ne semble pas de nature à permettre la prise en charge des problèmes économiques et sociaux qui se posent à l’échelle interne, dont les plus importants sont le chômage, la dépendance alimentaire et technologique, le déclin de l’industrie.

L’analyse des processus de sortie de crise nous conduit donc à établir le constat de l’incapacité du pays à générer des configurations institutionnelles en adéquation avec la nécessité du dépassement du caractère rentier du régime d’accumulation. Loin d’être une fatalité, une telle situation pose avant tout la question du rôle du politique dans la codification des formes institutionnelles. L’expérience des deux dernières décennies montre à cet égard que très souvent, le politique s’est érigé en obstacle majeur au changement institutionnel. L’hypothèse de l’autonomie du politique par rapport à l’économique justifie que l’on ait envisagé la possibilité que l’Etat joue un rôle de promoteur d’une modalité nationale spécifique d’intégration à l’économie mondiale. Sur cet aspect, nous réfutons la thèse développée ailleurs et selon laquelle la rente pétrolière est une malédiction. La rente pétrolière n’est ni une malédiction, encore moins une bénédiction. Tout dépend, encore une fois, de l’usage qui en est fait par la société.

L’hypothèse du fondement politique de l’obstacle au changement institutionnel se trouve renforcée dès lors que l’on considère le caractère économiquement indéterminé de la rente pétrolière. D’une certaine manière, l’on pourrait affirmer que c’est précisément l’indétermination économique de la rente externe qui ouvre la voie à sa « détermination » politique. Du point de vue de la rationalité politique dont l’objectif est, rappelons-le, l’accumulation du pouvoir, le maintien de configurations institutionnelles clientélistes paraît tout à fait compatible avec le régime rentier d’accumulation. Le mode de régulation clientéliste peut en effet être considéré comme étant le plus compatible avec le régime rentier298. Mais il s’agit là d’une compatibilité qui relève davantage de la logique pure que d’une fatalité. L’expérience de certains pays rentiers montre que le clientélisme, comme mode de régulation, est une tentation politique qui peut être combattue avec succès, pour peu que le pouvoir politique en saisisse le caractère impératif. La reproduction matérielle de la société peut, sur le court terme, s’accommoder de pratiques clientélistes, mais il ne peut en être ainsi sur le moyen et long terme. Economiquement parlant, le refus politique de la régulation par l’économique n’est pas une alternative crédible (et donc durable) à la régulation par l’économique.

Tels sont les éléments sur lesquels il nous semblait important de revenir en guise de conclusion. Le présent travail se veut une contribution modeste à une réflexion qui a pour cadre la théorie de la régulation. A notre connaissance, peu de travaux sont consacrés, dans ce cadre, à l’analyse du régime rentier à l’œuvre en Algérie. C’est dire la nécessité de développer un programme de recherche régulationniste appliqué à l’économie algérienne, programme qui prendrait en charge nombre d’impératifs tels que la pluridisciplinarité, la prise en compte de la période longue, la vérification économétrique des régulations partielles, … etc. Le programme en question devrait aussi et surtout dépasser le cadre de l’analyse neutre et abstraite pour formuler des propositions concrètes de sortie de crise, comme cela est de tradition dans les analyses qui se réclament de l’économie institutionnelle ; la perspective pratique de celle-ci étant davantage tournée vers la réalisation du changement que vers la recherche des conditions d’un équilibre virtuel.

Notes
291.

Voir chapitre II, section 4.

292.

Une telle conclusion justifierait que l’on répertorie l’analyse économique de l’auteur dans le courant de la Régulation. De par son approche et ses conclusions, L. Addi développe en effet une analyse dont la proximité avec la TR se révèle très forte.

293.

En réalité, le « compromis tacite global régulateur » évoqué par l’auteur et dont la signification peut se résumer à « discipline relâchée à l’intérieur de l’usine, autoritarisme politique à l’extérieur » définit un mode d’articulation entre le politique et l’économique.

294.

Les critiques, nombreuses, adressées à la TR font l’objet d’un débat interne au sein de l’Ecole de la Régulation, débat dont « La lettre de la Régulation » fait régulièrement l’écho. Ces critiques ne semblent cependant pas avoir suffisamment pris en charge les questions liées à la pertinence de la transposition de la TR à l’analyse du développement, en particulier celle de l’opportunité du recours aux formes institutionnelles canoniques de la Régulation pour appréhender les problèmes de développement. Voir chapitre I, sections 2 et 3.

295.

Habituellement, la libéralisation est conçue comme étant le processus par lequel l’Etat se désengage progressivement de ses missions de contrôle et de régulation au profit du marché. Du point de vue de la TR, la libéralisation peut être définie comme le changement institutionnel qui s’effectue par la modification du principe d’action des formes institutionnelles, en substituant au principe de la loi et de la contrainte celui de l’incitation, du compromis et de la routine.

296.

D’où l’accumulation, sur le plan de l’insertion externe, de réserves de change considérables et l’institution, sur le plan budgétaire, d’un fonds de régulation des recettes.

297.

Ainsi, pour ne retenir que les indicateurs clés, le poids du secteur des hydrocarbures n’a cessé de se renforcer dans la structure du PIB, du budget de l’Etat, et des exportations. Voir chapitre III, section 2.

298.

C’est la thèse défendue par Peguin & Talha (2002) et Amarouche (2004, 2006), entre autres. Ce dernier va cependant plus loin puisqu’il déduit de la compatibilité logique entre régime rentier et configuration clientéliste des formes institutionnelles une conclusion d’ordre pratique à portée générale, conférant au maintien du régime rentier d’accumulation le caractère d’une fatalité.