Introduction

A l’occasion d’un discours prononcé en juillet 2000 concernant la prise en charge des enfants dysphasiques et dyslexiques (la dysphasie et la dyslexie constituent deux troubles relatifs à la maîtrise de la langue), Jack Lang, Ministre de l’Education nationale, a rappelé ses grandes orientations pour l’école primaire. Il a notamment insisté sur le fait que « la langue est la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines »1. La langue constitue en effet ce qui assure la transversalité de toutes les disciplines scolaires, un vecteur incontournable de tout apprentissage. Sa maîtrise par l’élève, tant sur le plan oral que sur le plan écrit, conditionnera sa réussite scolaire. Mais elle conditionnera également, à plus long terme, son insertion sociale et professionnelle.

La langue est en effet un outil de communication dont l’émergence a répondu à des besoins socio-culturels, et qui s’est transmise de génération en génération. D’après Vygotsky2, le langage constitue un outil mental ou instrument psychologique central chez l’homme. Comme tout instrument psychologique, le langage médiatise l’action de l’homme sur sa conduite ou sur celle d’autrui (et inversement l’action d’autrui sur sa propre conduite), de la même façon que l’action de l’homme sur la nature passe par la médiation de l’outil, intermédiaire entre l’organisme et le milieu physique. Vygotsky établit un parallèle entre les outils techniques et les outils mentaux. Le langage est socialement élaboré et socialement transmis de l’expérience des générations antérieures, de la même façon que les outils ou les techniques sont des produits d’une société. Comme le souligne Vygotsky, « les instruments psychologiques sont des élaborations artificielles ; ils sont sociaux par nature et non pas organiques ou individuels »3. Le langage en tant qu’instrument psychologique présente pour chaque nouveau sujet humain un caractère de contrainte et d’extériorité. Une médiation sociale sera donc nécessaire afin de l’aider à se l’approprier. On peut dire que le développement langagier de l’individu est de nature sociale pour deux raisons : en premier lieu, cet instrument psychologique a son origine dans l’histoire sociale et culturelle des hommes ; en second lieu, son appropriation ne peut se réaliser, pour chaque individu, qu’au travers d’activités réalisées en interaction avec autrui.

L’instrument langage est partagé par les membres d’une communauté et assure une meilleure communication entre chacun et une plus grande cohésion sociale. L’individu qui n’accède pas à sa maîtrise, malgré une scolarisation, risque de se trouver exclu du système culturel qui en partage le code. Telle est la difficulté majeure à laquelle se trouvent confrontées les personnes en situation d’illettrisme. Si la problématique de la dysphasie et de la dyslexie - deux troubles relatifs à la maîtrise de la langue - apparaît préoccupante aujourd’hui, et amène à rechercher des solutions pour la prise en charge des enfants présentant ces troubles, la problématique de l’illettrisme, davantage tournée vers l’adulte, interroge également.

L’illettrisme est au cœur de préoccupations sociales depuis une quarantaine d’années. Le mot «  illettrisme » est apparu dans les années 70, au sein de l’association ATD Quart-Monde qui voulait attirer l’attention sur l’analphabétisme plus ou moins complet de certains adultes de milieux défavorisés. En 1984, un rapport officiel au Premier Ministre, révèle qu’« un nombre important de personnes francophones, ayant été scolarisées, ont de sérieuses difficultés avec la langue écrite, au point d’être incapables de comprendre un exposé simple de faits en rapport avec la vie quotidienne »4.

En 2003, l’ANLCI (agence nationale de lutte contre l’illettrisme) propose une définition de l’illettrisme : « l’illettrisme qualifie la situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples »5. Des données chiffrées récentes montrent que « 9% de la population adulte âgée de 18 à 65 ans ayant été scolarisée en France est en situation que l’on peut qualifier d’illettrisme, soit 3 100 000 personnes en métropole »6. Notre thèse portant sur l’illettrisme se centre donc sur la situation d’adultes qui ont été scolarisés en France et qui malgré cette scolarisation présentent des difficultés dans la maîtrise de la lecture-écriture.

On a pu voir précédemment l’importance de la médiation sociale dans le parcours d’acquisition du langage chez tout individu. La situation d’illettrisme qu’on rencontre en France au niveau d’une population d’adultes vient interroger la médiation langagière qui a pu se jouer durant l’enfance de ces personnes. Sans vouloir en faire les responsables de cette situation, on peut interroger les éducateurs qui se sont succédé durant l’enfance : les principaux sont les parents et les instituteurs. L’illettrisme interroge l’institution scolaire dans ses missions, ses fonctions. Soulignons cependant avec Bentolila qu’il ne s’agit pas « de lui intenter un mauvais procès en l’accusant d’être le principal responsable de l’illettrisme en France »7. Comme on le verra dans ce travail doctoral, la dimension de l’existence des personnes en situation d’illettrisme et de ses aléas, leur vécu composé des événements qu’elles ont pu rencontrer rentrent tout autant en ligne de compte dans l’émergence de la situation d’illettrisme. En somme, l’étiologie de cette dernière est complexe et multifactorielle.

Les constats qui précèdent posent problème à deux niveaux :

Ce dernier questionnement nous amène à opérer un lien entre les deux pistes de réflexion soulevées. S’il est vrai que « pour l’adulte qu’est devenu cet illettré, tout se passe comme si son symptôme constituait le rappel permanent de cette enfance »8, quels liens peut-on dégager entre le parcours de l’enfant et le parcours de l’adulte en matière d’apprentissage ou de réapprentissage du langage oral et du langage écrit ? Ces liens pourraient être établis à deux niveaux :

Une pratique de formation auprès d’un public d’adultes en situation d’illettrisme, conjuguée à des réflexions théoriques nous a permis d’approcher ces questions premières et de les affiner. En effet, dans le cadre d’un DESS en psychologie de l’éducation en 1999/2000, nous avons été amenée à effectuer un stage au sein d’un atelier de formation de base. Nous avons ensuite poursuivi pendant 8 ans cette action de formation en tant que formatrice bénévole. Les adultes que nous avons interviewés dans le cadre de la pré-enquête et de l’enquête sont des apprenants inscrits dans cet atelier.

Avant de débuter notre action de formation, nous avions lu un ouvrage de Bentolila9 et nous avions été frappée par ces propos : « l’illettrisme n’autorise que des discours et des textes présentant un très faible degré de cohérence explicite : l’absence quasi-totale de liaisons logiques, la grande difficulté à maintenir une organisation chronologique donnent aux productions orales et aux rares productions écrites un caractère disloqué, sans cohérence narrative, ni – a fortiori – argumentative »10. Aussi, nous sommes-nous questionnée sur les capacités d’expression orale des personnes en situation d’illettrisme, notamment sur leurs capacités narratives. Qu’en est-il des productions narratives de ces personnes ? Ces productions présentent-elles ce « caractère disloqué, sans cohérence narrative »11 ?

Nous avons eu l’occasion, dans le cadre d’un mémoire de DESS, de faire passer plusieurs entretiens à quelques apprenants. L’analyse de ces productions révèle le caractère implicite de leurs propos, leurs difficultés à prendre en compte les connaissances préalables de l’interlocuteur à propos des sujets qu’ils abordent. Les apprenants interviewés ont du mal à se décentrer de leur propre contexte vécu afin de s’ajuster au mieux au contexte vécu du récepteur du message, d’où des difficultés de compréhension chez ce dernier. Ainsi, l’entretien que nous avons eu avec Luc, un apprenant de l’atelier de formation de base où nous faisions notre stage, faisait suite à une visite dans une bibliothèque pour trouver un livre sur un thème et l’emprunter. Luc avait en effet formulé le souhait d’aller à la bibliothèque chercher un livre sur la Hollande (et de l’emprunter si possible) : en effet, il est question qu’il s’y rende et il voudrait mieux connaître ce pays, les visites envisageables. Dans l’entretien, nous demandons à Luc d’expliciter les différentes séquences d’actions réalisées à la bibliothèque. Tout au long de l’entretien, Luc recourt majoritairement à l’implicite, à la communication par demi-mots, par allusions, que seul un interlocuteur avisé (ayant partagé la même expérience) est à même de comprendre. En première partie de l’entretien, Luc rappelle quelques séquences qui lui semblent suffisantes pour la compréhension de ce qu’il a fait à la bibliothèque. Si nous n’avions pas cherché à lui faire expliciter davantage ses propos, il s’en serait contenté (en disant : « voilà, c’est tout »). C’est à partir de nos questions de relance que Luc est amené à préciser deux phases essentielles qu’il n’avait mentionnées que très partiellement, ainsi que leur enchaînement logique (nous voulions ainsi l’amener à expliciter que c’était parce qu’il n’avait pas trouvé le livre qu’il recherchait par le biais de l’ordinateur qu’il était allé au rayon « Europe », où un tel livre pouvait se trouver, afin de le rechercher).

Ainsi, notre questionnement a cheminé, concernant les capacités langagières orales des personnes en situation d’illettrisme ; plutôt que d’étudier la cohérence narrative de leurs productions orales, nous nous sommes intéressée au degré d’explicitation de leur propos, notre présupposé étant que ces personnes ont tendance à développer un discours implicite, trop fortement contextualisé pour être compris du récepteur du message. Notre thèse s’est donc orientée vers le concept d’explicitation.

Le présent travail se découpe en trois grandes parties :

Notes
1.

LANG, J. Discours de Jack Lang sur la prise en charge des enfants dysphasiques et dyslexiques. In Site de l’APEDYS France, [en ligne].

<http://www.apedys.com/rapport_gouv.htm#EN1> (Page consultée le 27 octobre 2010)

2.

VYGOTSKY, L.S. (1935) Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

3.

p. 39.

4.

ESPERANDIEU, V., LION, A., BENICHOU, J.P., Des illettrés en France. Rapport au Premier Ministre. La Documentation Française : Paris, 1984, 157p.

5.

ANLCI, Lutter ensemble contre l’illettrisme : cadre national de référence, 2003, p. 72.

6.

ANLCI. Illettrisme : les chiffres : exploitation par l’agence nationale de lutte contre l’illettrisme de l’enquête information et vie quotidienne conduite en 2004-2005 par l’INSEE. Site de l’ANLCI, [en ligne].

<http://anlci.gouv.fr/?id=445> (Page consultée le 20 septembre 2010)

7.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, p. 114.

8.

GINET, D. Paul ou l’impossible rapport à l’écrit. In BESSE, J.M., DE GAULMYN, M.M., GINET, D., LAHIRE, B. (Dirs) L’« illettrisme » en questions. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 223.

9.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996

10.

p. 67.

11.

Ibid.

12.

PIAGET, J., La prise de conscience. Paris : PUF, 1974

PIAGET, J., Réussir et comprendre. Paris : PUF, 1974

13.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994

14.

SOETARD, M. Sciences de l’éducation ou sens de l’éducation ? L’issue pédagogique. In HOUSSAYE, J., SOETARD, M., HAMELINE, D., FABRE, M., Manifeste pour les pédagogues. Issy-les-Moulineaux : ESF éditeur, 2002, p. 59. C’est l’auteur qui souligne.

15.

PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008