Chapitre 1 – L’illettrisme : un terme flou, né d’une préoccupation praxéologique.

I - Dans quel contexte émerge le néologisme « illettrisme » en France ?

Avec la mise en place de l’école obligatoire par Jules Ferry à la fin du XIXème siècle, l’alphabétisation de la France se consolide et s’homogénéise. Au milieu du XXème siècle, la France est totalement alphabétisée.

Ainsi, se développe l’idée que l’analphabétisme est un problème qui, désormais, ne concerne plus la France. Les campagnes d’alphabétisation que mène l’UNESCO dans le monde apparaissent comme une réalité lointaine. En 1979, à une enquête du Parlement Européen adressée à l’ensemble des états membres, la France, comme l’Allemagne et le Luxembourg, répond qu’elle n’est pas concernée par les problèmes d’analphabétisme qui ne touchent que les populations immigrées dont la langue maternelle n’est pas le français.

Cependant, pour les acteurs de terrain, la réalité paraît plus complexe. Ainsi, l’association caritative ATD Quart-Monde (Aide à Toutes Détresses) constate l’émergence d’un phénomène nouveau : le nombre de personnes ne pouvant lire et écrire correctement est en train de croître. Par le biais de ses actions (bibliothèques de rue, pivots culturels, colportage de livres, …) et les discours de ses militants, ATD Quart-Monde essaie de sensibiliser l’opinion et les pouvoirs publics sur ce phénomène. « La plus connue de ces interventions a été prononcée par le père Joseph Wresinski en 1977 : " Que dans 10 ans, il n’y ait plus un seul illettré dans nos cités " »16.

Parallèlement, dans la période 1980-1981, deux rapports sur la pauvreté sont rédigés : un rapport commandé à la Fondation pour la recherche sociale, dans le cadre du programme européen de lutte contre la pauvreté ; ensuite, le rapport rédigé par Gabriel Oheix, conseiller d’Etat17. Il s’agit des deux premiers rapports qui traitent expressément du fait que des personnes de langue maternelle française ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture et qui proposent une campagne de lutte contre l’illettrisme.

Un groupe de travail se constitue en 1982, dans le cadre de la mission pauvreté, lancée par le cabinet de Pierre Bérégovoy. Ce groupe de travail obtient par ailleurs l’appui de l’UNESCO, riche de son expérience des campagnes d’alphabétisation développées dans les pays du Tiers-Monde, ainsi que de pays industrialisés, tels que le Royaume-Uni, qui représente dès cette époque une référence, du fait de sa réussite en matière de mobilisation des médias.

Les recherches effectuées par ce groupe de travail sont capitalisées dans un rapport remis au Premier Ministre, présenté en Conseil des Ministres en janvier 1984 : « Des illettrés en France »18. Ce rapport traite prioritairement des personnes qui ont été régulièrement scolarisées pendant leur enfance en France et établit pour la première fois un bilan de la situation des français par rapport à la maîtrise de la lecture et de l’écriture.

Le Conseil des Ministres adopte ce rapport et, s’inspirant des principales propositions qui y sont émises, ébauche les grandes lignes d’une politique de lutte contre l’illettrisme. D’autre part, il décide de créer une structure interministérielle : le G.P.L.I. ou Groupe Permanent de Lutte contre l’Illettrisme, qui assurera le suivi et la mise en œuvre de cette politique. Le GPLI est constitué d’un secrétariat général et de correspondants dans chaque région et dans chaque département, nommés par un préfet. Le 17 octobre 2000, le GPLI est remplacé par l’A.N.L.C.I. (Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme), qui remplit des missions similaires.

Le néologisme « illettrisme », dont ATD Quart-Monde a été le promoteur, devient dorénavant le terme officiel concernant la maîtrise difficile de la lecture et de l’écriture par des personnes de langue maternelle française, scolarisées en France. Contrairement aux autres pays confrontés à ce problème, la France crée un mot nouveau : « les francophones belges ou québécois continuent de parler d’"analphabétisme", les anglophones d’"illiteracy", les Allemands d’"Analphabetismus", les Espagnols et les Italiens d’"analfabetismo" »19. Les dirigeants français, à l’instar d’ATD Quart-Monde jugent que le terme d’analphabétisme a une connotation péjorative pour les adultes du Quart-Monde. Dans un souci de ne pas stigmatiser la partie de la population concernée (souvent appelée public(s)), les personnes ne sont plus dites « illettrées » mais « en situation d’illettrisme ». L’alphabétisation devient, par ailleurs, la « lutte contre l’illettrisme ».

On constate donc que le terme « illettrisme » est né, non d’une préoccupation scientifique, mais d’une préoccupation d’acteurs de terrain, de militants qui ont voulu faire prendre conscience à l’opinion et aux pouvoirs publics français d’une réalité que ceux-ci ignoraient ou ne voulaient pas reconnaître. Il s’agit bien d’un terme, davantage que d’un concept.

Notes
16.

ESPERANDIEU, V., VOGLER, J., L’illettrisme. Paris : Flammarion, 2000, p. 20.

17.

Fondation pour la recherche sociale, La pauvreté et la lutte contre la pauvreté : rapport français présenté à la Commission des Communautés européennes, 1980

OHEIX, G., Contre la précarité et la pauvreté : 60 propositions. Groupe de travail interministériel sous la direction de Gabriel Oheix, 1981

18.

ESPERANDIEU, V., LION, A., BENICHOU, J.P., Des illettrés en France. Rapport au Premier Ministre. Paris : La Documentation Française, 1984, 157p.

19.

VELIS, J.P., La France illettrée. Paris : Le Seuil, 1988, p. 28.