B - Une pédagogie issue d’une production de chercheurs : l’expérience de Uzé (1989).

Le cadre théorique sur lequel s’appuient les travaux de Uzé (1989) est celui des thèses de Laurence Lentin « concernant le passage du « penser-parler » au « lire-écrire », considéré comme acte langagier total, et ceci dans la continuité »79.

La thèse que soutient Lentin est qu’« il n’y a pas de rupture entre le système langagier oral et le système langagier écrit »80. L’enfant développe très tôt des variantes langagières orales qui, progressivement, deviennent écrivables ; autrement dit, à un moment donné de son développement, un nombre croissant de ses productions orales peuvent s’écrire telles quelles car elles sont grammaticalement correctes. Afin d’entrer dans le système langagier écrit, il faut que l’apprenant soit capable de produire des énoncés syntaxiquement structurés. Le parler juste, au niveau syntaxique, est donc un préalable nécessaire au lire-écrire juste. Ce parler juste se développe progressivement, amenant l’apprenant à produire des énonciations de plus en plus explicites qui, au final, peuvent s’écrire. Ces énonciations explicites permettent à l’apprenant « de s’exprimer, sans référence à une situation concrète, uniquement à l’aide de signifiants linguistiques, y compris ceux chargés de mettre en lumière les relations de la pensée que sont les "introducteurs de complexité" »81. « C’est donc dans cette partie commune au français parlé et au français écrit que l’apprenant pourra passer « du parler au lire » à l’aide (…) d’énonciations orales ou écrites appropriées qu’il rencontrera dans son expérience cognitivo-verbale »82. Lentin souligne toute l’importance des interactions langagières entre l’adulte et l’enfant dans ce passage du parler au lire, c’est-à-dire, dans le passage des variantes orales aux variantes orales écrivables, puis aux variantes écrivables.

Nous avons utilisé, dans le paragraphe précédent, les termes « enfants » et « apprenants ». Le terme « apprenant » est-il réservé exclusivement à l’enfant, ou peut-il s’appliquer également à l’adulte, en l’occurrence l’adulte en situation d’illettrisme ? Selon Lentin, le terme « apprenant », qu’elle emploie dans les citations précédentes pour référer à l’enfant, peut également désigner un adulte, dans la mesure où « le problème de l’illettrisme ne peut pas être traité en dehors du problème de l’acquisition et du fonctionnement du langage »83.

Ces thèses ont été expérimentées avec succès auprès d’enfants tout-venant84. Uzé (1989) s’est alors intéressée à une expérimentation auprès d’adultes handicapés mentaux en difficulté dans le rapport au lire-écrire.

Elle a élaboré 5 livrets pédagogiques intitulés On y va ! 85, basés sur une progression syntaxique : les premiers livrets utilisent davantage de « phrases simples », au sens de Lentin, c’est-à-dire de phrases exprimant un seul message ; progressivement sont introduites les « phrases simples multiples » qui intègrent plusieurs messages et les « phrases complexes » où les messages sont mis en relation par des connecteurs de temporalité, causalité, conséquence, …

Ces livrets abordent des thèmes qui correspondent aux intérêts des adultes à qui ils s’adressent. Uzé souligne en effet qu’il est « indispensable de proposer une approche fondamentalement différente de celles les ayant conduits à des échecs répétés »86. Chaque livret comporte des textes et des illustrations. Au départ, l’illustration est en parfaite adéquation avec le texte. Au fur et à mesure de la progression, exclusivement d’ordre syntaxique, l’illustration devient davantage une référence qu’une aide à la lecture du texte.

A l’aide de ces 5 livrets pédagogiques, support de sa méthodologie, Uzé (1989) a mis en place une expérimentation auprès de 20 participants âgés de 14 à 24 ans (au terme des deux années d’expérimentation, il n’en restait plus que 10, étant donnée la mobilité de cette population). « Ces jeunes gens fréquentaient soit un Institut Médico-Pédagogique [IMP], soit un Centre d’Aide par le Travail [CAT] »87. Les deux sexes étaient également représentés. Chacun était par ailleurs volontaire pour s’engager dans une démarche d’apprentissage du lire-écrire.

Cette expérimentation s’est déroulée de novembre 1981 à janvier 1984.

Une évaluation initiale du fonctionnement cognitif et du fonctionnement langagier des sujets a été conduite. Le fonctionnement cognitif a été évalué selon un document élaboré par le Groupe de Recherche et d’Enseignement en Pédagogie Spécialisée, document ayant pour base théorique les travaux de Piaget. Le fonctionnement langagier a été évalué par le biais de deux entretiens, analysés en fonction de la syntaxe des énoncés (les différentes catégories d’énoncés étant : phrase simple, phrase simple multiple, phrase complexe).

Quatre types de séances ont été conduits pendant cette durée, selon le référentiel théorique énoncé plus avant :

Chaque séance a fait l’objet d’un relevé chronologique des fiches élaborées par le sujet et d’une analyse linguistique des énonciations obtenues (à l’oral comme à l’écrit).

Deux bilans ont été réalisés, l’un en juin 1983 (bilan qui montre une augmentation du pourcentage de phrases complexes produites oralement pour 8 apprenants sur 10), l’autre en janvier 1984 concernant la démarche de lecteur et celle d’énonciateur d’écrit. Au final, les résultats obtenus ont montré que :

Ainsi, les hypothèses apparaissent confirmées, même si l’effectif de sujets testés est assez restreint (10 sujets). Soulignons par ailleurs que cette expérience a porté sur une catégorie particulière de personnes en situation d’illettrisme : des personnes handicapées mentales fréquentant un IMP ou un CAT. De nouvelles expériences « semblables commencent à se mettre en place avec d’autres catégories d’apprenants tardifs illettrés « tout-venant » : elles ont toutes les chances d’être positives »89.

C’est dans le cadre d’une exploration théorique que s’inscrit la pédagogie de l’explicitation que nous souhaitons mettre en place, même si les pédagogies issues de productions d’acteurs apportent aux chercheurs une contribution non négligeable. Ainsi, concernant la pédagogie de la communication de Vinérier (1994), nous retenons :

Ces deux facteurs correspondraient à la motivation qu’Houssaye appelle « implication » : « celle-ci est fonction d’un ensemble de trois sentiments qui conditionnent l’engagement d’un sujet : le sentiment de sécurité qui se traduit dans la disponibilité du moment ; le sentiment d’être concerné par le projet et la nature de l’activité ; le sentiment de vivre son autonomie »91.

Nous allons, dans le chapitre qui va suivre, explorer les fondements théoriques sur lesquels s’appuie Uzé (1989) (nous nous intéresserons ainsi aux travaux de Lentin, linguiste) et les mettre en lien avec la perspective d’un autre linguiste qui questionne la problématique de l’illettrisme : Bentolila. En un troisième chapitre, il s’agira d’articuler ces deux perspectives linguistiques avec la perspective constructiviste.

Ainsi, nous souhaitons traiter de l’illettrisme dans une perspective de chercheur (même si nous avons été actrice auprès de ce public dans un atelier de formation de base), sans déconnecter cependant cette recherche du terrain qui l’a vue naître.

Notes
79.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 59.

80.

LENTIN, L. Combattre l’illettrisme… Bulletin d’information de l’ASFOREL, 1985, n°14, p. 5.

81.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 60.

82.

LENTIN, L. Combattre l’illettrisme… Bulletin d’information de l’ASFOREL, 1985, n°14, p. 6.

83.

p. 5.

84.

LENTIN, L., Du parler au lire : interaction entre l’adulte et l’enfant. Paris : ESF, 4ème éd., 1983

85.

UZE, M., Je parle donc je lis. Vaincre l’illettrisme avec les livrets : On y va !. Paris : Fleurus, 1989

86.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 57.

87.

p. 63.

88.

p. 67.

89.

Ibid.

90.

HOUSSAYE, J., Le triangle pédagogique. Berne : Peter Lang, 1988

91.

HOUSSAYE, J. Construire la motivation. Educations, décembre 1994-janvier 1995, n°1, p. 25.