I - L’illettrisme : un handicap linguistique global.

Dans le chapitre précédent, nous avons essayé de définir le terme « illettrisme » et nous avons pointé les difficultés du public concerné. Malgré son hétérogénéité, une difficulté commune a pu être dégagée, qui a trait à la relation problématique au langage écrit : les personnes en situation d’illettrisme ont du mal à lire et à écrire, ce qui les handicape dans leur vie quotidienne.

Selon Bentolila, linguiste, les difficultés des illettrés ne se résument pas qu’au seul langage écrit. Elles concernent également le langage oral : « L’illettrisme ne se limite pas (…) à une relation difficile et ambiguë avec le texte écrit, il est la manifestation d’un malaise global avec la langue ; les difficultés de lecture trouvent dans l’oral sinon leur source, du moins leur écho »92. Ainsi, l’illettrisme correspondrait à un handicap linguistique, tant sur le versant de l’oral que sur celui de l’écrit : « Les deux handicaps sont solidaires l’un de l’autre et se renforcent mutuellement »93.

Nous évoquons ici le concept de langage. Quelle en est sa définition et comment ce concept se différencie-t-il du concept de « langue » ?

Saussure, initiateur de la linguistique contemporaine, notamment du courant structuraliste, a défini ces deux concepts. Le langage correspond à une faculté propre à l’espèce humaine, qui se sépare, pour Saussure, entre la parole, située du côté de l’individu, et la langue, située au niveau du collectif.

Lentin, linguiste qui s’inscrit dans la lignée de Saussure, parle de fonction langage, qui correspond, d’une part à une fonction mentale, d’autre part à une fonction biologique. Selon cet auteur, la fonction langage est innée, la capacité linguistique acquise ; autrement dit, « la fonction langage n’est chez l’être humain qu’une potentialité : il lui faut s’actualiser dans la langue de l’environnement immédiat, ce qui exige une maîtrise du système »94.

Lentin souscrit à la définition de la langue proposée par de Saussure : “ La langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de la faculté du langage chez les individus ”95. La langue, comme système autonome de dépendances internes, est sociale, indépendante de l’individu, propre à une communauté linguistique. L’acte qui consiste à puiser dans ce “ trésor ” collectif, l’acte qui consiste à utiliser la langue s’appelle la parole. “ La langue est de l’ordre du psychique, du collectif, du général. La parole est de l’ordre du psycho-physiologique, de l’individuel, du particulier ”96.

L’apprentissage de la langue renverrait donc à l’acquisition d’un certain nombre de règles, contraignantes, codifiées socialement et posées en extériorité par rapport à l’enfant. Si l’on ne prend en compte que le versant de l’apprentissage de la langue, « on perd de vue l’essentiel : l’enfant qui apprend à parler se livre à une activité personnelle originale et créatrice qui seule peut lui assurer par la suite une authentique autonomie de son fonctionnement mental et langagier »97.

En résumé, la langue renverrait davantage à un outil socialement élaboré, un instrument d’une communauté, le langage à une fonction potentielle, s’actualisant dans la parole, issue d’une production originale, individuelle.

Comment se manifestent, au niveau du langage oral, les difficultés de parole des personnes en situation d’illettrisme ?

Bentolila formule ainsi leur principale difficulté de parole : « on se comprend, en deçà ou au-delà des indices que fournit le message ; la compréhension n’est pas modelée par ces indices ; la compréhension va d’elle-même, va pratiquement sans dire »98.

La difficulté majeure des illettrés réside dans le non-respect d’un des éléments constitutifs de la communication : le contexte. Nous faisons ici référence à une des composantes essentielles de la communication, telle que l’a décrite Jakobson.

Pour décrire la fonction de communication du langage, et les différentes composantes qui y sont impliquées, les linguistes ont eu recours à des schémas descriptifs. Parmi ces schémas, figure celui de Jakobson99 :

Schéma n°2 : Schéma linguistique de Jakobson
Schéma n°2 : Schéma linguistique de Jakobson

Lors de toute communication, le destinateur envoie un message linguistique à un destinataire. Pour être reçu et compris, les deux protagonistes doivent posséder un code commun. Ce code correspond à un stock dans lequel on choisit entre les unités pour construire le message. La transmission se fera si un contact s’établit (le contact correspondant à une connexion physique, physiologique et psychologique). Enfin, le destinateur et le destinataire sont inscrits dans un contexte, qui peut être verbal (la conversation en cours) ou situationnel (la situation dans laquelle nous nous trouvons). Le contexte renvoie également au référent, à ce dont il est question lorsque nous parlons, à un « objet » du monde extérieur au langage.

Les illettrés considèrent que le contexte des destinataires de leur message, autrement dit l’ensemble des informations dont disposent ceux-ci relativement au message qui va leur être délivré, est identique à leur propre contexte, aux informations qu’ils possèdent. La communication va donc fonctionner majoritairement dans l’implicite, le destinateur supposant que le destinataire de son message sait ce que lui-même sait. Il va en découler bon nombre de malentendus.

« Le lancement du message illettré fait automatiquement entrer celui à qui on l’adresse dans un monde virtuel où l’on est supposé partager d’emblée expériences, sentiments, opinions ; un monde virtuel dans lequel le message ne fait que confirmer ce que l’on sait déjà, ne fait que souligner tel aspect ou tel autre d’une expérience prétendument partagée »100.

Si les illettrés ont du mal à lire-écrire juste, ils ont aussi des difficultés à parler juste, le parler juste supposant « l’ajustement pertinent des moyens dont nous disposons aux attentes d’un auditeur particulier et aux exigences d’une situation particulière »101. Les attentes du destinataire et les exigences de la situation qu’évoque Bentolila renvoient au contexte, autrement dit aux informations relatives au discours du destinateur que le destinataire connaît ou ignore.

Pour parler juste, le destinateur du message doit se poser une série de questions : que sait l’autre de ce que je sais ? Qu’ignore-t-il ? Quelles sont les zones de chevauchement entre mon contexte et celui du destinataire ? Quelles zones me sont propres ? Quelles zones sont propres au destinataire ? Le destinateur doit par ailleurs ajuster son discours (autrement dit, ajuster ses moyens linguistiques) en fonction des réponses à ces questions. Ces questions du destinateur du message renvoient aux devoirs qui lui sont impartis lorsqu’il formule un message à un destinataire.

Ainsi, les personnes en situation d’illettrisme ont des difficultés avec les devoirs (mais également les droits) que suppose la communication, notamment avec le devoir d’explicitation du message dédié au destinataire.

Notes
92.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 35.

93.

p. 37. C’est l’auteur qui souligne.

94.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 59. C’est l’auteur qui souligne.

95.

SAUSSURE, F., Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1973, p. 419.

96.

p. 37.

97.

LENTIN, L. Problématique de l’acquisition de la syntaxe chez le jeune enfant. Langue Française, 1975, n°27, p. 21. C’est l’auteur qui souligne.

98.

98 BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 38-39.

99.

JAKOBSON, R., Essais de linguistique générale. Paris : Ed. De Minuit, 1963, p. 214.

100.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 40. C’est l’auteur qui souligne.

101.

BENTOLILA, A., Le propre de l’homme : parler, lire, écrire. Paris : Plon, 2000, p. 37.