II - Les liens entre les compétences langagières orales et les compétences langagières écrites.

Comment expliquer les difficultés de parole des personnes en situation d’illettrisme ?

Selon Bentolila, ces difficultés s’enracinent dans une acquisition déficiente de la langue maternelle. Un détour par le parcours d’acquisition du langage oral chez le jeune enfant est ici nécessaire pour mieux comprendre les difficultés langagières des adultes en situation d’illettrisme.

En un premier temps, l’enfant se sert de la langue pour exiger (un biberon par exemple) et pour désigner tel ou tel objet de son monde environnant. « Se définit donc une première phase : celle où l’enfant va dire de quoi ou de qui il parle »102. En un second temps, l’enfant « dit non seulement ce dont il parle, mais il indique aussi et surtout ce qu’il veut en dire »103.

Cependant, une condition de ce passage du premier au second temps est la confirmation par l’autre de cette hypothèse émise sur le langage : parler, c’est « tenir des propos sur… ».

Etant donné que les premiers messages élaborés par le jeune enfant comportent peu d’indices susceptibles de faciliter leur compréhension (que ces messages correspondent à la première ou la deuxième phase d’acquisition), celui-ci ne peut « effectuer ses premières armes linguistiques que dans un contexte de très grande connivence, d’extrême proximité ; un contexte dans lequel le message manifeste et confirme le partage d’une expérience plus qu’il ne fournit les moyens de découverte et de construction »104.

Une pratique langagière de connivence est marquée par l’utilisation d’un certain nombre d’opérations telles que « la thématisation, l’aspectualisation et la juxtaposition »105 (la liste ne se veut pas exhaustive). Ces opérations sont caractérisées par le fait que les marques de temps sont rares et par une « absence quasi-totale des connecteurs logiques marquant formellement les liens entre les propositions et les phrases »106.

Cependant, au fur et à mesure de son avancée en âge, l’enfant va être confronté à une multiplicité d’interlocuteurs. Il lui faudra donc apprendre à sortir du contexte de connivence premier, où quelques mots suffisaient à se faire comprendre de l’autre, pour entrer dans un contexte de distanciation en intégrant le fait que l’autre ne sait pas forcément de quelle expérience l’enfant veut témoigner. « C’est une longue marche sémiologique que va effectuer l’enfant, ponctuée de difficultés, parfois d’angoisses, en tout cas de questionnement (…) Comment fait-on pour transmettre un sens ? Comment fait-on pour mettre en mots ? »107.

« Sortir du pré carré de la familiarité et de la connivence pour s’adresser à ceux que l’on connaît moins pour leur dire des choses qu’ils ignorent, tel est le vrai défi de l’apprentissage de la langue »108. C’est bien la fonction du langage que de parler du plus étrange au plus étranger, ou au plus inconnu. C’est sur ces hauteurs « où se raréfie l’oxygène du « déjà-su » (…) que la découverte l’emporte sur le prévisible, que la conquête du sens est à la fois une invitation et un défi, une promesse et une exigence. C’est aux confins du dire, à l’orée de l’indicible que la langue déploie toute sa puissance, mobilise tous ses moyens »109.

Dans ses recherches relatives à l’acquisition du langage oral, Lentin, linguiste, étudie, tout comme Bentolila, l’acquisition du savoir-parler, acquisition qu’elle met en lien avec le degré d’explicitation des messages construits par l’enfant : « L’enfant « sait parler » lorsqu’il maîtrise un fonctionnement syntaxique lui permettant d’énoncer explicitement au moyen du seul langage une pensée ou un enchaînement de pensées en ou hors situation »110.

Elle distingue ainsi les mauvais des bons parleurs en fonction du degré d’explicitation des variantes langagières que les enfants utilisent. Le concept de « variantes langagières » a été forgé par Lentin : « Tout locuteur « compétent » dispose de diverses variantes, parmi lesquelles il choisit suivant ses besoins, qui dépendent de ses habitudes, de ses goûts, de ses humeurs et surtout du contexte (caractéristiques de la situation et de son (ses) interlocuteur(s)). (…) Un même locuteur construit des formulations différentes, pratiquant un choix non conscient parmi les possibilités langagières dont il dispose, suivant ses besoins adaptés au contexte »111.

Les « mauvais parleurs » ont recours à des variantes langagières pauvres syntaxiquement et compréhensibles en contexte ; les « bons parleurs », quant à eux, emploient des variantes langagières syntaxiquement variées et complexes, davantage explicites, donc compréhensibles hors contexte. Les bons parleurs utilisent « un système syntaxique au fonctionnement varié et complexe (…) toutes formulations qui soutiennent à la fois le raisonnement, l’argumentation, l’explicitation de la pensée »112.

Les mauvais parleurs présentent « un système syntaxique au fonctionnement infiniment moins varié (…) Conséquence : les formulations [peuvent] le plus souvent être qualifiées d’implicites par rapport à la pensée à verbaliser »113.

Les personnes en situation d’illettrisme ont souffert, lors de leur acquisition langagière orale, d’un déficit au niveau de la médiation que leur famille a pu apporter à ce moment précis : « ils ont été des enfants mal entendus parce que leurs questions, tout au long de leur apprentissage de la langue, sont souvent restées sans réponse ; ils sont aussi les enfants du malentendu, c’est-à-dire des enfants qui ont abouti à un malentendu linguistique fondamental »114.

Ils n’ont pas rencontré, dans leur parcours d’acquisition, des adultes suffisamment exigeants pour leur dire : « je ne comprends pas ce que tu veux me dire », pour leur signifier que la compréhension d’un message ne va pas de soi, ne va pas sans dire.

Lentin insiste également sur l’importance de la médiation familiale dans l’acquisition langagière de l’enfant, tant sur le versant de l’oral que sur celui de l’écrit.

Selon Lentin, une condition est nécessaire (mais non suffisante) à l’acquisition du langage tant oral qu’écrit : cette acquisition ne peut se dérouler que dans le cadre d’interactions verbales (orales et / ou écrites) entre un locuteur expert et un apprenant.

‘« Le nœud de la question [de l’acquisition du langage oral] réside dans les modalités de l’interaction entre l’adulte et l’enfant »115.
« L’interaction adulte-enfant au cours de l’apprentissage du langage est déterminante. Elle suppose une expérience verbale abondante et très diversifiée »116.’

Bruner, psychologue américain qui défend une conception socio-culturelle du développement de l’individu, va également dans le sens des travaux de Lentin. Il a conceptualisé cette notion d’interaction verbale, à travers le concept de « scénario » : « un véhicule principal du système de support à l’acquisition du langage est ce que nous avons appelé un scénario. Un scénario est un modèle d’interaction standardisé, microcosmique au début, entre un adulte et un tout petit enfant, qui distribue des rôles délimités susceptibles de devenir réversibles plus tard »117. C’est grâce à ces scénarios, dans lesquels interagissent l’enfant et l’adulte, que l’enfant va développer et perfectionner son langage oral : « la seule manière d’apprendre l’usage du langage, c’est de l’utiliser pour communiquer »118. Cette utilisation se réalise dans le cadre des scénarios.

L’acquisition du langage écrit nécessite également des interactions entre un lecteur-scripteur expert et un apprenant. Ces interactions au cours desquelles une activité langagière est mise en jeu permettront à l’apprenant d’acquérir progressivement l’expertise de son interlocuteur. « Un comportement langagier d’acquisition implique un ensemble de phénomènes d’interactions entre un locuteur adulte et un enfant ou, dans le cas qui nous intéresse, entre un lecteur / scripteur compétent et un locuteur qui n’a pas encore acquis cette compétence »119.

En cela, Lentin déclare se démarquer de la position de deux auteurs : Chomsky et Piaget.

Selon Chomsky, initiateur de la théorie linguistique de la grammaire générative, le langage, spécifique à l’espèce humaine repose sur l’existence de structures universelles innées qui rendent possible l’acquisition par l’enfant des systèmes particuliers que sont les langues. Autrement dit, ces structures universelles innées constituent la base de ce que Chomsky appelle “ dispositif d’acquisition du langage ” ou LAD (Language Acquisition Device). Dans cette perspective, la grammaire est un mécanisme fini qui permet de générer l’ensemble infini des phrases grammaticales (bien formées, correctes) d’une langue, et elles seules.

Lentin rejette la conception selon laquelle l’acquisition du langage serait une faculté innée. Si la fonction langage est une fonction innée, biologique, propre à l’espèce humaine, la mise en fonctionnement du langage à travers son acquisition provient d’un apport culturel, notamment lors des interactions adulte expert – apprenant.

En ce qui concerne Piaget, Lentin déclare que « l’apprendre à parler du bébé n’est pas […] une construction dépendant des stades obligés du développement cognitif, notamment en étroite correspondance avec l’apparition et l’évolution symbolique (J. Piaget.) »120. Cette position nous semble quelque peu caricaturale. En effet, pour Piaget « le milieu peut jouer un rôle décisif dans le développement de l’esprit ; […] le déroulement des stades n’est pas déterminé une fois pour toutes, quant aux âges et aux contenus de la pensée ; […] de saines méthodes peuvent donc augmenter le rendement des élèves et même accélérer leur croissance spirituelle sans nuire à sa solidité »121.

‘« Notre thèse est que, dans une activité dialogique signifiante avec l’adulte, l’enfant prend progressivement ce qu’il est en mesure d’utiliser pour faire fonctionner son système de production – compréhension langagière. […] On pourrait évoquer ici un usage langagier, peut-être une culture langagière propre à chacun »122.’

Ici encore, la position de Lentin se rapproche de celle de Bruner : « c’est la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de survie qui force l’homme à maîtriser le langage. Le langage est le moyen d’interpréter et de réguler la culture. L’interprétation et la négociation commencent au moment où le petit enfant pénètre sur la scène humaine. C’est à cette étape d’interprétation et de négociation que se réalise l’acquisition du langage »123. Si une culture langagière peut être propre à chacun, eu égard au contexte familial dans lequel se réalisent des interactions langagières, cette culture rejoint la culture de la communauté qui a produit et utilise l’outil culturel qu’est la langue orale.

Nous avons vu que l’interaction entre l’expert et l’apprenant constituait la clé de l’apprentissage du penser-parler, lire-écrire. Mais qu’apportent au juste ces multiples interactions ?

Lentin fait l’hypothèse qu’il existe des échanges verbaux entre adultes et enfants facilitateurs d’apprentissage, notamment lorsque l’adulte produit « des énonciations explicites, présentant les caractéristiques phonétiques, intonatives, morphologiques, syntaxiques et sémantiques de la langue, en correspondance avec une activité mentale de l’enfant (raisonnement, argumentation, narration, commentaire d’activités, émotions) »124. Ces énonciations constituent des schèmes sémantico-syntaxiques créateurs.

Ces schèmes sont qualifiés de « sémantico-syntaxiques » en référence au type d’énonciation auquel ils correspondent. Ils sont créateurs chez l’expert qui les fournit à l’apprenant dans la mesure où « il y a virtualité de création d’une modification ou d’un enrichissement du système linguistique chez l’enfant »125 (nous verrons plus loin que les propos de Lentin relatifs aux enfants s’appliquent également à des apprenants en situation d’illettrisme). Chez l’apprenant, le schème devient créateur, soit immédiatement, soit en différé, parce qu’il est proposé dans un contexte et à un moment où l’apprenant en a besoin.

Ces schèmes ne correspondent pas à des modèles que l’enfant reproduirait, mais à une dynamique, une stimulation mentale par laquelle l’enfant se réappropriera certains éléments dans le cadre de son fonctionnement langagier.

Pour Bentolila, comme pour Lentin, ces difficultés orales vont rejaillir immanquablement à l’écrit. Ils postulent en effet une unité de la langue : « que sa forme soit orale ou écrite, il s’agit d’un seul et même instrument de communication »126. L’écrit et l’oral reposent sur un principe d’arbitraire entre le signifiant et le signifié ; l’écrit et l’oral mettent en œuvre des procédés syntaxiques similaires ; enfin, la fonction de la langue écrite et de la langue orale est la même : il s’agit d’une fonction de communication. Il en découle que l’apprentissage du langage oral et celui du langage écrit ne doivent pas être cloisonnés.

Selon Lentin, le français oral et le français écrit constituent une même langue : « Nos travaux de recherche prennent appui sur une théorie du langage affirmant l’unité de la langue, l’interdépendance de l’écrit et de l’oral. Un même système syntaxique – encore imparfaitement connu – régit l’oral et l’écrit de la langue, tous deux considérés comme présentant un ensemble infini de variantes énonciatives qui, pour certaines, appartiennent à l’un et l’autre usage de la langue »127.

Les défaillances orales que présentent les personnes en situation d’illettrisme vont rejaillir immanquablement à l’écrit : « De même qu’en matière de communication orale, l’à-peu-près ne permet pas d’échapper au cercle étroit de la connivence et de la familiarité, de même en situation de lecture, l’incapacité d’affronter la décontextualisation conduit immanquablement à l’échec ceux qui abordent l’écrit sans la volonté et les moyens d’en conquérir les clés »128.

Bentolila met en lien la situation orale de connivence ou de distance avec le degré de contextualisation du discours : plus la situation de communication est basée sur la connivence, plus le discours produit est contextualisé ; par contre, une situation de communication où prévaut la distance appellera une plus forte décontextualisation. Ainsi donc une personne en situation d’illettrisme dont les discours se sont toujours construits dans des situations de connivence « n’est pas préparé[e] à affronter le discours décontextualisé que va lui proposer l’écrit »129.

Les défaillances orales vont retentir également sur l’activité d’écriture : écrire, en effet, suppose de prendre en compte un autre, un destinataire du message, qui ne partage pas forcément le même contexte situationnel que soi.

Ainsi, chez les personnes en situation d’illettrisme, les difficultés orales et les difficultés écrites vont de pair, l’écrit et l’oral constituant un même instrument de communication. Qui plus est, Bentolila et Lentin soutiennent que la maîtrise du langage oral est un préalable nécessaire à l’entrée dans l’écrit.

Selon Bentolila, le parler juste est une condition nécessaire d’une entrée réussie dans l’apprentissage du lire-écrire :

‘« On comprend une fois pour toutes ce que lire veut dire après avoir compris ce que parler veut dire. La lucidité d’un enfant apprenant à lire dépend ainsi de la clarté dans laquelle a baigné son apprentissage du langage oral »130.
« Il faut avoir fait l’expérience des droits et des devoirs de la communication pour espérer un apprentissage réussi de la lecture »131.’

Pour Lentin, « avant de lire et d’écrire lui-même, l’apprenti-parleur doit être capable de produire des formulations verbales dont certaines soient « écrivables » »132. Pour ce faire, il faut qu’il ait été « approvisionné » en éléments signifiants au cours d’interactions langagières orales avec l’expert.

Dans le cadre de dictées à l’adulte, l’apprenant est amené à formuler des variantes langagières écrivables ; il découvre alors que son parler peut devenir un texte écrit. L’apprenant dicte lui-même des énonciations écrivables grâce aux interactions verbales avec le scripteur compétent.

Au fur et à mesure de l’apprentissage, cette activité réalisée dans le cadre d’une médiation, cède la place à une activité de lecture-écriture autonome.

L’apprentissage du lire-écrire est bien conçu dans la continuité de l’apprentissage du penser-parler.

Lentin a jusqu’ici évoqué l’apprentissage du penser-parler, lire-écrire chez des enfants. Qu’en est-il chez des apprenants tardifs, tels que des personnes en situation d’illettrisme ?

Selon Lentin, la démarche par laquelle l’enfant passe de son parler à l’écrit de son parler s’applique aux apprenants tardifs : « le principe de l’interaction langagière adaptée est valable, quels que soient l’âge et l’histoire personnelle de l’apprenant. (…) [Les apprenants tardifs] sont des sujets parlants. Il est donc possible de s’appuyer sur leurs capacités mentales et verbales pour travailler en premier lieu sur l’énonciation orale et les amener à la maîtrise de variantes énonciatives diversifiées, pour passer très progressivement à la dictée à l’adulte (au formateur), puis à l’énonciation écrite autonome »133.

Que peut-on conclure à l’issue de ce point II concernant les liens entre les compétences langagières orales et les compétences langagières écrites ?

Nous avons jusqu’ici rapproché les travaux de Bentolila et Lentin, insistant sur les points de convergence de ces deux chercheurs. Cependant, quelle contribution originale chacun apporte-t-il ? En quoi la démarche de Bentolila est-elle singulière par rapport à celle de Lentin ? Comment réintroduire la problématique particulière de l’illettrisme ?

En premier lieu, Bentolila s’intéresse directement à la problématique de l’illettrisme. S’il retrace le parcours d’acquisition langagière du jeune enfant, c’est pour mieux éclairer les difficultés des adultes illettrés. Lentin, quant à elle, s’intéresse exclusivement à l’acquisition du langage oral chez les jeunes enfants. Au niveau méthodologique, elle s’efforce de recueillir, puis d’analyser des productions verbales d’enfant, dès deux ans, voire même à partir de la naissance. La question de l’illettrisme ne l’intéresse donc pas directement, même si elle affirme que la démarche par laquelle l’enfant passe de l’oral vers l’écrit s’applique aux apprenants tardifs en situation d’illettrisme. Ce sont d’autres chercheurs (tels Delefosse, Coppalle et Uzé134), qui, prenant comme base théorique les travaux de Lentin, ont directement traité de la problématique des adultes en situation d’illettrisme.

En second lieu, si l’on analyse de près la définition que donnent Lentin et Bentolila du « savoir parler » ou « parler juste », des divergences apparaissent, témoignant de deux postures épistémologiques différentes au sein du même champ de la linguistique.

Rappelons que pour Lentin, un enfant sait parler lorsqu’il maîtrise un système syntaxique tel qu’il peut produire des énoncés explicites en et hors contexte. La syntaxe est au cœur des préoccupations de Lentin : ainsi, au sein de la linguistique de l’acquisition, Lentin s’inscrit dans le champ de la syntaxe, des configurations syntaxiques des énoncés, sans omettre toute l’importance du champ de la signification : « Le centre de gravité de l’étude de l’acquisition se situe dans l’étude du fonctionnement syntaxique (lié bien sûr aux autres composantes tant sémantiques que morphologiques et phonologiques) »135. Lentin se pose donc la question de l’acquisition du langage par le jeune enfant, langage oral puis langage écrit, plus précisément la question de la « maîtrise autonome du système syntaxique de la langue »136 par l’apprenti-parleur, puis par l’apprenti lecteur-scripteur.

Bentolila accorde également à la syntaxe toute son importance : il insiste sur la nécessité de la prise de conscience du rôle de la syntaxe par l’enfant pour son apprentissage du langage oral puis du langage écrit. « Plus un enfant aura été invité à se questionner sur l’organisation grammaticale de son langage oral, plus on lui aura fait découvrir le rôle que jouent les mécanismes grammaticaux dans la construction du sens, et mieux il pourra identifier ensuite les indicateurs grammaticaux des phrases et des textes écrits »137.

Cependant, Bentolila va au-delà de la seule prise en compte de la syntaxe. Apprendre à parler juste, c’est aussi apprendre ce que parler veut dire, autrement dit apprendre les usages de la langue. C’est ensuite pouvoir adapter ses moyens linguistiques aux divers usages de la langue découverts. Autrement dit, apprendre ce que parler veut dire, c’est aussi découvrir que l’on parle avec des intentions précises et prendre conscience de ces diverses intentions et des moyens linguistiques spécifiques mis en œuvre pour ce faire. « Pour gérer efficacement un acte de parole, il faut aussi avoir conscience de sa finalité »138.

Apprendre à parler, ce n’est pas seulement apprendre les configurations syntaxiques correctes, c’est aussi apprendre le sens de l’acte de parole. Cela est découvert dans le cadre des interactions familiales. Pour Lentin, ces interactions nourrissent le système syntaxique de l’enfant, par le biais des schèmes sémantico-syntaxiques créateurs que les adultes apportent à l’enfant. Pour Bentolila, ce rôle des adultes est important, mais il ne se limite pas à la seule syntaxe. Les adultes ont pour but de répondre aux multiples questions que se pose l’enfant vis à vis de la langue orale : à quoi sert le langage oral ? Comment fait-on pour transmettre un sens ? Comment fait-on pour mettre en mot ? Les adultes vont pouvoir répondre à ces questions notamment en confrontant l’enfant aux conséquences de ses énonciations orales : lorsque celles-ci ne sont pas suffisamment explicites pour un locuteur qui n’a pas partagé le même contexte expérientiel, ce locuteur renverra à l’enfant : « je ne t’ai pas compris ». L’enfant sera ainsi amené à prendre en compte le contexte de son locuteur, et à décontextualiser ses énonciations.

Ainsi, Bentolila va au-delà de la position de Lentin, tout en l’englobant. Cette position nous semble intéressante, dans la mesure où elle prend en compte la situation d’énonciation dans sa globalité et ne se limite pas à la seule syntaxe.

Au vu de ces différents éléments, quelle démarche pédagogique pertinente pourrait être pensée pour amener les personnes en situation d’illettrisme d’un parler juste vers un lire-écrire juste ?

Notes
102.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 41.

103.

p. 42. C’est l’auteur qui souligne.

104.

p. 43. C’est l’auteur qui souligne.

105.

BENTOLILA, A. De l’oral à l’écrit : connivence et distance. In BENTOLILA, A., CHEVALIER, B., FALCOZ-VIGNE, D., La lecture : apprentissage, évaluation, perfectionnement. Paris : Nathan, 1991, p. 187.

106.

p. 188.

107.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 43. C’est l’auteur qui souligne.

108.

BENTOLILA, A., Le propre de l’homme : parler, lire, écrire. Paris : Plon, 2000, p. 152.

109.

p. 27.

110.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 34. C’est l’auteur qui souligne.

111.

p. 21. C’est l’auteur qui souligne.

112.

p. 30. C’est l’auteur qui souligne.

113.

Ibid. C’est l’auteur qui souligne.

114.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 45. C’est l’auteur qui souligne.

115.

CLESSE, C., HEBRARD, J., JAN, I., LENTIN, L., Dirs. (1977). Du parler au lire : interaction entre l’adulte et l’enfant. Paris : E.S.F., 4ème éd., 1983, p. 53.

116.

p. 20.

117.

BRUNER, J., Comment les enfants apprennent à parler. Paris : Retz, 1987, p. 111. C’est l’auteur qui souligne.

118.

p. 110. C’est l’auteur qui souligne.

119.

HEBRARD, J., Rôle du parler dans l’apprentissage de l’écrit. In CLESSE, C., HEBRARD, J., JAN, I., LENTIN, L., Dirs. (1977). Du parler au lire : interaction entre l’adulte et l’enfant. Paris : E.S.F., 4ème éd., 1983, p. 59.

120.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 40.

121.

PIAGET, J., Psychologie et pédagogie. Paris : Denoël-Gonthier, 1969, p. 234.

122.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 42-43. C’est l’auteur qui souligne.

123.

BRUNER, J., Comment les enfants apprennent à parler. Paris : Retz, 1987, p. 18-19. C’est l’auteur qui souligne.

124.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 44.

125.

p. 45.

126.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 34.

127.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 58. C’est l’auteur qui souligne.

128.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 44-45.

129.

BENTOLILA, A. De l’oral à l’écrit : connivence et distance. In BENTOLILA, A., CHEVALIER, B., FALCOZ-VIGNE, D., La lecture : apprentissage, évaluation, perfectionnement. Paris : Nathan, 1991, p. 188.

130.

BENTOLILA, A., Le propre de l’homme : parler, lire, écrire. Paris : Plon, 2000, p. 166.

131.

Ibid.

132.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 60.

133.

p. 88. C’est l’auteur qui souligne.

134.

Cf. COPPALLE, F. Amener des illettrés à une recherche de signification de l’écrit. L’Acquisition du Langage Oral et Ecrit, 1990, n°25, p. 18-23.

DELEFOSSE, J.M.O. L’illettrisme : approche linguistique. L’Acquisition du Langage Oral et Ecrit, 1999, n°42, p. 67-94.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 57-68.

135.

LENTIN, L. Problématique de l’acquisition de la syntaxe chez le jeune enfant. Langue Française, 1975, n°27, p. 17

136.

LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F., 2ème éd., 1999, p. 30.

137.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 143.

138.

p. 148.