III - Quelle démarche pédagogique penser pour les personnes en situation d’illettrisme ?

Au regard du point précédent, deux éléments semblent incontournables pour conduire les adultes en situation d’illettrisme vers l’écrit :

Les chercheurs qui se sont intéressés à l’entrée dans l’écrit des apprenants tardifs en situation d’illettrisme, en prenant pour base théorique les travaux de Lentin, ont pensé une démarche pédagogique les faisant passer progressivement de l’oral vers l’écrit.

C’est le cas d’Uzé139 qui a écrit des livrets pédagogiques et les a expérimentés avec succès auprès d’adultes illettrés. Nous l’avons vu au chapitre 1.

C’est le cas également de Delefosse qui a conçu la « dictée au formateur » sur le modèle de la dictée à l’adulte de Lentin.

La démarche est la suivante : « la maîtrise de la lecture et de la production d’écrit ne peut qu’être le résultat d’un processus cognitivo-langagier qui passe nécessairement par un entraînement oral au langage explicite se rapprochant des contraintes de l’écrit »140. Soulignons que le degré d’explicitation est mesuré par les types de configurations syntaxiques produites.

Voici, sous forme d’un tableau le dispositif général conçu à destination d’adultes illettrés :

Tableau n°10 : Dispositif général
1 Compétences communicationnelles
Compétences de base
2 Entraînement langagier spécifique à l’oral Développement de l’intuition de l’écrit
3 Dictée au formateur
4 Aide à la production autonome d’écrit
5 Activités métalinguistiques
Déchiffrage – grammaire – orthographe
6 Réponses aux attentes sociales et scolaires
7 Nouvelles compétences professionnelles et personnelles

La démarche de Delefosse se singularise aux phases 2, 3 et 4 : « La phase 1 est considérée comme un ensemble de prérequis qui ne concerne pas directement la linguistique. La phase 5 revient à des savoirs de type scolaire. Les phases 6 et 7 enfin concernent la seule personne illettrée »142.

Au cours de la phase 2, le formateur propose à l’apprenant un entraînement langagier oral. En lui fournissant des schèmes sémantico-syntaxiques créateurs, il amène l’apprenant à produire des variantes langagières orales qui se rapprochent de formes écrivables. Pour développer l’intuition de l’écrit chez l’apprenant, le formateur lui propose une grande diversité de supports d’écrits, chacun renvoyant à une fonction particulière de l’écrit (se souvenir, s’informer, apprendre, découvrir, communiquer à distance, …). Le choix des supports se fait également en fonction des intérêts et projets de l’apprenant. Coppalle, qui suit une démarche identique, insiste sur l’importance « de travailler sur l’environnement et les intérêts de chacun »143. « Grâce à ce travail d’explicitation de l’environnement de chacun et du monde, les apprenants entrent peu à peu dans les textes »144.

Puis vient la phase 3 de la dictée au formateur. L’apprenant est amené à produire des variantes orales écrivables que le formateur écrit telles quelles. L’apprenant apprend à ajuster son débit au rythme de l’écriture et prend conscience que ce qui se dit peut s’écrire. Une relecture par le formateur est ensuite proposée afin de réaliser les ajustements nécessaires.

Enfin, en phase 4, « les dictées au formateur se prolongent par un accompagnement de l’apprenant vers l’énonciation écrite autonome »145.

L’apprentissage du langage écrit s’appuie sur le langage oral et s’inscrit en continuité de cet apprentissage.

Si Bentolila a analysé les difficultés de parole, de lecture et d’écriture des adultes en situation d’illettrisme, il n’a pas proposé de démarche pédagogique à proprement parler à leur égard. Selon lui, la démarche est à penser en amont : dès l’école maternelle, il faut développer des séquences pédagogiques axées sur le langage oral des enfants pour éviter qu’ils ne deviennent de futurs illettrés.

L’école a un rôle médiateur fondamental dans l’acquisition du langage oral par le jeune enfant. Il s’agit de redéfinir les missions de l’école maternelle française. « Sous les effets conjugués du délabrement de la médiation familiale et de la perversité des modèles sémiologiques imposés par un monde médiatique de plus en plus cynique, beaucoup d’enfants arrivent aux portes de l’école en situation d’extrême insécurité linguistique et de terrible déprivation culturelle. Pour eux, l’école maternelle constitue la première et la dernière chance de médiation dans un parcours d’apprentissage linguistique qui en a été jusque-là privé. »146.

Dans le cadre de notre recherche, nous privilégierons la perspective de Bentolila à celle de Lentin, même si cette dernière présente des apports intéressants. En effet, la prise en compte privilégiée de la syntaxe dans l’acquisition du savoir parler nous semble trop réductrice.

En ce sens, nous adoptons la position fonctionnaliste de Bentolila ; le courant auquel cette position renvoie postule que la fonction première du langage est la communication. Si l’on se réfère au schéma linguistique de Jakobson, la communication ne se réduit pas à l’émission d’un message dans un code particulier, autrement dit ne se réduit pas à l’utilisation plus ou moins correcte d’une syntaxe. La communication s’appuie également sur un contexte, et c’est justement par rapport à ce facteur que les personnes en situation d’illettrisme s’avèrent en difficulté, selon Bentolila. Il nous paraît donc intéressant de creuser cette difficulté sans exclure pour autant le facteur syntaxique.

En somme, nous pensons qu’il est utile de s’intéresser à la fois à la forme des énoncés produits par les personnes en situation d’illettrisme, mais également au sens que revêtent ces actes d’énonciation pour ces personnes qui les produisent. C’est peut-être cette prise en compte du sens qui semble faire défaut dans la perspective de Lentin.

Par ailleurs, la réponse pédagogique de Bentolila face aux difficultés des personnes en situation d’illettrisme est institutionnelle, et située en amont de la manifestation de ce problème : l’école et la famille ont un rôle médiateur nodal à jouer dès le plus jeune âge de l’enfant pour éviter d’en faire un futur illettré. La réponse pédagogique de Lentin est davantage d’ordre linguistique, à destination du public en situation d’illettrisme, réponse qui ne prend pas en compte l’aspect institutionnel.

L’objectif de chapitre, intitulé « les difficultés langagières des personnes en situation d’illettrisme » était d’étudier la problématique de l’illettrisme dans son rapport au langage oral, d’un point de vue linguistique. Nous avons dégagé la nécessité de l’acquisition d’un parler juste pour entrer dans l’écrit. Nous avons analysé, d’un point de vue linguistique, les liens unissant le langage oral au langage écrit. Nous allons, dans le chapitre qui suit, étudier la nature de ces liens dans une perspective développementale, constructiviste et socio-constructiviste, afin de dégager la nature de l’appui oral qui permettrait de développer le langage écrit.

Notes
139.

UZE, M. Une approche linguistique de l’illettrisme, avec des adultes dits « handicapés mentaux ». Handicaps et inadaptations, 1989, n°47-48, p. 57-68.

140.

DELEFOSSE, J.M.O. L’illettrisme : approche linguistique. L’Acquisition du Langage Oral et Ecrit, 1999, n°42, p. 72.

141.

p. 76.

142.

Ibid.

143.

COPPALLE, F. Amener des illettrés à une recherche de signification de l’écrit. L’Acquisition du Langage Oral et Ecrit, 1990, n°25, p. 19.

144.

p. 20.

145.

DELEFOSSE, J.M.O. L’illettrisme : approche linguistique. L’Acquisition du Langage Oral et Ecrit, 1999, n°42, p. 86.

146.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 152. C’est l’auteur qui souligne.