I - La question de l’égocentrisme enfantin dans le langage oral : les convergences entre le point de vue de Piaget et celui de Bentolila.

A travers son ouvrage : Le langage et la pensée chez l’enfant (1923) dont le titre n’est pas sans évoquer Pensée et langage (1934) de Vygotsky, Piaget se questionne à différents niveaux : comment l’enfant pense-t-il ? Comment parle-t-il ? Quelles sont les caractéristiques de son jugement et de son raisonnement ?

Nous nous intéresserons ici à l’évolution des processus langagiers de l’enfant en lien avec son mode de raisonnement. Nous essaierons par ailleurs de faire un lien entre les positions de Piaget et celles de Bentolila évoquées ci-avant.

En premier lieu, comment Piaget conçoit-il la communication ? Selon lui, la communication suit deux fonctions :

  • La communication vise tout d’abord à agir sur l’autre, à « modifier la conduite ou la pensée d’autrui »147. Cette fonction de la communication peut s’apparenter à la fonction conative décrite par Jakobson : le langage, dont la fonction principale est la communication, sert à faire faire quelque chose à quelqu’un.
  • Ensuite, la communication présuppose que chacun des deux interlocuteurs distingue son propre point de vue de celui de l’autre : « nous parlons en fonction de ce que l’interlocuteur ignore ou sait déjà, nous nous mettons ainsi à sa place »148.

A partir de ces deux critères qui fondent la communication, Piaget distingue deux types de langage que l’enfant présente au cours de son évolution :

  • le langage égocentrique
  • et le langage socialisé.

Au niveau développemental, le langage tel qu’il apparaît à deux ans est égocentrique ; ce langage égocentrique passe ensuite par un état semi-stationnaire entre 3 et 6 ans, pour régresser après 7 ans.

Le concept d’égocentrisme paraissant connoté, Piaget précise « que le caractère spécifique de l’égocentrisme enfantin ne doit être recherché ni dans le domaine social ou moral ni même dans le domaine de la conscience du moi, mais bien sur le terrain purement intellectuel »149.

Le langage égocentrique renvoie à un langage qui ne suit pas les deux critères de la communication tels que définis ci-avant. Autrement dit, lorsque l’enfant s’exprime, il ne cherche pas à agir sur l’autre, d’une part (très souvent, il se parle à lui-même), il ne parvient pas non plus, d’autre part, à différencier son point de vue propre de celui du locuteur à qui il s’adresse.

Comment Piaget définit-il l’égocentrisme intellectuel de l’enfant qui prédomine jusque vers 7 ans ?

L’égocentrisme intellectuel recouvre à la fois l’égocentrisme relatif à la connaissance que l’enfant a des choses, à l’égocentrisme social (relatif à la connaissance qu’a l’enfant des personnes) et à l’égocentrisme verbal (relatif au langage utilisé par l’enfant pour mieux connaître les choses et / ou les personnes).

‘« Dans sa compréhension des autres comme dans les rapports intellectuels ou moraux qu’il entretient avec les autres par le moyen du langage, il ne parvient pas à dissocier complètement son moi de celui d’autrui : entre autrui et lui, il y a identification et même confusion plus que différenciation et réciprocité »150.’

Ce qui caractérise l’égocentrisme intellectuel de l’enfant, c’est cette symbiose, voire cette communion que l’enfant entretient avec l’autre : « sur le plan social il n’aperçoit autrui que dans une symbiose, inconsciente d’elle-même, entre sa personne et celles de son entourage »151.

Piaget esquisse un parallèle entre l’enfant égocentrique, dont le langage est inadapté au locuteur, du fait de la confusion du point de vue propre et du point de vue d’autrui, et l’adulte incompétent dans un domaine qui s’adresse à un spécialiste de ce domaine : dans ce dernier cas, le discours sera, tout comme celui de l’enfant égocentrique, inadapté au locuteur en question, et il pourra en résulter des malentendus. Cependant, une grande différence sépare l’adulte incompétent de l’enfant égocentrique : « l’adulte qui ignore la menuiserie, la danse ou la théorie de la relativité sait en effet qu’il les ignore et sa compétence en d’autres domaines lui permet de se mettre à la place des personnes avec qui il a affaire »152. L’égocentrisme se caractérise justement par le fait que l’enfant n’en a pas conscience : lorsqu’il s’adresse à quelqu’un, il croit réellement communiquer avec lui, alors qu’en réalité, il mène un monologue incompréhensible pour l’autre.

Ainsi, le langage égocentrique se situe sur le versant de la confusion, de la symbiose, de la communion ou de l’identification, alors que le langage socialisé s’inscrit davantage dans le registre de la différenciation et de la réciprocité.

Au cours de ses recherches, dont il relate les conclusions dans son ouvrage Le langage et la pensée chez l’enfant (1923), Piaget a souligné que l’enfant de 4 ans se montre davantage égocentrique sur le plan verbal avec les adultes qu’avec d’autres enfants. Comment expliquer un tel fait ?

L’adulte est plus à même de partager le contexte psychique de son enfant, de deviner, à travers ses gestes, attitudes, paroles, ses désirs ; c’est ainsi que l’enfant n’est guère amené à expliciter sa pensée. Mais l’enfant peut également considérer l’adulte comme un alter ego supérieur, auquel cas le langage qu’il lui adressera sera davantage socialisé : « L’adulte est tout à la fois très supérieur à l’enfant et très proche de lui. Il domine tout, mais en même temps pénètre dans l’intimité de chaque désir et de chaque pensée. Aussi l’enfant oscille-t-il, à son égard, entre la question et la prière et le soliloque avec sentiment de communion »153.

Quant au camarade du même âge, il est à la fois semblable à l’enfant (une identification réciproque peut se jouer) mais aussi différent, dans la mesure où il ne peut, contrairement à l’adulte, entrer dans l’intimité de ses désirs ou dans son contexte psychique. L’enfant oscille donc « entre deux pôles, dont l’un est le monologue – monologue individuel ou collectif – mais dont l’autre est la discussion ou l’échange véritable. Voilà pourquoi l’enfant se socialise plus, ou du moins autrement, avec ses semblables qu’avec l’adulte seul »154.

Nous pourrions ici faire un lien entre ces travaux de Piaget et ceux de Bentolila relatifs à l’acquisition du langage oral par le jeune enfant.

Selon Bentolila, l’enfant apprend à parler dans un contexte de connivence et de familiarité avec l’adulte : on peut voir là l’aspect de la proximité de l’adulte vis à vis de l’enfant qu’évoque Piaget. L’adulte qui s’occupe du jeune enfant n’attend guère d’explicitation de sa part, au tout début, concernant ses intentions : il saisit celles-ci à travers la communication non verbale voire verbale que l’enfant lui adresse. Ainsi l’enfant effectue « ses premières armes linguistiques (…) dans un contexte de très grande connivence, d’extrême proximité ; un contexte dans lequel le message manifeste et confirme le partage d’une expérience plus qu’il ne fournit les moyens de découverte et de construction »155. Ce contexte particulier amène l’enfant à produire un langage égocentrique, langage s’adressant en priorité à soi-même et qui demeure énigmatique pour l’autre, sauf si cet autre devine l’intention de l’enfant à travers d’autres signaux que ses signaux verbaux.

Pour Bentolila, c’est lorsque l’autre manifeste son incompréhension à l’enfant que celui-ci est amené à développer un langage plus explicite. Peut-être que les relations entre enfants sont plus exigeantes que les relations adulte-enfant, au sens où les enfants, partageant plus difficilement le contexte psychique de l’autre, sont amenés plus fréquemment à manifester leur incompréhension et leur volonté d’un message plus explicite.

Ainsi, nous pouvons rapprocher les termes de confusion, symbiose, communion, identification, termes qu’évoque Piaget à propos du langage égocentrique, des termes de connivence et familiarité qu’emploie Bentolila vis à vis du contexte dans lequel se déroule l’acquisition première du langage oral.

Peu à peu, après 7 ans environ selon Piaget, le langage égocentrique régresse au profit du langage socialisé ; ce dernier remplit les deux critères de la communication telle que définis ci-avant : l’enfant cherche à agir sur l’autre et différencie son point de vue propre de celui d’autrui. Pour ce faire, l’enfant doit apprendre à se décentrer et à accepter la réciprocité des points de vue.

‘« Sortir de son égocentrisme consistera donc pour le sujet, non pas tant à acquérir des connaissances nouvelles sur les choses ou le groupe social, ni même à se tourner davantage vers l’objet en tant qu’extérieur, mais à se décentrer et à dissocier le sujet ou l’objet : à prendre conscience de ce qui est subjectif en lui, à se situer parmi l’ensemble des perspectives possibles, et par là même à établir entre les choses, les personnes et son propre moi un système de relations communes et réciproques »156.’

Pouvoir se situer parmi l’ensemble des perspectives possibles, c’est pouvoir intégrer et prendre en compte le contexte psychique propre au locuteur à qui l’on s’adresse. Cela rejoint l’acquisition du langage oral selon Bentolila, où il faut négocier « avec la part d’inconnu que comporte tout acte de communication : que sait-il de ce que je sais ? Quelles informations dois-je lui fournir pour qu’il puisse me comprendre ? Comment en dire assez sans le noyer dans un flot d’informations inutiles ? »157.

Ainsi, d’un point de vue développemental, l’enfant manifeste en premier lieu un égocentrisme intellectuel, pour, progressivement, apprendre à se décentrer et à coordonner les différents points de vue qui se manifestent à lui. Cet égocentrisme initial vient marquer le langage oral qui passe d’un monologue ou monologue collectif, dans lesquels prévalent la symbiose et la communion, à un langage socialisé où l’autre est pris en compte dans son point de vue propre. Nous avons pu voir en quoi les approches de Bentolila et Piaget sur ce point précis se rapprochaient. Si « l’illettrisme n’autorise que des discours et des textes présentant un très faible degré de cohérence explicite : l’absence quasi-totale de liaisons logiques, la grande difficulté à maintenir une organisation chronologique donnent aux productions orales et aux rares productions écrites un caractère disloqué, sans cohérence narrative, ni – a fortiori – argumentative »158, peut-être est ce parce que les personnes en situation d’illettrisme manifestent un langage égocentrique et ont du mal à élaborer un langage socialisé. Le travail à conduire auprès d’eux serait donc un travail de décentration et de coordination des points de vue.

Notes
147.

PIAGET, J. (1923). Le langage et la pensée chez l’enfant. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, 3ème éd., 1966, p. 63.

148.

Ibid.

149.

p. 67.

150.

p. 72.

151.

p. 71.

152.

p. 73.

153.

p. 60.

154.

p. 61.

155.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 43. C’est l’auteur qui souligne.

156.

PIAGET, J. (1923). Le langage et la pensée chez l’enfant. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, 3ème éd., 1966, p. 70.

157.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 135. C’est l’auteur qui souligne.

158.

p. 67.